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HISTOIRE, LITTÉRATURE ET IDÉOLOGIE CAPTIVES

II. — IDÉOLOGIES DE LA CAPTIVITÉ

3. Le P.G., un objet de controverses

Mes chers amis, ne vous laissez pas envahir par la tristesse. N’est-ce pas un grand réconfort de savoir que vous êtes aimés, que vous êtes l’unique préoccupation des membres de votre famille assemblés ce soir au coin du feu […].

Philippe PÉTAIN, message du 24 décembre 1941.

143 Jean VÉDRINE, Dossier P.G.-rapatriés, op. cit., N.E. 14.

144 Jean GALTIER-BOISSIÈRE, « Mon journal pendant l’Occupation », in Journal 1940-1950, Paris, Quai Voltaire, 1992, p. 71.

L’attention portée aux P.G., aussi réconfortante fût-elle pour eux, charria pourtant son lot d’effets indésirables. Dans l’éditorial du 15 novembre 1941 du journal du stalag IX C, L’éphémère, François Mitterrand développe cet étrange paradoxe :

Certes, on s’occupe de nous. Dans sa chronique de L’éphémère, notre camarade Jean Nicolas a relaté « Ce qu’on a fait pour nous » : comités, associations, œuvres d’entr’aide, livres qui retracent la physionomie des camps, groupements qui s’efforcent de multiplier les liens unissant la Patrie à ses prisonniers. Ah certes, on s’occupe de nous ! Mais pour les lettres admirables d’une mère ou d’une femme ou d’un ami fidèle, pour les témoignages d’un camarade de travail ou de l’employeur respectueux de la place quittée depuis deux ans, combien

d’oublis et de silences et d’abandons, combien de tendresses perdues145 ? La nomination d’un fonctionnaire

préposé aux services d’accueil au prisonnier, la distribution, dans les gares, de chocolat et de sandwiches, et les sourires des dames de la Croix-Rouge, cela ne peut suffire, croyons-nous, à guérir les inquiétudes, à exalter les courages. Ce prisonnier libéré qu’invite illico un percepteur attentionné, qui quête une place de bureau en bureau, qu’on retient dans les hôpitaux pour soigner des militaires enrhumés, qui retrouve des gosses pâlis loin du soleil qu’on n’a pu leur offrir, nous devinons qu’il est l’image menaçante de chacun d’entre nous.146

Quels que soient les efforts entrepris par la société française pour ses P.G., ceux-là demeureront nécessairement insuffisants, et cela d’autant plus que la guerre et la captivité se prolongent. Si la captivité ne fut pas souvent la « vie de château »147, la nourriture qu’on distribuait dans certains oflags, ou que certains fermiers partageaient avec les P.G. qui travaillaient pour eux, était parfois plus abondante que celle des Français en France. Guy Deschaumes convient que la nourriture de l’oflag y est sommaire, mais convenable : « La soupe Maggi du matin, avec une saucisse, paraît satisfaisante. » à ceux qui râlent contre le repas du soir, plus léger encore, il répond, sur un ton badin :

— Mais tu sais bien que les cuisiniers s’arrangent, le plus souvent, pour ajouter une soupe légère à ce menu officiel !... As-tu peur de perdre ton ventre ?148

145 Souligné par F. Mitterrand.

146 Cité par Pierre PÉAN, dans Une jeunesse française. François Mitterrand, 1934-1947, Paris, Fayard, 1994, p. 154.

147 C’est ainsi que certains journalistes de France présentèrent la captivité, ce qui provoqua souvent la colère des P.G. : « J’ai vu un petit gars breton blanchir de fureur le jour d’avril 1942 où Le Matin imprima noir sur blanc que si la

France manquait de vin, c’est parce que des centaines de milliers d’hectolitres avaient été livrés pour la consommation des prisonniers… alors que toute espèce d’alcool nous était sévèrement interdite et qu’au grand jamais il ne s’en fit dans les camps, est-il besoin de le dire, la moindre distribution. » (Francis AMBRIÈRE, op. cit., pp. 143-144.). L’expression « la vie de château » fut reprise ironiquement — et amèrement — dans plusieurs récits de captivité, notamment par R. Henry, qui prit cette expression pour titre de son récit (Paris, Charles-Lavauzelle et Cie, 1946).

