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Ces élèves habitent tous dans la même rue et […] les autres élèves en ont peur. Parce que dans l’école, tous sont sous la protection des adultes, les conflits se règlent à l’extérieur. Les élèves malveillants y font la loi, empêchant les enseignants de l’école d’agir. Ces élèves appartiennent à un groupe constitué en dehors de l’école, groupe social plus important pour eux que le groupe classe, dont les normes font loi. […] Ces élèves n’entrent pas dans la coopération, car le modèle du quartier est plus fort que le modèle coopératif. Leurs parents ne font pas alliance avec l’école […]. Deux mondes d’élèves semblent cœxister : les plus réservés et ceux tournés vers un même groupe social extérieur, chacun ayant ses propres normes. Les valeurs de la coopération ne sont pas celles qui dominent dans notre société et la compétition n’est pas l’apanage des milieux privilégiés.

Les enseignantes s’interrogent et émettent une hypothèse « socio-psychologique », à tester sur d’autres terrains, celle d’enfants déshumanisés.

N’avons-nous pas affaire à une évolution sociétale ? Dans les années 1990, Francis Imbert parlait d’ « enfants-bolides » à propos de ces enfants non marqués par la loi, désymbolisés, hors circuits d’échange3. Là, ces enfants ont des liens avec d’autres, une petite communauté

limitée à une rue, à un immeuble, vivant dans un entre soi, partageant des valeurs qui ne sont pas altruistes ou humanistes. Dans cette petite communauté, ces enfants sont capables d’être malveillants entre eux, mais ils oublient. Ce n’est pas le cas lorsqu’ils sont au contact d’un membre extérieur à leur communauté. Nous faisons l’hypothèse que ces enfants seraient pris dans un processus de déshumanisation4 ».

Les enseignantes se demandent alors quelles prise elles ont sur ces élèves perturbateurs.

Au lieu de réduire l’autre à un objet pour pouvoir se dissocier des violences qu’on lui inflige (déshumanisation), parvenir à considérer l’autre comme un autre soi-même (identification), à pouvoir se mettre à la place de la victime pour éprouver les sentiments qu’elle éprouve (empathie) seraient des conditions indispensables pour rendre possible un changement de comportement. Permettre à ces élèves de sortir du règne de la toute-puissance, de la « loi de la jungle », de la violence extrême où, ne reconnaissant pas à tous les autres l’égalité de statut avec soi, ils s’autorisent à leur infliger des violences qu’ils ne supporteraient pas de subir.

Dans les classes

Comment briser la « loi du silence » et permettre aux élèves d’exprimer leurs conflits ? Les enseignantes décrivent différentes pratiques pédagogiques. Elles reprennent à leur compte un débat de chercheurs, à propos des critiques formulées contre des élèves en conseil (Robbes, in F. C. Bezerra de Andrade, M. H. Burity Serpa, & K. R. Vieira Gonzaga (org.), 2018).

Parce que les critiques répétées envers un élève peuvent, à terme, être dangereuses pour son estime de soi, trouver une façon d’y mettre fin fait progresser tous les élèves. En même temps, nous savons qu’il est difficile de faire prendre conscience aux élèves du tort qu’ils causent à autrui. Les remarques – avec des mots choisis pour ne pas blesser – et le regard des autres élèves peuvent sembler nécessaires, voire indispensables, pour les faire évoluer.

Elles en concluent à l’absence de « bonne pratique », ce qui ne signifie pas que certaines pratiques de sont pas bonnes… Ainsi, elles formalisent des savoirs pratiques, pédagogiques, en émettant des conclusions concordantes avec les recherches sur l’analyse des situations professionnelles.

Les enseignantes ont un large éventail d’outils. Elles les essaient sans jamais être certaines du résultat, mais elles sont en mesure d’évaluer si l’outil fonctionne ou non […]. Lorsqu’un

3L’enfant bolide : « une expression qui pointe les effets sur l’enfant et l’adolescent d’un processus de dé-

symbolisation : de désintégration de la dimension du « avec » – des repères, des limites et des inter-dits qui sous- tendent le devenir-auteur » (Imbert, 2004, p. 186).

4 La notion de déshumanisation renvoie aux travaux d’Hannah Arendt (1966). Dans sa pédagogie, Paolo Freire

utilise aussi ce terme, indiquant que celle-ci a notamment pour finalité la lutte contre la déshumanisation (Pereira, 2017).

dispositif devient ingérable, qu’elles ont atteint leurs limites personnelles – et il est sain qu’elles le reconnaissent –, elles se disent qu’elles doivent trouver autre chose. C’est un très bon réflexe professionnel.

