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CONTEXTE DE LA LANGUE : LA LANGUE SITUÉE (1940-1953)

1. La langue en lutte

Si la dimension idéologique présente dans les récits de captivité me semble si importante, c’est que ceux-ci sont pris dans une période où la langue elle-même (qu’elle soit littéraire, politique, mais aussi quotidienne) expérimente sa situation idéologique. De 1940 à 1945, en France mais aussi dans le monde entier en guerre, la langue est, comme le dit Jean-Paul Sartre, « située »172 : elle est prise de manière très concrète dans un réseau d’enjeux idéologiques, politiques, esthétiques et philosophiques ; elle est prise, dès lors, dans des enjeux de pouvoir. Elle est d’abord, dans l’héritage des pratiques de la Première Guerre mondiale, une arme de guerre. À Hanovre, à l’automne 1943, les Anglais larguaient de leurs avions le tract : « À la population civile des régions industrielles allemandes », destiné à dessiller les yeux de la population allemande ou à l’avertir d’un prochain bombardement. Le régime nazi condamnait de mort celui qui le ramassait, le lisait ou le distribuait173. En France, comme le rappelle Robert Frank, c’est la « guerre des symboles », dont l’épisode le plus connu est la campagne de réappropriation de l’espace public par le signe « V » de la Résistance. Elle est d’abord lancée par les Belges de la B.B.C. en janvier 1941, puis la 172 Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985 ; 1e édition : 1948.

section française de la radio anglaise la reprend le 22 mars de la même année. Mais le mouvement prend une telle ampleur en Europe que Goebbels décide en juillet 1941 de récupérer le « V » pour le compte du Reich, afin de glorifier les victoires en Russie.174 En France les forces collaborationnistes ne tardent pas elles non plus à réagir, et Gringoire propose dès le 23 mai 1941 à ses lecteurs de rajouter un « P » au « V » pour obtenir… « Vive Pétain ! »175

À une époque où la psychologie des peuples est encore un mode de pensée pris au sérieux176, de tels jeux de vocabulaire prennent un sens tout particulier : une certaine universalité de la langue (« V » pour « victoire », mais aussi pour « vrijheid » en flamand, et « victory » en anglais) s’expérimente alors, et qui veut sous-tendre une certaine universalité de l’idéologie du vainqueur. Le meilleur exemple en est donné par le communiste Claude Morgan, qui écrit le 4 août 1945, dans Les lettres françaises :

Les Français sont cartésiens. Ils le sont congénitalement, même ceux qui ignorent Descartes. C’est principalement ce qui les différencie des Allemands. Et ils refusent « de recevoir aucune chose pour vraie qu’elle ne soit connue évidemment comme telle ». […]

L’établissement du fascisme aurait signifié plus encore que l’abolition des Droits de l’Homme, l’abolition de Descartes, le retour à la vérité révélée, à la confiance absolue. Maurras incitait les Français à suivre aveuglément le chef qui avait (prétendait-il) fit don de sa personne au pays. […]

La France est la patrie de Descartes. Bien maladroits ceux qui l’oublient.177

La France de Morgan est donc culturellement, historiquement et « congénitalement » en lutte contre le fascisme (résistante, donc) parce que Descartes, c’est la langue, la pensée, l’esprit français par excellence. L’engagement d’hommes contre le nazisme n’est donc pas, pour Morgan, un choix individuel ou collectif, mais la véritable expression d’une civilisation, et un signe de fidélité aux valeurs de cette civilisation.

Sous l’Occupation, la littérature elle aussi sait se mettre au service d’une lutte : Aragon écrit « La rose et le réséda », « Ballade de celui qui chanta dans les supplices », la « Chanson de l’université de Strasbourg », « Du poète à son parti », et 174 Robert FRANK, « Guerre des images, guerre des symboles », in Images de la France de Vichy, op. cit., p. 212.

175 Jean-Michel GUIRAUD, La vie intellectuelle et artistique à Marseille à l’époque de Vichy et sous l’Occupation, Marseille, Jeanne Lafitte, 1998, p. 319.

176 C’est en 1947 qu’est édité, chez Boivin et Cie, La psychologie des peuples d’Abel Miroglio (réédition dans la collection « Que sais-je ? » des Presses Universitaires de France en 1971).

177 Claude MORGAN, « Retour à Descartes », Les lettres françaises, n° 67, 4 août 1945 ; Chroniques des Lettres

inscrit en filigrane la Résistance dans l’évocation d’un poète du XIVe siècle.178 Char entre au maquis, Cassou se fait brutaliser par la Gestapo, Desnos meurt d’épuisement et de maladie en déportation. En juin 1944, c’est encore la littérature qui, sous forme de « contrebande », annonce et accompagne le Débarquement : « Les sanglots longs/Des violons… ». La littérature est alors capable de « fournir des mots de passe »179 : un langage codé qui fixe une ligne de partage d’identité, entre ceux qui combattent et ceux qui subissent. Mais c’est sans doute avec la figure de Vercors que la littérature atteint son point de fusion le plus parfait avec l’anti-nazisme. Car c’est bien par son activité résistante que Jean Bruller devient l’écrivain français le plus célèbre de l’immédiate après-guerre ; c’est la lutte contre l’ennemi nazi qui fait de lui un artiste reconnu, et non pas un cheminement artistique ou une carrière préalable dans les Lettres comme cela se faisait jusqu’alors.180

À l’inverse, la littérature peut refuser l’engagement dans le combat ; pour autant, elle ne saurait échapper à son inscription idéologique, celle-ci étant alors plus subie que voulue. Les violentes réactions qui suivirent la publication du Journal d’André Gide, à Alger en 1944 en témoignent de manière très claire : lors de débats à l’Assemblée consultative provisoire d’Alger, M. Giovoni dénonce les « écrits infâmes » de Gide, l’accusant d’insulter « le patriotisme des Français », et rappelant surtout qu’ « aujourd’hui, la littérature est une arme de guerre ».181 L’épuration en 1944-1946, globalement peu clémente avec les écrivains, journalistes, intellectuels qui ont pris le parti de la collaboration, nous apprend surtout combien la langue est une réalité qui remue violemment (avec plaisir ou douleur, suivant les époques et ce à quoi l’on croit) les consciences et les cœurs des Français, dès qu’elle se met à servir quelqu’un ou quelque chose. Avec l’épuration de ceux ayant eu « intelligence avec l’ennemi », ce sont bien les fonctions de la littérature et de ceux qui la pratiquent qui sont interrogées. Le fameux « Qu’est-ce que la littérature ? » de Sartre contient en son sein deux autres questions : « Que peut la littérature ? » et : « Qu’attend-on de la littérature ? ».

178 Louis ARAGON, L’œuvre poétique, Livre Club Diderot, t. X, 1979. « La leçon de Riberac », Fontaine, n° 14, juin 1941.

179 Robert BRASILLACH, Notre avant-guerre, op. cit., p. 94. Brasillach parle précisément de sa jeunesse d’avant-guerre : « Car nous n’étions pas loin de penser que la littérature n’a de valeur que pour fournir des mots de passe. »

180 Jusqu’alors, Bruller était dessinateur et caricaturiste. Sur le parcours de Vercors, voir Anne SIMONIN, Les

Éditions de Minuit, Paris, IMEC, 1994.