• Aucun résultat trouvé

HISTOIRE, LITTÉRATURE ET IDÉOLOGIE CAPTIVES

II. — IDÉOLOGIES DE LA CAPTIVITÉ

2. Les P.G., un enjeu économique et politique

Au niveau économique133, la France souffre d’une absence de main-d’œuvre et d’une diminution de la production dans tous les secteurs d’activités. Cette situation fut singulièrement aggravée par les difficultés d’approvisionnement en matières premières que provoqua la guerre et la saignée pratiquée par le Reich sur la production française. Léon Werth, dans son témoignage sur l’exode, évoque cette situation paradoxale où les aides que prodigue l’occupant aux populations civiles, sont d’origine française :

Nous sommes « entretenus ». Les soldats [allemands] distribuent des boîtes de singe, de sardines, de « salmon », du chocolat, des bonbons. Mais tout est de marque française. Tout vient de Rouen ou d’Orléans, tout a été pillé.134

À la fin de 1941, les Allemands prenaient déjà 40 % de la bauxite française, 55 % de l’aluminium, 90 % du ciment, 50 % de la laine, 60 % du champagne et 45 % des chaussures et produits de cuir. À partir de 1942, les exigences allemandes se font plus pressantes. Les Allemands, voyant que le conflit durait, instaurèrent en France une véritable économie de guerre. Fritz Sauckel fut un commissaire général au travail particulièrement exigeant, qui réclama des travailleurs français pour les usines allemandes. En mai 1942, 250 000 ouvriers devaient partir pour l’Allemagne. Ce quota fut atteint, mais Sauckel réclama 250 000 autres travailleurs. Pierre Laval instaura alors le Service du Travail Obligatoire (S.T.O.) : tous les jeunes nés entre 1920 et 1922 devaient partir pour l’Allemagne.135 Laval ne céda pas face aux exigences suivantes de Sauckel, plus dures encore, et ce fut Albert Speer, ministre allemand des Armements, qui se chargea de repenser de manière plus rationnelle ce recrutement.

133 Sur cette partie : Julian JACKSON, La France sous l’Occupation, op. cit., pp. 175, 209, 231, 262, 267, 276-277, 282-283.

134 Léon WERTH, 33 jours, Paris, Viviane Hamy, coll. « Bis », 1992, p. 124.

135 Lorsque les P.G. étaient captifs en France, dans des frontstalags, ils travaillaient aussi pour l’économie allemande. Ce fut le cas de Jean Leblet, par exemple, qui fit partie d’un groupe de dix électriciens réquisitionnés par les Allemands pour faire fonctionner l’usine électrique de Vayenne, dans l’Aisne. Cette usine fut remise en route dès le 23 juin 1940, et Leblet y travailla jusqu’à la fin avril 1941. (Entretien avec J. Leblet, 13 juin 2006.)

En creux de ces exigences économiques allemandes, on trouve le problème P.G. En effet, la réquisition de 1942 se faisait sur la base d’un volontariat, dont la contrepartie était de renvoyer les P.G. dans leurs foyers. Pour libérer un P.G., il fallait le départ de trois ouvriers qualifiés. La « relève » fut un relatif échec, puisqu’à la mi-août, seuls 40 000 ouvriers s’étaient portés volontaires. Les P.G. se trouvaient donc au cœur de ces contraintes économiques, comme enjeu — et matière — de négociation. Certes, sur l’ensemble de la guerre, 220 800 P.G. furent libérés grâce aux efforts de Vichy, mais la possibilité de réelles négociations, d’égal à égal, avec l’occupant, s’avéra souvent chimérique.

Hitler envisageait en effet de transformer la France en État-satellite de l’Allemagne : il s’agissait alors de maintenir constamment le pays dans la « division intérieure », et la « faiblesse » pour y parvenir136. En aucun cas, et malgré les espoirs de Laval et des collaborationnistes, la France ne fut sur un pied d’égalité avec l’Allemagne. La libération des P.G., à laquelle Vichy et surtout Pétain, accordaient beaucoup d’importance, fut l’une des illustrations les plus criantes du déséquilibre et de la perversité de ces négociations. Car en faisant libérer des P.G., les Allemands faisaient miroiter à Vichy et aux Français qu’une « bonne conduite » de leur part serait récompensée. Le climat d’incertitude qu’entretinrent les Allemands tout au long de la guerre fut une technique d’oppression psychologique d’une redoutable efficacité, car elle donnait souvent la preuve que la captivité pouvait se changer en libération, si la France se montrait obéissante, politiquement et économiquement.