L’expérience leur permet cependant d’affirmer qu’elles n’utilisent pas n’importe quel outil avec n’importe quel élève, que tout outil, même basique, peut fonctionner et qu’il ne faut donc pas éliminer d’outil a priori. Ainsi, l’affirmation selon laquelle il existerait une ou des « bonnes pratiques » qu’il suffirait de reproduire sans s’interroger quel que soit l’enseignant qui les met en œuvre, ne tient pas.

À propos des élèves qui demandent l’attention de l’enseignant pour eux seuls, les enseignantes développent tout un questionnement à visée compréhensive d’une part (en émettant plusieurs hypothèses d’ordre clinique), à visée pratique d’autre part (comment agir ?)

Que faire ? Rester dans le cadre éducatif scolaire ? S’aventurer hors cadre ? Sans doute faut- il d’abord identifier le type d’attention que l’élève demande. S’agit-il d’un besoin d’exister ? Manque-t-il d’attention chez lui ou est-il, au contraire, habitué à avoir toute l’attention de ses parents ? Demande-t-il à être pris en considération en tant qu’élève ? A-t-il des difficultés scolaires ? L’enseignant ne pouvant répondre à des demandes d’attention exclusive, comment réorienter l’attention, faire en sorte que l’élève trouve des façons acceptables d’attirer l’attention ? Comment passer de la pulsion à sa métabolisation dans l’apprentissage ?5

Ces questionnements permettent d’identifier la problématique de la posture enseignante, à adopter et à tenir.

La question essentielle adressée à l’enseignant, lorsqu’il parvient à décoder là où ces élèves veulent l’entraîner, est donc celle de la posture à adopter et à tenir. Entre dire un « non » ferme et porter l’enfant6, jusqu’où s’engage-t-il dans la bienveillance ? Jusqu’où veut-il

aider ? Quelle limite à ce qu’il peut accepter ?

Des observations fines des comportements d’élèves, dans la relation pédagogique, sont faites. Des hypothèses à propos des intentions (psychologie) qui génèrent ces comportements. Un principe d’action est identifié : doser les étayages.

Pour les enseignantes, il importe de faire la part des choses entre les élèves dont la demande d’attention est excessive et ceux qui ont besoin d’un retour sur ce qu’ils font. À donner trop d’étayage, elles se sont aperçues que des élèves devenaient passifs, ne travaillant que quand elles étaient assises à côté d’eux. En laissant croire qu’elles donneraient prise à des relations privilégiées avec certains élèves, elles ont aussi observé un effet d’entraînement sur les autres. Cela peut provoquer des conflits entre élèves, créer un mauvais climat de classe.

Les enseignant.e.s

Des hypothèses d’ordre psychologique, voire psychanalytique, sont émises, à propos du regard porté sur les élèves.

Le regard que les enseignantes portent sur un enfant donne la tonalité de la relation qu’elles vont avoir avec lui. Parfois, elles manquent de bienveillance, ne parviennent plus à trouver cette part de positif en lui. Cette perception négative de l’enfant participe de la détérioration de la relation. Elle relève en partie d’un travail sur leur rapport à ces élèves, ce qu’elles y mettent (Cifali, 2018). « Il se joue quelque chose sur le plan personnel », déclare Dominique. Qu’est-ce qui fait que certains comportements d’élèves nous mettent hors de nous ? C’est cette part-là qui nous questionne encore. Qu’est-ce que ces élèves nous renvoient ?

5 Dans la recherche qu’il a dirigée à l’école élémentaire Hélène Boucher de Mons-en-Baroeul, Yves Reuter (2007)

a montré que la violence y diminuait au fur et à mesure que les élèves entraient dans les savoirs et retrouvaient le désir d’apprendre.

Qu’évoquent-ils pour nous ? Pourquoi a-t-on envie d’aller vers certains d’entre eux et pas vers d’autres ?

Elles conviennent qu’un enseignant devrait admettre de renoncer à réussir en toute circonstance et, pour cela, pointent le rôle du collectif enseignant.

