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7. Un journalisme collaboratif : quand le public participe

7.3. De nouvelles normes d’interaction

Cette nouvelle conversation entre lecteurs et journalistes entraîne une autre dimension dans le quotidien du journaliste qui, avant les nouvelles technologies de communication, avait moins à se soucier d’entretenir une relation soutenue avec son lectorat. Et de plus en plus, cette relation naît de façon publique. Le répondant 6 : « Je ne vais pas répondre aux lecteurs qui vont réagir sur le site du journal ou le site du magazine. Ça, je ne réponds pas parce que là je ne veux pas avoir de conversations publiques avec mes lecteurs. Eux peuvent répondre comme ça mais moi si je leur réponds, c’est à eux que je réponds, pas à l’ensemble de l’univers. »

La perception de ce journaliste est reliée à la perception traditionnelle de son journal comme média de masse (« one-to-many »). Cela dit, Internet est plutôt celui des télécommunications interpersonnelles (« one-to-one ») qui exige davantage d’interactions (Pélissier, 2000 : 926). Selon certains chercheurs, le journalisme deviendra une profession qui offrira des services non pas aux collectivités mais aux individus comme citoyens, mais aussi

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comme consommateurs, employés et clients (Bardoel et Deuze, 2001). Cela dit, ce changement de paradigme ne semble pas s’être entièrement opéré parmi nos participants.

L’avènement de cette nouvelle correspondance influence la forme que prennent les messages que les journalistes envoient à leurs lecteurs. Le répondant 2 : « C’est important pour moi de répondre poliment […] c’est important parce que je me dis, les gens vont probablement très mal l’interpréter. Ce sont nos clients ça, c’est eux autres qui nous font vivre là si on les envoie promener… » Cette notion de clientèle revient aussi dans le discours d’un autre journaliste. Lorsqu’on parle de répondre aux courriels des lecteurs, le répondant 3 parle du « service après-vente.» Selon Kovach et Rosenstiel, le lectorat est un consommateur davantage qu’un client. L’information n’est pas un service que l’on vend. On offre plutôt au public-cible un lot de relations basées sur des valeurs journalistiques. C’est ce lien qui est ensuite monnayé par les publicitaires (Kovach et Rosenstiel, 2007: 64).

Ainsi, certains journalistes, comme celui-ci, se retrouvent ainsi dans une relation à deux sens qu’ils n’ont pas choisie avec le métier tel qu’ils le connaissaient avant Internet. Le répondant 5 : « Moi ce que j’écris dans la vie, ce n’est pas des courriels. Je ne tiens pas une correspondance, je ne me cherche pas des penpals. J’écris des chroniques dans un journal, on peut les lire sous n’importe quel format. Je suis très heureux qu’on puisse les lire sur plusieurs formats et donc qu’ils soient accessibles à quelqu’un qui est à Montréal comme à Vancouver. Mais autrement ce que je fais dans la vie, c’est écrire des chroniques qui font 650 mots, qui ont un début, un milieu, une fin dans laquelle les faits qui sont rapportés sont exacts. C'est tout. » En effet, il y a fort à parier que si Internet devait venir à manquer du jour au lendemain, les journalistes se plaindraient davantage de la perte de sources d’information et de vérification plutôt que de la source d’interaction (O’Sullivan et Heinonen, 2008 : 367). Ils envisagent souvent ce dialogue comme une tâche supplémentaire qui ne cadre pas dans leur mandat premier qui est celui d’aller chercher l’information et de la vulgariser pour le public (de Maeyer, 2010 : 58).

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Ce flot accru d’échanges déstabilise-t-il le journaliste et son rapport à son lectorat? Il amène à tout le moins une vigilance accrue du point de vue du journaliste. Celui-ci mesure la justesse d’un message à la possible réaction d’un journaliste concurrent. Le répondant 4 : « Dans les courriels là, qu’importe à qui j’écris, mon motto c’est si Paul Arcand lit ça le matin, disons que quelqu’un lui envoie, voici ce que [le répondant 4] lui a envoyé, Paul Arcand lit ça, est-ce que je suis capable de ne pas rougir? Des fois je peux être très dur avec des lecteurs. J’essaye de rester poli. » Caron et Caronia (2005) parlent de l’influence de l’audience dans l’évolution de la conversation téléphonique fixe vers la mobilité (Caron et Caronia, 2005 : 155). Le web pourrait aussi représenter ce regard extérieur qui altère les échanges entre journalistes et lecteurs. « Même si son intervention ne se traduit pas en paroles qui viennent se mêler à la conversation, le seul fait qu’on le [le tiers inclus] sache présent entraîne des contraintes, et ouvre des possibilités qui affectent le déroulement de la conversation. » (Caron et Caronia, 2005 : 155).

Ces nouvelles relations numériques doivent ainsi être gérées adéquatement et imposent un nouvel apprentissage. Un journaliste nous a raconté comment il se doit de s’abonner au fil Twitter d’un de ses collègues de travail même s’il n’y trouve aucun intérêt. Ces plateformes imposent ainsi une gestion des relations de travail en plus des relations avec le public. Et cet intérêt, cette nouvelle proximité sans intermédiaire peut être interprétée à tord par une certaine forme d’approbation. Le répondant 4 : « En fait, il ne faut pas confondre. On confond ami sur Facebook avec ami. Et là-dessus, on peut avoir tendance à confondre gens qui nous suivent et gens qui nous aiment. »

Ces journalistes ont vécu des expériences de ce genre et en tirent de nouvelles façons d’appréhender le médium. Celui-ci modère donc les codes qui font allusion à une fausse proximité. Le répondant 4 : « Quand tu parles de bonhommes sourire et tout, j’essaye de me calmer le pompon et de me dire que ça peut faire le tour du monde. Avec mon nom à côté et mon boss qui ne sera pas très content. » La conscience d’éventuelles conséquences entraînent l’apparition de nouvelles pratiques qui imposent l’utilisation de ces nouveaux codes. Le répondant 4 : « L’écrit se prête très mal à l’ironie, au clin d’œil, ce que les Anglais appellent

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sourire pour que la personne comprenne que je badine. C’est très facile de provoquer des chicanes qui n’étaient pas nécessairement préméditées. »

Il paraît important pour certains journalistes d’éviter l’apparence d’automatisation et d’authentifier leurs réponses aux lecteurs. Pour d’autres, le besoin d’authentifier ses réponses n’est pas ressenti de la même façon et le manque de personnalisation dans ses réponses au public ne lui déplaît pas. Le répondant 5 : « Généralement des courriels privés où je dis que j'annule un voyage, là je vais mettre mes initiales pour que le monde se rende compte là que c’est, oui c’est une vraie communication, c’est moi. Autrement, non. » Certains se préoccupent donc plus que d’autres de la manière dont ils seront perçus par leur auditoire. Nous en arrivons ainsi à l’image des journalistes et comment ils gèrent leur identité, autant hors ligne qu’en ligne.