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CONTEXTE DE LA LANGUE : LA LANGUE SITUÉE (1940-1953)

2. La langue, outil de pratique politique

En outre, la maîtrise de la langue est un outil essentiel de la pratique politique de ceux qui gouvernent. Pétain et Hitler ont compris que leur politique ne pouvait être menée à bien qu’avec la refondation et la réappropriation de la langue d’alors : les mots devaient se soumettre au pouvoir dominant et servir sa politique. La refondation de la langue allemande fut tellement radicale qu’aujourd’hui certains mots restent marqués, comme on dit, du sceau de l’infamie. Il en est ainsi, par exemple, de l’expression das deutsche Volk (« le peuple allemand ») qui avant 1933 possédait une connotation patriotique, c’est-à-dire positive. Après 1945, l’expression devient suspecte de nationalisme, et prend donc une connotation péjorative. Aujourd’hui, les Allemands utilisent plus volontiers die Deutschen (« les Allemands »), ou bien die deutsche Bevölkerung (« la population allemande »), dont la charge symbolique est plus neutre. Surtout, ce que Victor Klemperer appelait la « Lingua tertii imperii » (la « langue du Troisième Reich »)était capable de vider totalement un mot de son sens, et de le remplir à nouveau. Ainsi fanatisch (« fanatique ») se débarrassait de sa connotation négative qu’il avait jusqu’alors, et acquérait dans la langue nazie un sens entièrement positif.182 Le point d’achèvement de cette langue est sans doute à lire dans le couple constitué par l’inscription d’Auschwitz « Arbeit macht frei » (« Le travail rend libre ») et l’expression « Entlösung » (« Solution finale »), faisant osciller la langue nazie entre le mensonge ironique et absurde et une sorte de néantisation de la réalité par le mot. Dans ce couple, une même idée : les mots ne doivent pas servir au dévoilement et au partage du réel, mais à sa dissimulation. Victor Klemperer se souvient ainsi d’avoir vu un avis de décès, provenant d’Auschwitz : « Mort à Auschwitz d’une insuffisance du myocarde. »183

Sous Vichy, la refondation de la langue n’est pas aussi radicale que sous le régime nazi. Dans son livre Les pousse-au-jouir du maréchal Pétain, Gérard Miller fait une passionnante analyse (d’inspiration linguistique et freudienne) du vocabulaire, et 182 Voir Victor KLEMPERER, LTI. La langue du IIIe Reich, Paris, Pocket, coll. « Agora », 1998, pp. 89-94.

183 Ibid., p. 196. Voir aussi Primo LEVI, Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1989, pp. 31-32.

de la syntaxe du régime de Vichy: la politique, c’est d’abord un discours qui peut être analysé en tant que tel.184 Il existe bien une langue du pétainisme ; et celle-ci essaie souvent (au moins jusqu’en 1942, année où la politique de collaboration éloignent les Français du pétainisme) de se confondre avec celle, plus rassurante, du Maréchal. Cette langue du Maréchal existe bel et bien pour les Français. En octobre 1942, André Gide recevait d’un magistrat à Pau une lettre de reproches :

« […] Pourquoi donc permettez-vous de l’empoisonner [notre pays] par des maximes si fausses intercalées au milieu d’une critique si juste et si séduisante ? Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi, en un tel moment où la France de saint Louis a besoin de clartés pour demeurer digne de sa tradition. Vous moins que tout autre à qui il a été donné de bien écrire ; ce qui vous place au-dessus de tous les Immortels du moment, hors le Maréchal qui est le magnifique serviteur du Verbe. »185

Gide recopiait alors cette lettre dans son Journal et, quatre jours plus tard, continuait la réflexion sur ce sujet :

Je souscris volontiers à ces phrases de la lettre de Roger Martin du Gard que je reçus hier : « J’avoue être très sensible au style et à l’accent de ses discours [ceux de Pétain] […] Chacun de ses messages rend un son authentique, qui est bien du même homme, et qui va généralement assez droit au cœur. Ses erreurs même ne manquent ni de droiture ni de noblesse naturelle.186

Pour le magistrat de Pau tout autant que pour Martin du Gard ou Gide, la langue du Maréchal n’est donc pas simplement politique mais possède également des caractéristiques qui lui donnent une indéniable valeur littéraire : elle émeut celui qui l’écoute ou la lit, c’est-à-dire qu’elle le touche et le met en mouvement sur le chemin (de la Révolution Nationale). Quelques mois auparavant, et du fond de son oflag, Jean Guitton proposait un jugement analogue, qu’il prend lui aussi le soin de publier dans son Journal de captivité :

Relecture des discours du Maréchal sur le Travail, à Saint-Étienne et à Commentry. Quand je sens quelque doute, quelque trouble, quelque fumée, je reviens à ces textes si simples et qui sont au-dessus de toutes les applications politiques, comme des vérités supérieures

184 « Prendre au sérieux le discours pétainiste, c’est cela : faire parler les textes mêmes, les déployer, les mettre en perspective, les

faire varier, s’intéresser à leurs marges, à leurs connotations, à leurs effets. » (Gérard MILLER, Les pousse-au-jouir du maréchal

Pétain, op. cit., p. 218.)