Le P.G. — du moins lorsqu’il est aussi conciliant avec les Allemands que l’était Guy Deschaumes dans ce récit de 1942 — semble donc pouvoir se payer le luxe d’une bonne purgation en captivité… Les conditions varient d’un camp à l’autre, d’un kommando à l’autre, mais, pour les Français, même lorsqu’elles furent insuffisantes pour les effort qu’ils devaient fournir, les rations de nourriture furent tout de même supérieures à celles distribuées dans les camps de concentration.149 Il n’y a que Pierre Gascar, dans son Histoire de la captivité, qui ose effectuer le rapprochement des deux situations :

On ne saurait trop insister sur ce point : la nourriture distribuée dans les stalags ne dépasse guère en quantité comme en qualité celle que reçoivent les détenus des camps de concentration.150

L’attention aux P.G. devient alors un souci, et bien souvent un sacrifice pour les populations civiles, dans un pays, reconnaît Pétain, où les « enfants ne mangent pas toujours à leur faim »151. Georges Hyvernaud, à qui son épouse lui demande de quelles denrées il a besoin, lui répond :

Ne t’inquiète pas de nos repas : ce serait trop long à t’expliquer, mais nous avons diverses sources d’approvisionnement familial et local. […] Beaucoup de Français n’en ont pas tant !152

Guy Deschaumes fait part d’une inquiétude similaire :

Tout bien pesé, notre situation s’est notablement améliorée, grâce aux victuailles que nous adressent nos familles. Un scrupule, un remords gâtent parfois notre satisfaction : nous craignons de priver les nôtres de denrées naguère si communes, mais aujourd’hui raréfiées.153

Le souci que créait la captivité se faisait surtout ressentir dans l’absence 149 J’emploie ici à dessein l’expression « camps d’extermination », tout en sachant qu’elle regroupe de manière un peu générale des réalités plus complexes et singulières du système concentrationnaire nazi. Il faudrait sans doute plutôt parler de « centre d’extermination », plutôt que de « camp d’extermination » — et il faudrait aussi évoquer tous les cas intermédiaires, dont Auschwitz est l’exemple le plus parlant. Je renvoie à la lecture de

Déportation et génocide, d’Annette Wieviorka, ainsi qu’à l’ouvrage de Paul Le Goupil et Henry Clogenson, Mémorial des Français non-juifs, déportés à Auschwitz, Birkenau et Monowitz. Ces 4 500 tatoués oubliés de l’histoire, s.l.n.d.

(Imprimerie Bertout-Luneray). Cette précision faite, je conserve l’appellation « camp d’extermination », communément admise, pour faciliter la lecture.

150 Pierre GASCAR, Histoire de la captivité, op. cit., p. 58.

151 Philippe PÉTAIN, message du 17 juin 1941, in op. cit., p. 145.

152 Georges HYVERNAUD, lettre du 27 avril 1941 à son épouse, in Lettres de Poméranie, Paris, Claire Paulhan, 2002, p. 59.

insupportable — ou acceptée avec une résignation mélancolique comme en témoignent les chansons Seule ce soir (1941) et Une lettre de France (1942) — qui mettait autant les P.G. que leurs familles dans un temps suspendu, aux allures de non-vie. La guerre et la captivité étaient un temps anormal, un temps entre parenthèses, dont on espérait rapidement la fin. Dans ce temps suspendu, les P.G. furent par leur absence, un frein moral154 — puis politique — à la jouissance de la vie. C’est ce qui apparaît clairement dans l’interdiction posée par Vichy de danser en public « parce que la chose semblait indécente, alors que les P.G. se languissaient en Allemagne. »155 Ce n’est pas ici le seul moralisme pétainiste qui en est la cause, puisque cette interdiction fut rétablie en octobre 1944 par le Gouvernement Provisoire de la République française ! Là encore, il semblait inconvenant de danser quand tant de P.G. (auxquels s’ajoutèrent les déportés) demeuraient encore en Allemagne. Sous l’effet d’une récupération idéologique de deux bords opposés, les P.G. deviennent les « peine-à-jouir » de la France renaissante. Même après la Libération, leur captivité continue d’empoisonner la vie métropolitaine.