Il paraît fondamental de ne pas être dans la rancune, dans le ressentiment à l’égard d’un élève, de ne pas lui garder rigueur d’un comportement. Cela passe par le fait d’admettre qu’il puisse exister des élèves avec lesquels « on n’y arrive pas », et par un collectif qui accueille la parole de l’enseignant sans jugement (« Avec cet élève j’ai atteint mes limites, cela fait plusieurs fois que je vous en parle… »)

La capacité de l’équipe enseignante à ne pas avoir de l’élève une seule image, à examiner aussi le positif, est travaillée.

Il s’agit d’arriver à ne pas faire des situations une affaire personnelle, à ne pas se situer dans le registre de la vengeance. C’est un gros progrès sur soi quand on arrive à faire cela, car c’est ce qui permet de passer à autre chose. Et pour l’élève, c’est énormément soulageant. Il sait que l’enseignante ne le prend pas « en grippe », qu’il a le droit de se tromper, de faire des erreurs et qu’on ne lui en tient pas rigueur.

Plus encore, la capacité de l’enseignante à changer de registre en situation est un outil puissant, qui s’apprend avec l’expérience. Le rapport à l’élève est rationnalisé.

Le discours adressé à l’ensemble des élèves permet à l’enseignante de réaffirmer ses valeurs : « Vous n’êtes pas à l’école pour passer une mauvaise journée, pour vous dire "Je suis nul". Je ne veux surtout pas que vous rentriez chez vous ce soir en vous disant : "J’ai passé une mauvaise journée" ».

Ce type de discours va au-delà de l’autosuggestion. Il est une éthique de la relation à l’autre, exprimant une finalité et une conception de l’humain. Il s’agit ainsi de rationnaliser son rapport au métier. La notion de « distance adéquate sans plus », qui relève d’un savoir psychanalytique, est mobilisée pour réguler la pratique.

Le pédopsychiatre Pierre Delion propose l’idée de distance « adéquate sans plus »7, l’adjectif

adéquat signifiant apporter le dosage qu’il faut, ni plus ni moins, car davantage serait trop et moins pas assez. Bien évidemment, cette distance « adéquate sans plus » n’a rien d’une pratique fixée, codifiable et reproductible. Nous sommes dans un domaine de scientificité qui relève de la vraisemblance, à partir d’expériences diverses rassemblées et analysées dans des contextes singuliers.

Une réflexion est conduite sur l’usage que l’enseignant fait des règles, de la loi. La question des valeurs de l’action pédagogique (axiologie) est posée : la façon dont l’enseignant se sert des règles, entre outil de répression, de normalisation (interne : pour soi) et d’éducation, de socialisation (externe : pour l’élève). L’enjeu serait de faire des règles un outil véritablement externe à l’enseignant.

La dimension « personne de l’enseignant » est présente, de fait : à partir du moment où les règles passent par l’enseignant, c’est déjà biaisé, c’est-à-dire pas forcément juste, objectif. Selon les années et l’ambiance de classe, l’enseignant n’utiliserait pas les règles de la même façon. « Même si les règles viennent des élèves » ajoute Fantine, « il y a ce qu’on en fait en tant qu’adultes dans la classe ».

Dans des situations entre un enseignant et des élèves perturbateurs, des principes d’action (d’ordre pédagogique) sont formalisés.

7 Il retraduit ici l’expression « mère suffisamment bonne », du psychanalyste anglais Winnicott, cette première

L’importance que les enseignants – particulièrement ceux qui débutent – puissent repérer les situations où leur autorité peut être en jeu des situations où elle ne l’est pas.

Un principe d’action à retenir quand un enseignant se trouve dans une situation circulaire avec un élève, ce serait qu’il lui signifie : « Je ne me laisse pas entraîner sur le terrain où tu veux m’entraîner ».

Repositionner son autorité, en faisant un pas de côté ; signifier à l’élève qu’on a vu l’incident, mais ne pas perdre de vue son but principal : « Tu es là pour apprendre et tu te mets au travail ».

Ne pas être dans l’acharnement vis-à-vis d’un élève est parfois plus efficace que de rester dans un face-à-face.

Ne pas prendre de décision arbitraire. Lorsqu’elles ne savent pas ce qui s’est passé, elles diffèrent leur décision et s’il y a un doute, il profite à l’auteur éventuel de l’acte, même s’il peut créer de l’injustice à l’égard des victimes. Il importe de le dire honnêtement et de le faire comprendre aux élèves. Quant aux élèves, ceux qui se sentent lésés y reviennent au conseil. L’expérience de l’utilité du différé leur permet de se remettre au travail.