185 André GIDE, Journal 1939-1949 (6 octobre 1942), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 135.

186 « Dois-je ajouter aujourd’hui (1949) que cette opinion, que je partageais avec mon ami, nous n’avons pu, ni l’un ni l’autre,

incontestables.187

Les vertus de la langue pétainiste (simplicité, authenticité) touchent particulièrement ces hommes délicats, habitués aux sentiments complexes et aux réflexions de haute volée, et qui, en ces temps troublés, semblent consentir bien volontiers à un vigoureux nettoyage de printemps. Il n’y a là pas de quoi s’étonner ; les premières années de la guerre furent fécondes en France de discours crachant leur mépris voire leur haine de la parole :

Ah ! les orateurs de café ! Nous sommes tous coupables, c’est entendu, nous avons tous cultivé en nous d’affreux défauts, nous avons tous commis de grands péchés, mais les bavards et les phraseurs sont, à mon avis, les plus coupables, et c’est sur l’abus de la parole que devra porter d’abord notre effort de correction. C’est le régime de la parole qui nous a fait descendre où nous sommes. C’est par une cure de silence qu’il faudra entreprendre l’œuvre de notre guérison.188

De la même manière, Jean Guitton évoquera avec émotion dans son Journal de captivité cette « paysanne qui a horreur des mots » à qui apparaît la Vierge Marie dans une grotte de Lourdes.189 La rhétorique pétainiste adhère parfaitement à ces réflexions parce qu’elle incite à la contrition et fait l’éloge d’un langage simple, naturel, authentique, qui ne saurait, quant à lui, mentir. Pour sortir du dangereux abus de parole, Pétain nous donne son avis sur ce que doit être le style juste et bon:

Il faut être simple et avare, c’est le meilleur moyen. Voici ce que je veux : une idée centrale qui soutient le texte d’un bout à l’autre. des paragraphes peu nombreux, proportionnés à leur importance. Pour les phrases, le sujet, le verbe, le complément, c’est la encore la façon la plus sûre d’exprimer ce que l’on veut dire. Pas d’adjectifs, l’adjectif, c’est ridicule, c’est comme ces ceintures de soie que portent les officiers dans les armées d’opérette. Encore moins de superlatifs. Rarement des adverbes et toujours exacts. Et surtout pas de chevilles au début des phrases. Elles cachent l’indigence de la pensée. Si la pensée est en ordre, c’est phrases s’emboîtent d’elles-mêmes. Le point virgule est un bâtard.190

187 Jean GUITTON, Pages brûlées, op. cit. (8 mars 1942), p. 43.

188 André BILLY, « L’heure de l’examen particulier », Le Figaro, 5 juillet 1940.

189 Jean GUITTON, Pages brûlées, op. cit. (12 octobre 1942), p. 147. Georges Hyvernaud note, quant à lui, alors qu’il vient de lire Bête à concours de Georges Magnane (publié en feuilletons dans La N.R.F. de 1941) : « Acharnement de l’intellectuel contre l’intellectuel. Masochisme. S’en veut de n’être pas ce qu’il n’est pas. Pas un gaillard robuste

et simple. Pas un valet de charrue, ou un ajusteur, ou un haleur de berges. […] Le même acharnement du littérateur contre la littérature. Aspects du dégoût contemporain. Le temps des nausées. Un des signes de la Décadence. » (Carnets d’oflag, op. cit.,

[Grossborn, 1941-1942], pp. 82-83 ; voir aussi pp. 92-93.)

190 Philippe Pétain, cité par Georges LOUSTAUNAU-LACAU, Mémoires d’un Français rebelle 1914-1918, Paris, Laffont, 1948. À noter que Loustaunau-Lacau fut un homme de l’entourage de Pétain, mais qu’il fut déporté en Allemagne en 1943. (Voir Annette WIEVIORKA, Déportation et génocide, op. cit., p. 218.)

