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CONTEXTE DE LA LANGUE : LA LANGUE SITUÉE (1940-1953)

3. Permanence de l’esprit français

430 Georges DUHAMEL, « L’intelligence captive », Les vivants, n° 1, novembre-décembre 1945, pp. 9-10.

431 Henri MALDINEY, « La dernière porte », Les Vivants, n° 1, novembre-décembre 1945.

La captivité et les récits qui en sont faits sont les lieux privilégiés d’expression et de définition des valeurs propres à la patrie et la nation française. L’esprit français comme le patriotisme connaît en captivité une nouvelle jeunesse : il s’agit pour la plupart des P.G., face à l’ennemi héréditaire, d’affirmer les valeurs qui font la France de toujours. Louis Walter voit dans les nombreuses conférences organisées dans les camps une manifestation de cet esprit :

Les conférenciers comprenaient des anciens élèves de l’E.N.S., d’autres agrégés, professeurs de lycées, jeunes, la plupart au goût délicat, au verbe entraînant, à l’enthousiasme que donne la foi dans le savoir.

À leurs côtés, des chefs d’industrie, des maîtres du barreau, des journalistes, des ingénieurs, des astronomes, des historiens, des géographes, des géologues, des romanciers, des poètes, des peintres, des sculpteurs, des maîtres-artisans, des ministres des cultes catholiques et réformés, des sportifs, toute une cohorte de valeurs bien françaises, tout un panorama de l’esprit national, tout un ensemble de la culture à travers les mille facettes de son incroyables diversité.433

Francis Ambrière lui aussi affirme la singularité des P.G. français, sous le régime d’opposition à leurs gardiens :

Il est certain qu’aux yeux des Allemands nous faisions figure d’énergumènes. L’habitude qu’ils avaient de ne rencontrer que des prisonniers dociles leur faisait paraître d’autant plus injurieux notre refus.434

Les récits de captivité sont souvent le lieu privilégié de la nomination des valeurs de la France, puisque la présence étrangère est massive autour des P.G. Nommer les valeurs que l’on croit être spécifiquement françaises, c’est donc d’abord se définir une identité en tant que membre de la communauté française — c’est s’assurer que demeure encore, malgré la violence de l’événement, une identité française ; c’est s’assurer que la France demeure inchangée, affaiblie mais point détruite, à genoux mais point gisante. La croyance en la permanence d’une essence française permet aux P.G. de se situer par-delà les idéologies — qui sont, par définition, historicisées — et d’affirmer la pérennité de l’objet de leur désir, ainsi que la leur propre. Pour pouvoir désirer la France, encore faut-il qu’elle existe encore, et que ceux qui la désirent soient encore français ! Mais Jean Guitton ne semble pas inquiet : à l’oflag IV D, nombreux sont ceux comme B… qui croient en une 433 Louis WALTER, Derrière les barbelés, op. cit., pp. 99-100.

pérennité de l’essence française, et savent voir par-delà la contingence :

L’histoire qu’on enseigne dans les classes est une histoire coupée en tranches, discontinue. […] Mais, à un âge plus mûr, lorsque l’expérience nous a appris la vanité et la précarité des changements et l’existence des conditions permanentes contre quoi le caprice ne peut rien, alors on en vient à une vue plus sage, on éprouve un plaisir secret à chercher l’invariant sous les ondulations des changements de surface. On se dit que la France est un peu comme une personne, qui, malgré les modifications du costume et de l’âge, habite la même terre, est soumise à des causes identiques et reste fidèle à une vocation inamissible.435

La « personne France » change d’oripeaux, mais pas d’identité ; on peut donc, sans problème de conscience idéologique, lui être fidèle, on peut donc être patriote malgré le chaos et l’exil. Ce ne sont pas les seuls P.G. pétainistes qui développent cette rhétorique de la permanence de l’esprit français. Des revues littéraires aussi pointues et importantes que les Cahiers du Sud ou bien Fontaine sont également disertes sur ces questions : Max-Pol Fouchet clame au lendemain de la défaite que « Notre époque, sachons-le, sera celle de Bergson, de Valéry, de Claudel, de Gide, de nombreux autres. La permanence, la voilà. Et le reste est histoire. »436 Plus tard, en 1943, Pierre Seghers préface son anthologie de Poètes prisonniers où il déclare :