Bien plus, cette interdiction pétainiste de danser en public provoqua l’apparition transgressive de bals clandestins, qui se déroulaient généralement dans des granges et réunissaient des centaines de personnes, tandis qu’on posait des guetteurs pour prévenir l’arrivée de la police.156 La frontière est mince alors entre ces activités clandestines mais apolitiques, et une activité plus politique de lutte contre Vichy. Jouir de la vie n’est certes pas résister, mais c’est sûrement s’opposer à l’esprit de sacrifice si cher au régime. C’est aussi, et surtout, affirmer que la vraie vie est là, dans une France démembrée et opprimée, et non dans l’attente inquiète et pieuse de la reconstitution de la communauté familiale. À partir de 1943, lorsqu’elle se fit plus puissante et plus structurée, la Résistance réussit à imposer peu à peu l’idée que légalité (c’est-à-dire obéissance à un gouvernement et à un chef) et légitimité n’étaient pas nécessairement synonymes. La transgression pouvait alors être vécue comme mode d’expression d’une liberté, jusqu’ici bafouée conjointement par Vichy et par les Allemands. La Libération fut la dernière étape de cette affirmation, puisqu’une 154 « Le prisonnier, notre plaie saignante, notre remords et notre pitié, le juge à qui nous aurons à rendre des comptes, de terribles

comptes… » (François CAVANNA, Les Russkoffs, Paris, Belfond, 1979, p. 24.)

155 Julian JACKSON, La France sous l’Occupation, op. cit., p. 407.

partie de la population décida, contre l’avis de ses dirigeants, d’aider à la Libération armée du pays. Cette idée culmine dans un comportement comme celui que rapporte Alain Brossat :

Dans les jours qui précédèrent la Libération, dans un village de l’Aisne, les femmes se saisirent de tout ce qui leur tombait sous la main pour coudre fébrilement des drapeaux. « Je gardais ces chemises pour le retour de mon prisonnier, mais je suis heureuse d’en faire un drapeau », confia l’une d’elles.157

Dans ce geste joyeux, existent des signes plus sombres pour le P.G. : nous assistons ici à une technique de transfert de vie du P.G. aux libérateurs. Ce qui fait l’importance de la vie, pour cette femme, à cet instant, ce n’est plus de penser à son mari en Allemagne, mais de fêter les libérateurs avec les moyens prévus pour les P.G. Là encore, la joie immédiate l’emporte — inconsciemment peut-être, légitimement bien sûr — sur le souci et la fidélité du souvenir. Jean-Bernard Moreau rapporte qu’en mars 1945, un officier de l’oflag II B, apprenant qu’ « à Paris, le 11 novembre [1944], “toutes les femmes étaient aux vainqueurs”, espère néanmoins que “quelques femmes de prisonniers font exception” »158. Peine-à-jouir, les P.G. le furent assurément, et malgré eux la plupart du temps. Ils semblent peser sur la vie des métropolitains, comme le suggère l’auteur de la rubrique « Correspondance » des Cahiers du Sud, en janvier 1942 :

Les poèmes des prisonniers ont tous cette apparence de regards un peu lourds et fixes — un peu trop fixes pour ceux qui vivent encore entre des murs qui ont gardé la teinte de l’ancien bonheur. Ils se lèvent du fond de la chair et nous avons la sensation que nous ne leur échapperons pas.159

Même la Fête nationale, le 14 Juillet, reprise en mains par Vichy, associa le sort des P.G. à l’ensemble des malheurs français :

En pensant à nos morts, à nos prisonniers, à nos ruines, à nos espoirs, vous saurez faire de cette fête une journée de recueillement et de méditation. Votre repos ne sera troublé ni par les agitations de la rue, ni par les divertissements des spectacles.160

157 Alain BROSSAT, Libération, fête folle. 6 juin 1944-8 mai 1945 : mythes et rites ou le grand théâtre des passions populaires, Paris, Autrement, 1994, p. 100.

158 Commission de contrôle postal des prisonniers de guerre, oflag II B, mars 1945 ; archives du Ministère des anciens combattants Prisonniers de Guerre ; cité par Jean-Bernard MOREAU, op. cit., p. 279.