L’absence des P.G. pesa fortement sur le champ politique de la France soumise à l’Allemagne.137 La libération des P.G. et leur réintégration sur le sol de la patrie fut un enjeu de premier ordre pour Vichy, parce qu’elles répondaient particulièrement à l’idée que la France, pour se reconstruire, devait être unie. Or la défaite, l’exode, la captivité, et surtout la « balkanisation » (J. Jackson) de la France par l’instauration des différentes lignes de démarcation, furent autant d’expériences difficiles de séparation. Pétain prôna sans cesse l’union et l’enracinement pour contrer toutes les forces (allemandes mais aussi résistantes) de division et d’exil. C’est sans doute au regard de 136 Adolf Hitler, cité par Philippe BURIN, La dérive fasciste, Paris, Le Seuil, 1986, pp. 353-354.

cette volonté politique qu’il faut comprendre l’obstination des P.G. réunis en « Cercle Pétain » pour repenser la communauté. Qui mieux qu’un exilé pouvait désirer — si ce n’est véritablement penser — la communauté totale et unie ? Qui mieux qu’un membre arraché pouvait vouloir fusionner avec le corps de la Nation ? Qui mieux qu’un apatride forcé pouvait vanter les délices du sol familier ?

Jean Guitton, l’idéologue le plus fin et le plus subtil du régime, produisit en captivité un essai politique et philosophique, les Fondements de la communauté française (1942), qui articule les divers niveaux d’une nation idéalement pétainiste. Aux fondements de la communauté nationale, il y a les « communautés naturelles » dont la famille, irréductible cellule de base, lie les personnes entre elles, par le cœur (« qui, en français, signifie à la fois amour et courage ») et le devoir (« Dans la mesure exacte où elles obéissent au devoir, elles sont libres »)138. Au niveau supérieur, il existe des « communautés intermédiaires » comme les communautés de travail ou provinciales, dont le rôle est d’assurer le lien entre les communautés naturelles et la communauté nationale. Au niveau suprême, stabilisé par les communautés précédentes, la communauté nationale, guidée par un chef qui, « subordonn[ant] sans asservir, ordonn[ant] sans restreindre », garantit l’union de toutes les communautés.139

La pensée de l’enracinement est primordiale dans la rhétorique pétainiste, et on la retrouve bien souvent dans les récits de captivité. Si la distance des P.G. au sol de la patrie est pour certains un gage de lucidité dans le diagnostic de la situation française140, et si souvent Pétain considère qu’une partie de la valeur française est en exil en Allemagne, cela ne signifie pas pour autant que la « vraie » France soit en dehors du territoire. La « vraie » France selon Pétain ne se sauve pas dans l’exil, contrairement à la « vraie » France de De Gaulle : elle subit l’exil et toutes les pensées des P.G. exilés sont tournées vers la patrie. Cette vectorisation des attentions et des pensées des P.G. est entretenue aussi bien par la rhétorique pétainiste que par les désirs nostalgiques du foyer des récits de captivité. Au final, et une fois encore, l’absence des P.G. et leur désir de retourner chez eux sont engloutis par l’idéologie qui les récupère.

138 Jean GUITTON, Fondements de la communauté française, Lyon, Les cahiers des captifs, n° 1, 1942, §§ 164 et 25.

139 Ibid., §§ 65-75.

140 « Continuez avec vos Camarades, dans vos Cercles d’Études à fixer l’image de la France : l’éloignement rend très pur

l’amour que vous lui portez et vos épreuves nous imposent de la refaire digne de vous. » (Philippe PÉTAIN, préface à Jean GUITTON, Fondements de la communauté française, op. cit., p. 4.)