[…] les poètes prisonniers chantent. Ils affirment l’existence de ce qui ne meurt pas, la poésie française, le peuple qui chante en chœur, le cœur qui retrouve, même tenaillé par la souffrance, le courage intime de parler. Les lamentateurs professionnels feront bien d’écouter la leçon que donnent ces poètes : elle dit que le sang français circule dans la livre de chair prise à notre corps, dans ces douze cent mille compagnons qui demeurent, chacun dans son anonymat, la France et son peuple loin de la France.437

Là encore, la permanence doit l’emporter sur la contingence, et la captivité n’est pour certains poètes de ce recueil qu’un contexte, auquel la poésie ne fait pas attention, car la véritable source d’inspiration est intérieure : « franchies les portes de soi-même, le poète poursuit son aventure. »438 Par quel miracle les P.G. réussissent-ils à ne pas subir le poids de la défaite et de la captivité sur leur être ? Comment l’essence parvient-elle à se débarrasser de la contingence historique et géographique de la 435 Jean GUITTON, Pages brûlées, op. cit., pp. 198-199.

436 Max-Pol FOUCHET, « Nous ne sommes pas vaincus », Fontaine, n° 10, août-septembre 1940, p. 51. Voir aussi Léon-Gabriel Gros qui écrit, dans les Cahiers du Sud : « Pourquoi ne pas reconnaître que, passé le premier moment de

stupeur, la Poésie française continue ? Il est naïf de penser que des événements récents puissent la modifier de façon tangible et surtout immédiate. » (« Actualité de la poésie », Cahiers du Sud, n° 233, mars 1941, p. 172.)

437 Pierre SEGHERS, préface à Poètes prisonniers, cahier spécial de Poésie 43, Villeneuve-lès-Avignon, Seghers, [mars] 1943, p. 7.

captivité ? À ces questions, Guy Deschaumes nous apporte, sur un ton badin, une réponse :

Vibert, ce matin, distribuait à la travée, selon notre usage fraternel, les petits beurres LU d’un paquet, en prononçant la formule sacramentelle : « Et ça, c’est du vrai ! » Le « vrai », c’est ce qui vient de France.439

Seghers développe — plus sérieusement — une idée semblable lorsqu’il évoque son anthologie des poèmes de P.G. :

Dans cette tapisserie qui est celle de nos prisonniers, ce sont les véritables couleurs françaises qui se retrouvent, les véritables paroles françaises qui s’expriment : la garance et non l’aniline, le courage et non le désespoir, la confiance, l’attente et non l’abandon.440

Si la poésie captive est capable de parler français, malgré son exil, c’est qu’elle chemine avec le vrai. En focalisant son désir tout entier vers la France, et en tentant de conserver ses valeurs qu’ils croient singulières, les P.G. ne risquent pas de s’égarer dans des idéologies contradictoires et contingentes : la voie de la vérité et de la fidélité à soi-même est ouverte ; son identité est garantie. On peut lire alors à nouveau le changement idéologique de René Berthier. Son passage du pétainisme au gaullisme n’est pas à considérer sous l’angle de l’opportunisme ou de l’hypocrisie, mais bien comme une expérience de révélation de son identité. Si Berthier a été pétainiste, c’est qu’il a été trompé par Pétain — celui de 1940 du moins, car celui de la Grande Guerre reste toujours aussi glorieux — et qu’il était, au fond de lui-même, avant tout patriote et français. Le pétainisme apparaît à Berthier comme une trahison :

[René Berthier] lui [Pétain] en voulait durement de ce rôle abject, masqué sous des vertus hypocrites. Il sentait fermenter en lui une rancune sévère contre ce vieillard, qui avait ainsi sali les sentiments les plus purs et dupé les consciences les plus droites, pour des fins ambitieuses ou partisanes et qui l’avait, un temps, trompé lui-même, odieusement trompé, en lui masquant la route directe du devoir.441

Pétain s’est emparé du sensible aussi bien que de la raison, à des fins de division, et sur le mode de la tromperie : en un mot, il s’est emparé, le plus malhonnêtement qu’un P.G. puisse imaginer, de la vie tout entière des captifs. En 439 Guy DESCHAUMES, Derrière les barbelés de Nuremberg, op. cit., p. 167.