159 Cahiers du Sud, Marseille, n° 242, janvier 1942, p. 72.

160 Philippe PÉTAIN, appel du 12 juillet 1941, in op. cit., p. 157. Voir aussi Julian JACKSON, La France sous

La captivité, relayée par l’idéologie pétainiste, était un vaste champ de douleur, dont on croyait qu’il portait en lui une partie des germes du redressement national. Mais à la fin de la guerre, l’idéologie résistante désormais dominante trouva ces ferments ailleurs — dans sa propre expérience, plus combative, et réussissant même à inclure un certain dolorisme, avec le destin des déportés. Les valeurs expérimentées en captivité parurent alors inutiles. Mitterrand en a l’intuition dès novembre 1941 lorsqu’il écrit, dans l’éditorial de L’éphémère :

Et je crains qu’on ne parle des prisonniers comme on parle des morts : en vantant leurs mérites, en tressant leurs louanges, mais en estimant que leur première qualité est surtout de ne plus gêner les vivants.161

Encore en captivité, le P.G. acquiert ici ses premiers galons de fantôme : il est, pour les femmes laissées au pays, une véritable présence spectrale. La Maison du Prisonnier diffusa pendant la guerre des affiches qui portaient le titre « Chaleur du corps/Chaleur du cœur ! », et qui étaient destinées à la collecte des vêtements pour les P.G. Sur cette affiche dessinée, on voit une femme prendre des vêtements dans une commode sur laquelle est posé le portrait d’un P.G. (avec son calot). En haut à gauche, la même image du P.G., hors de son cadre cette fois-ci, en suspension dans l’air.162 Le P.G. est alors dédoublé, en image et en pensée, mais son corps est absent : la femme ne peut pas entrer en contact avec son P.G.

On peut tenter une explication de ce phénomène de présence-absence en rappelant l’effet de Double Bind163 que provoquent la rhétorique et l’attention pétainistes. Certes, la place accordée aux P.G. dans les préoccupations du gouvernement de Vichy fut importante : les P.G. furent successivement considérés comme ceux qui pourraient mieux que d’autres expier les pêchés de la France, et comme l’avant-garde des penseurs du redressement voulu par la Révolution Nationale. Mais cette France de la Révolution Nationale se construisait précisément sur ce qui manquait aux P.G. : le contact de l’homme avec sa terre ; l’unité de la famille ; l’unité dans l’édifice national :

161 Pierre PÉAN, op. cit., p. 154.

162 Voir Miranda POLLARD, Reign of Virtue, op. cit., p. 137.

163 « Désigne la situation dans laquelle un individu ou un groupe est soumis à deux exigences contradictoires, de telle sorte que

l’obéissance à l’une entraîne la violation de la seconde. » J.-M. PETOT, art. « Double Bind », in Roland DORON, Françoise PAROT (dir.), Dictionnaire de psychologie, Paris, P.U.F., 1991, p. 212.

Que chacun reste à sa place, c’est toute la sagesse pétainiste : que le « penseur » soit dans son « cabinet », l’« écrivain » dans son « bureau », l’« artisan » à son « établi », l’« artiste » dans son « atelier », le « commerçant » dans sa « boutique », l’« ouvrier » dans son « usine », le « cultivateur » dans son « champ ». Et les cochons seront bien gardés.164

De tous ces principes constructifs, les P.G. étaient concrètement absents, même si les uns et les autres se persuadaient qu’un lien sentimental et spirituel pouvait remplacer cette présence. Jean Guitton écrit :

Il faudrait faire comprendre à nos amis de France ce qu’est l’arrachement à ces communautés qui font vivre : famille, profession, patrie, — et ce sentiment de vide, de morosité, de dégoût, de rancœur parfois, qui est là, rugissant, prêt à bondir sur votre esprit et à le dévorer.165

Si les P.G. se sont sentis et représentés souvent comme des fantômes, c’est que, de fait, ils n’étaient pas à leur place : ils auraient dû être à l’usine, au champ, auprès de leur famille, et au lieu de cela, ils ne donnaient que de maigres et monotones nouvelles sur des cartes formatées et, comble de l’ironie, travaillaient pour ceux-là mêmes qui les avaient exilés. Mêmes les fonctions d’expiation et de pensée du redressement n’étaient qu’un pis-aller : tout le monde s’accordait à dire que la captivité ne devait être qu’un état provisoire, qu’elle était un état anormal de la société française. Le retour à la normale signifiait d’abord le retour des prisonniers au pays natal. En outre, la captivité charriait — bien malgré les P.G., il est vrai — des valeurs contraires à celles de la Révolution Nationale : l’oisiveté des officiers n’allait-elle donc pas contre l’appel au redressement par le travail ? Les P.G. n’étaient-ils pas des exilés, comme le traître de Gaulle qui avait fui son pays quand il aurait fallu au contraire y demeurer ? Le 13 juin 1940, lorsqu’il affirme son désir de rester sur le sol français, Pétain lance — avant même que les soldats soient vraiment des captifs — contre les P.G. une malédiction involontaire :