Plus tard, à la Libération, les P.G. qui ne sont toujours pas rentrés sont encore l’objet d’un enjeu politique. François Mitterrand, ancien P.G. ayant expérimenté en captivité ce qu’il est convenu d’appeler la « fraternité P.G. », a conscience que cette masse de Français exilés peut constituer une force politique décisive, et qu’il faudrait pouvoir fédérer. En juin 1945, la Fédération Nationale Prisonniers de Guerre (FNPG) compte un million d’adhérents. Plusieurs personnalités P.G. (dont Mitterrand) essaient de négocier avec de Gaulle le report du référendum et des élections législatives de 1945, afin que les P.G. encore en Allemagne puissent y participer. De Gaulle refuse : c’est là l’un des signes les plus clairs que les captifs ne sont assurément pas la priorité dans son projet de reconstruction de la France. L’hostilité envers Mitterrand qui vient défendre les P.G. est alors manifeste — et réciproque. Même les communistes — pourtant peu investis pendant la guerre dans le problème P.G. — donnent de la voix, à la fin 1944 et au début 1945, en critiquant violemment le Ministère aux Prisonniers, Déportés, Réfugiés (P.D.R.) d’Henry Frenay sur sa gestion du retour des déportés ; pour les communistes, le Ministère est un repaire de « vichystes »141. C’est pour eux une occasion de marquer des points dans la bataille de la mémoire de la déportation qui les oppose aux gaullistes. Les gaullistes contre-attaquent en dénonçant la mauvaise volonté de l’armée soviétique à libérer les P.G. français recueillis par eux à l’est de l’Elbe.142

Jusqu’au bout du bout de la guerre, la captivité fut un enjeu idéologique, particulièrement pour Vichy, mais aussi pour les Allemands. Lors de l’exil de l’État français à Sigmaringen — dans ce voyage qui rapprochait ironiquement les P.G. de leur père à tous, mais pas dans le lieu prévu —, les nazis continuèrent de reconnaître la légalité politique de Vichy. Profitant ainsi de l’aura supposée de Pétain auprès des P.G., ils espéraient pouvoir mieux contrôler la masse des Français exilés sur leur sol. Ferdinand de Brinon fut nommé chef de la Délégation gouvernementale française à Sigmaringen et à ce titre eut la charge des P.G. De l’autre côté, et à la même époque, le Ministère aux P.D.R., emmené par Mitterrand puis par Frenay, et remplaçant 141 Annette WIEVIORKA, Déportation et génocide, op. cit., p. 39.

142 Sur la libération des P.G. par les Soviétiques, voir notamment la longue et minutieuse description qu’en fait Jacques de la Vaissière, dans son récit de captivité Silésie morne plaine. Cahiers trouvés dans un grenier, Paris, Éditions France-Empire, 1991, pp. 309-437. Jean-Louis CRÉMIEUX-BRILHAC, Retour par l’U.R.S.S., Paris, Calmann-Lévy, 1945. Le point de vue communiste apparaît dans une brochure intitulée Des prisonniers français

notamment le Commissariat Général aux P.G., créé par Vichy, essayait lui aussi d’asseoir sa légitimité auprès des P.G.143

Cette attention continuelle et réelle aux P.G. pendant la guerre ne saurait évidemment masquer les motifs idéologiques qui l’animèrent, de quelque bord qu’elle vînt. Lisant les journaux, Jean Galtier-Boissière note dans Mon journal pendant l’Occupation, à la date du 27 octobre 1941 :

L’Œuvre : « Plusieurs personnes ont fait parvenir des indications sur les meurtriers de Nantes et de

Bordeaux… leurs proches parents prisonniers sont libérés. »144

Un autre exemple frappant, non dans ses conséquences mais dans sa formulation, de la récupération idéologique de la captivité est fourni par Maurice Chevalier. Pour justifier le voyage qu’il fit en Allemagne au début de la guerre, et surtout pour laver le soupçon de Collaboration qui pesait sur lui, Chevalier expliqua avoir chanté en Allemagne à condition que dix P.G. fussent ensuite libérés. La captivité sert ici clairement d’alibi, à des problèmes d’ordre idéologique. Mais le plus intéressant n’est pas tant le processus de justification, banal dans son fonctionnement (je ne suis pas collabo — la preuve : j’ai aidé ceux du camp des vainqueurs). C’est bien plutôt que la justification de Maurice Chevalier témoigne d’un certain basculement de l’expérience de la captivité dans le champ de la Résistance. S’occuper de la libération des P.G. n’est plus seulement un acte pétainiste ; il peut également être perçu comme un acte de résistance — ou du moins d’opposition — à l’ennemi. La captivité réussit alors, par le coup de pouce ironiquement involontaire d’un pétainiste convaincu, à s’extraire un peu du seul champ symbolique de la Révolution Nationale…