440 Pierre SEGHERS, art. cité, in Poètes prisonniers, op. cit., p. 11.

portant cette accusation, René Berthier réussit à sauvegarder la permanence de son identité : ses errements dans l’idéologie pétainiste ne sont pas de sa responsabilité, mais du caractère trompeur de l’idéologie. L’accusation de Pétain lui permet de conserver sa vision du monde, et de lui donner non pas une autre expression, mais un autre cheminement. Au chapitre « L’agenda de René Berthier », qui clôt Vers la Croix de Lorraine, notre ancien P.G. écrit :

[30 janvier 1943] La France vivra, la France refleurira, la France vaincra… Elle aura vaincu, malgré sa défaite, pas sa patience, sa résignation, ses souffrances. Elle sortira régénérée de cette abominable épreuve. La France était, la France sera. Point de rupture, ni de faille. Pendant que je languissais sous le faix de la captivité, d’autres ont ramassé le drapeau abattu et, grâce à eux, nos couleurs claquent toujours dans la lumière.442

« Point de rupture, ni de faille. » : voilà résumé, sur un mode sérieux et élégant, le désir profond de presque tous les captifs. Là encore, il est difficile de dire si cette rhétorique est pétainiste ou gaulliste, puisque cette rhétorique se veut seulement patriotique. Les derniers mots du texte de Deschaumes sont significatifs de ce qui advient finalement à Berthier : « Une grande paix est descendue sur mon cœur », écrit Berthier dans son agenda le 14 juin 1943, « comme une grâce qui se pose »443 ; la paix de pouvoir — après avoir pris contact, en compagnie de son fils, avec le groupe de résistance « Barthélémy » — se réconcilier avec le connu de soi-même, de pouvoir finir sa mue gaulliste en ne laissant de côté qu’une chrysalide d’inessentiel de soi. Le passage du pétainisme au gaullisme se fait sans douleur parce que Berthier n’abandonne que le mauvais, le transitoire, le faux ; avec lui, il garde le vrai, le pérenne et le bon.

442 Ibid., p. 225.

III. — CONCLUSION

J’ai tenté de démontré dans cette première partie l’étroite cohabitation des P.G., tout au long de leur parcours captif, et des divers forces et enjeux idéologiques de leur époque. La tradition militaire, le souvenir de la Grande Guerre pour certains, rendent les P.G. méfiants vis-à-vis des idéologies qui tentent de s’emparer de leur expérience. Une conception propre aux captifs cherche alors à s’imposer, s’affirmant volontiers « apolitique » ou « éthique », et fondée le plus souvent sur la solidarité, le patriotisme, la discipline et l’obéissance à un chef dont la légitimité est assurée. Ce chef, c’est d’abord de manière évidente pour la plupart des P.G., le maréchal Pétain, dont le souci pour les P.G. fut véritable durant la guerre. À partir de la fin 1942 et progressivement jusqu’à la fin de la guerre, lorsque les choix de la collaboration avec l’ennemi sont manifestes, les P.G. se tournent vers le général de Gaulle, dont le panache et la volonté redonnent aux captifs le goût de la combativité. Le général Giraud lui aussi incarna après son évasion d’avril 1942 les désirs patriotiques des P.G. L’apolitisme revendiqué de tels positionnements permit des passages idéologiques d’un chef à un autre, sans que toutefois l’identité éthique et patriotique des P.G. subisse un revirement. Le destin du personnage René Berthier, dans le roman Vers la Croix de Lorraine de Guy Deschaumes, en est l’illustration la plus frappante : Berthier réussit, sans jamais remettre en cause son être profond, à devenir gaulliste après avoir été, en captivité, pétainiste. Appuyées sur des rhétoriques aux nombreux points communs (pureté, simplicité, vérité), les idéologies du pétainisme et de la résistance trouvent chez les P.G. une incarnation très particulière : le patriotisme de ces exilés, se débarrassant de son caractère idéologique, peut aussi bien accueillir le Maréchal que le Général, et opérer des points de fusion entre eux.