Pour Pétain, la simplicité de la langue, son authenticité et sa transparence sont les gages de leur justesse et de la valeur morale de celui qui les emploie. Les démagogues, au contraire, se repèrent toujours aux mots, démesurés et falsifiés, qu’ils emploient :

Ouvriers, mes amis, n’écoutez pas les démagogues, ils vous ont fait trop de mal […], souvenez-vous de leur formule : « Le Pain, la Paix, la Liberté ». Vous avez eu la misère, la guerre et la défaite.191

Pétain tente pour sa part de réajuster la parole à la réalité. Avec lui, les mots recouvrent un sens, c’est-à-dire qu’ils retrouvent leur identité aux choses qu’ils désignent. « L’impératif de l’univocité »192, comme l’analyse Gérard Miller, est une caractéristique de la langue pétainiste.

Évidemment, la prétendue simplicité de la langue n’est qu’un effet rhétorique, travaillé, et qui dès lors ne saurait être intrinsèquement « simple ». Comme toute rhétorique qui sert et construit une idéologie, celle du Maréchal ne montre jamais sa dimension idéologique. Bien plus, en s’appuyant sur les idées de simplicité, d’authenticité et de justesse, elle en vient même à nier cette dimension idéologique : ce langage simple et transparent, qui fait croire qu’il ne fait que transmettre la nature des choses ne peut pas, à moins de se contredire, se dévoiler comme idéologique.

On peut s’étonner de la puissance d’impact d’une telle rhétorique, et surtout de l’adhésion qu’elle réussit, de 1940 à 1942 surtout, à susciter chez la plupart des Français. Gérard Miller rappelle à juste titre que « le pétainisme est d’abord un phénomène d’audition »193 et donc de parole. L’un des modes d’intervention les plus populaires de Pétain est la retransmission de ses « appels et messages » à la radio. Le 17 juin 1941, revenant sur son discours d’armistice de l’an passé, il le commente ainsi :

Voilà ce que, d’une voix cassée par l’émotion, je vous disais le 17 juin 1940. Ma voix aujourd’hui s’est raffermie car la France se relève.194

Pétain c’est une voix, qui vibre à l’unisson de l’état de santé de la France195. Il 191 Philippe PÉTAIN, Message de Saint-Étienne, 1er mars 1942.

192 Gérard MILLER, Les pousse-au-jouir du maréchal Pétain, op. cit., p. 80.

193 Gérard MILLER, Les pousse-au-jouir du maréchal Pétain, op. cit., p. 44.

194 Cité par Gérard MILLER, Les pousse-au-jouir du maréchal Pétain, op. cit., p. 45.

195 « […] dans quelques minutes nous allions entendre [sur Radio-Paris] la voix même du Chef, avec son timbre propre, son

s’érige ainsi à proprement parler en porte-parole de la France. Il n’y a donc ainsi pas d’écart d’intérêt entre lui et les Français, mais une même communauté d’esprit et de sensibilité. La langue de Pétain est d’autant plus efficace qu’elle réussit à imposer une fusion totale de Pétain, de la France et des Français : le don de sa « personne » à la France en est l’exemple le plus criant. Cette rhétorique de la fusion, de l’unité de toutes les réalités du monde français autour d’un chef a sans doute contribué à ce que perdure quelques années la confiance des Français en Pétain.

L’un des derniers gestes publics du maréchal Pétain, à son procès en 1945, montre bien à quel point son discours avait cherché — et dans une certaine mesure avait réussi — à saisir les diverses réalités (sociales, politiques, symboliques, linguistiques, etc.) qui constituent cette entité que l’on appelle « la France ». Au premier jour de son procès, le 23 juillet 1945, il lit un petit texte qu’il a écrit :

[…] La France libérée peut changer les mots et les vocables. Elle construira, mais elle ne construira utilement que sur les bases que j’ai jetées. […]196

Ce que Pétain lance là, ce n’est rien moins qu’une malédiction sur la langue française. Par ces paroles sévères, la langue tout entière semble revenir, dans le fantasme moralisateur du vieil homme, à sa vacuité d’avant la défaite, se détacher peu à peu de la réalité des choses qu’elle désigne et retourner au temps des ambiguïtés et des faux-semblants des régimes parlementaristes. Verba volent, mais les œuvres accomplies par la Révolution Nationale, elles, sont bien réelles et demeurent, pour le Maréchal, comme des réalités intangibles. Pense-t-il particulièrement à sa « Semaine du Prisonnier », instituée par son gouvernement, et qui fut remplacée, en janvier 1945, par la « Semaine de l’Absent » (celle-ci englobant cette fois les déportés que Vichy ne prenait évidemment pas en compte) ?197