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6. Les nouvelles pressions des journalistes de la presse écrite

6.4. Les journalistes et la fin du temps mort

Il semble ainsi y avoir un certain consensus voulant que les journées soient plus longues en grande partie à cause des nouvelles technologies, mais les journalistes ont tout de même l’impression d’être plus efficaces et de tirer plus de satisfaction de leur travail qu’avant leur usage. Le répondant 5 : « C’est sûr que les courriels, ça nous a un peu rajouté une charge de travail mais dans la mesure où ça a remplacé des tonnes de temps perdu au téléphone, ça se vaut. » Maintenant, avec Internet, chaque minute peut devenir efficace. Le répondant 2 : « Je n’ai pas de moment, je n’ai pas de temps mort autrement dit pis, s’il me vient une idée, c’est comme

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le bon vieux dictaphone, comme dans les films de Woody Allen où le metteur en scène a des idées à tout bout de champ et il se dicte ça sur son dictaphone. C’est ben le fun mais il faut les retaper après alors ça prend une secrétaire. »

Là où les nouvelles technologies diffèrent des plus anciennes, c’est justement au chapitre de ce temps moins productif où l’on pouvait attendre un appel, un avion, un taxi, etc. Les nouvelles technologies ont en quelque sorte remplacé ce temps mort par toutes sortes d’activités qui remplissent ainsi chaque heure, voire chaque minute de la journée. Celui-ci débute sa journée, et même aux toilettes, il reste connecté avec son téléphone. Le répondant 4 : « Avant, […] pendant que j’étais à la salle de bain, je lisais le journal. Là ce que je fais c’est que je prends mon téléphone, c’est un peu pitoyable quand on y pense, et je regarde les actualités via mon fil Twitter. Je m’informe comme ça. Je clique sur les liens. Pendant un 10-12 minutes là, Twitter est devenu mon tableau de bord d’information pour commencer la journée. »

Chaque moment de la journée, du début jusqu’à la fin est comblé par une activité technologique. Plusieurs en profitent, par exemple, pour éliminer les courriels de leur boite de réception. Le répondant 3 : « Quand je suis dans une salle d’attente, je vais supprimer ceux que j’aurais à supprimer, ça tue le temps, finalement. » C’est la même chose pour le répondant 6 : « Le BlackBerry ça, constamment, j’attends l’autobus, je nettoie, je suis au magasin à la caisse, je nettoie, je suis toujours en train de nettoyer. Tout le temps. » D’autres comblent les moments d’attente avec des activités plus ludiques. Le répondant 5 : « Si je m’en vais faire une émission de télévision et que je vais téter là pendant une demi-heure avant et 15 minutes entre les deux, j’amène mon iPad parce que j’ai le temps d’aller lire ce qui se passe sur Internet, mon livre est dedans, etc. » Le répondant 2 : « Quand je fais des trucs en ville par exemple, on a des rendez- vous d’affaire, dans une salle d’attente de dentiste, bon, ça va m’être utile pour lire les journaux ou en fait je joue au Scrabble plus qu’autre chose sur le iPad. »

Avec ce remplissage systématique de chaque instant, une constante impression de manquer de temps rythme le quotidien des journalistes. Chacun tente de minimiser la perte de

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temps qui finit par devenir la bête noire de ces derniers. Aussi, la quantité de messages reçus devient-elle agaçante pour les journalistes. Le répondant 4 : « La merde absolument incommensurable d’attachés de presse qui croient vraiment que je couvre des vernissages et des ouvertures de forums sur les décideurs agricoles, qui m’envoient ces affaires-là. Ça, je perds un temps fou à gérer ça. » D’autres ont de la difficulté à gérer cette quantité d’information sur les médias sociaux. Le répondant 2 : « Il y a beaucoup de distraction. Il y a beaucoup de bruit effectivement. Il y a beaucoup de perte de temps. Parce qu’on y va. On va voir. Je suis en train d’écrire ma chronique, là j’ai un petit blanc, ah regarde, je vais aller voir mon compte Twitter, je vais aller voir le fil. Par contre c’est vrai que comme outil de travail, c’est un formidable fil de presse.» Bien sûr, là aussi, le journaliste doit trier les bons tweets des moins bons.

Cela dit, cette perte de temps n’est pas forcément reliée à l’utilisation des nouvelles technologies et des diverses plateformes. Elle existait auparavant mais semblait peut-être un peu moins grave dans un contexte de nouvelles moins rapides. Le répondant 1 : « Si on se fait bouffer par l’outil, on va perdre beaucoup de temps. Reportons-nous 30 ans en arrière, des journalistes qui passaient leur journée à placoter au téléphone, est-ce qu’ils utilisaient bien le téléphone? Chaque outil au fond pose ce défi-là, c’est-à-dire oui, il y a des avantages, il n’y a personne qui va nier qu’il faut utiliser le téléphone à un journaliste, sauf que si tu passes ta journée à placoter et que t’as des trop longues conversations, que tu ne vas pas à l'essentiel et que tu perds ton temps, c’est la même chose, il n’y a rien qui a changé là par rapport à ça là. »

Ce qui semble avoir changé, en revanche, c’est la perception de cette perte de temps qui s’inscrit dans un système d’information plus rapide qu’auparavant. Certains arrivent à dater cette ère d’accélération de l’information, en partie avec l’arrivée des chaînes d’informations télé en continu. Le répondant 6 : « C’est sûr que ça s’est accéléré avec l’arrivée des chaînes de nouvelles continues, le rythme de production de nouvelles s’est accéléré, tous les partis, tout le monde fonctionne avec les BlackBerry. » Cet autre journaliste acquiesce, le répondant 3 : « J’ai vu l’impact de Newsworld. […] Alors là, ça c’est le début de l’accélération de l’information. Avant même qu’on ait le temps de réfléchir à ce qui se passait, il fallait réagir. Bon ben ça a été le début de la fin ça. »

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C’est dans ce contexte, donc, que s’inscrit l’utilisation de ces nouvelles technologies et de certaines des frustrations qui l’accompagnent. Le répondant 6 : « L’outil électronique dans un contexte de nouvelles plus rapides, c’est sûr que ça devient nécessaire et donc plus le délai de réponse, le refus de réponse, il est encore plus évident avec ces outils-là. On le ressent davantage. » En ce qui concerne le délai de réponse des courriels, selon plusieurs, le délai acceptable serait environ de deux heures et ils sont sensibles au respect de cette règle non-écrite. Le répondant 6 : « Ça je l’ai toujours été comme journaliste. Moi quand je place un appel et que deux heures après je n’ai même pas eu de nouvelles de personne, même à savoir que le message a été pris, je rappelle sinon j’envoie un autre courriel. Et si ça traîne encore et que le deadline approche, je mets de la pression. »

Cet autre journaliste abonde dans le même sens. Le répondant 3 : « Avec tous les outils de communication qu'on a là, on n’a pas de raison pour ne pas réagir assez rapidement parce que ça fait la différence, c’est le jour et la nuit hein? Dans le cas d'une nouvelle d’actualité, moi je ne fais pas d’actualité, je fais de la chronique, mais quand même, c’est le jour et la nuit et si tu fais poiroter quelqu’un pendant deux heures sans lui répondre, ça peut retarder et faire la différence entre la présence d’un texte dans le journal le lendemain ou non. »