Mais on ne dissimule pas les idéologies par une simple discipline du cœur et de l’esprit. Ce que les P.G. n’ont pour la plupart pas perçu ou pas voulu percevoir, c’est que l’idéologie circule, se transmet, et n’est jamais totalement isolable. Ce n’est pas en voulant simplement servir la Patrie et en obéissant à son Chef que l’on échappe à

la nature idéologique de ces deux attitudes ; ce n’est pas en dénonçant les grossières propagandes anti-patriotiques des collaborationnistes du Trait d’union que l’on efface ses propres et grossières propagandes. Il y a ici un réflexe que l’on retrouve dans la plupart des récits de captivité : les P.G. vont plus volontiers — on en comprendra facilement les raisons — vers le connu d’eux-mêmes que vers l’inconnu d’eux-mêmes que provoque pourtant l’événement. Voulant à tout prix restaurer leur identité mise à mal par la défaite, les P.G. s’accrochent à la partie stable et connue de cette identité, qui leur permet de rester en vie, individuellement et collectivement. Accréditant par leurs propres comportements en captivité l’idée d’une France éternelle, indestructible et unie, qui ne se laisse pas entamer par les idéologies de division, la plupart des P.G. ne peuvent pas voir l’empreinte de l’événement sur leur vie. Les idéologies dominantes suivies par les captifs — et dont ceux-ci nient le caractère idéologique — répondent précisément à ce désir d’une France unifiée et vivante. La situation devient alors paradoxale, et les P.G. en souffriront particulièrement à leur retour en France. Refusant de considérer qu’en suivant le Maréchal et/ou le Général, ils opèrent un choix idéologique, c’est-à-dire un choix de division par rapport à la communauté, les P.G. se retrouvent tout entiers soumis à ces idéologies. Conclusion paradoxale, sans doute, d’un effet qui contredit un désir : les récits de captivité sont idéologiques précisément là où ils refusent d’être idéologiques.

Le sentiment de l’injustice saisit les captifs rapatriés en 1945, lorsqu’ils se rendent compte que celui qui incarne alors la France n’a pas beaucoup d’estime pour eux, au vu de leur longue fidélité au traître Pétain. Voilà aussi pourquoi Guy Deschaumes fait prendre conscience à son personnage, René Berthier, que sa fidélité au Maréchal n’a pu qu’être le fait d’une tromperie : dans une logique « apolitique », il ne saurait y avoir qu’un seul chef, qu’un seul représentant de la Patrie digne d’être suivi. Mais Berthier et les autres P.G. ayant suivi le Maréchal n’ont pas été trompés par une idéologie fallacieuse. Ils y ont au contraire souscrit bien volontiers parce qu’elle répondait à leurs espoirs et leurs besoins les plus immédiats et les plus profonds — la promesse d’une libération rapide, d’un ordre subjuguant le chaos qu’ils avaient vécu, l’assurance que le monde qu’ils allaient retrouver en rentrant serait éclairci, purifié, saisissable : les « communautés naturelles » de Jean Guitton ne sont-elles pas l’expression d’un monde « à taille humaine », d’un monde qui n’échappe pas au

contrôle que l’homme peut avoir sur lui ? Le choix de De Gaulle ou de Giraud reflète lui aussi un désir de revanche sur le monde : se battre et résister malgré l’écrasement par l’événement, voilà qui redonne confiance en les capacités de l’homme à agir et vaincre ce qui s’oppose à lui.

Les récits de captivité frayent toujours avec les idéologies de leur époque, que celles-ci soient assumées ou non, parce que ces idéologies occupent le même terrain que les récits : celui de l’identité. La phrase de Sartre — « Nous n’en revenons pas qu’on puisse être allemand » — peut tout aussi bien s’adresser aux Français : en ces temps où le patriotisme est tiré à hue et à dia par toutes les forces idéologiques, l’identité française n’a plus rien d’évident. Faut-il être un peu allemand (ou anglais, ou soviétique) pour être véritablement français ? Comment être encore français quand on est exilé ? À ces questions, les récits de captivité proposent chacun des réponses, individuelles et collectives, que les P.G espèrent pouvoir leur permettre de retrouver une place dans la France d’après-guerre.