Priver la France de ses défenseurs naturels dans une période de désarroi général, c’est la livrer à l’ennemi, c’est tuer l’âme de la France, c’est par conséquent rendre impossible sa renaissance.166

164 Gérard MILLER, Les pousse-au-jouir du maréchal Pétain, op. cit., p. 114. Citation du Message de Pétain au Conseil national du 14 octobre 1941.

165 Jean GUITTON, Pages brûlées, op. cit., p. 36 [27 février 1942].

N’est-ce pas là le sort qui attendait pourtant 1,5 millions de Français ? Bien sûr, de cet état des choses les P.G. ne voulaient pas : les réalités positives qu’ils expérimentèrent en captivité (fraternité, purification, reprise de soi, etc.) restèrent malgré tout de peu de poids par rapport à leurs souffrances (arrachement à sa famille et sa patrie, soumission aux nazis, faim, froid, maladie, ennui, promiscuité, etc.). Il n’empêche : la rhétorique pétainiste crée nettement ici un effet pervers.

La récupération constante de l’expérience de la captivité par des instances idéologiques de tous bords, pour des usages divers, est à mon sens l’une des raisons majeures — et paradoxale peut-être, à première vue — de son oubli par la société française d’après-guerre. La captivité n’a pas su, pendant la guerre, et malgré les efforts de quelques uns de ses penseurs, se montrer comme une expérience de vie ou de libération de la vie. Les expériences de déportations raciale et politique, quant à elles, ont su trouver un réseau de significations qui les rendait indispensables à la France de l’après-guerre. La martyrologie résistante et, plus tard, la souffrance ontologique incarnée par les déportés juifs furent des réalités suffisamment puissantes pour porter une société dans sa reconstruction et la questionner dans ses fondements politiques et humains. De ces significations puissantes de la Résistance et du génocide juif, nous gardons encore aujourd’hui une trace ou un questionnement toujours brûlant. 167

Mais reste-t-il, de la même manière, des traces de la captivité des P.G. ? La récupération de la captivité par les pétainistes, les gaullistes, les communistes, les chrétiens, n’a pas réussi à faire de cette expérience un lieu commun de la société française. Au contraire, tout semble s’être passé comme si la captivité s’était mise après-guerre à ne plus poser problème. Le gouvernement de Vichy semble avoir entraîné dans sa chute certains des points d’appui de sa politique : la droite conservatrice s’écroula aux élections de 1945 (mais renaquit ensuite) ; le catholicisme français — qui trouva une nouvelle jeunesse dans les camps — se trouva déstabilisé par la

167 Malgré de très nombreux travaux d’historiens français ou d’étrangers, l’attitude de « l’État français » envers les Juifs reste encore « un passé qui ne passe pas ». Pour un résumé de ces questions, voir Julian JACKSON, La

France sous l’Occupation, op. cit., pp. 697-731. Les traces de la Résistance peuvent se trouver par exemple dans la

chanson de Damien Saez, « Fils de France », écrite au lendemain du 21 avril 2002 : « Nous sommes, nous

sommes/La nation des droits de l'homme,/Nous sommes, nous sommes,/La nation de la tolérance,/Nous sommes, nous sommes,/La nation des Lumières,/Nous sommes, nous sommes, À l'heure de la résistance. »

compromission d’une partie de ses élites et la concurrence du matérialisme historique ; les P.G. entretinrent leur mémoire et celle-ci disparaît progressivement avec eux. Le consensus sur l’importance de la captivité, manifeste jusque dans les dernières années de la guerre, ne résista pas au sort que lui réservèrent les diverses forces idéologiques. Pour le dire autrement, la spécificité et les valeurs propres de la captivité, rapportées par les P.G. français de toutes croyances et confessions, n’ont pas su être plus fortes que les lectures idéologiques qui en furent faites par les