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1. L’adoption et l’adaptation du journaliste aux nouveaux outils de diffusion

1.1. Comment se fait le choix du type d’ordinateur

L’équipement utilisé par les journalistes semble donc avoir une influence sur la façon de travailler ou, en tous cas, il modifie certains comportements. Les journalistes choisissent-ils les appareils qui leur serviront à produire leurs articles? Prenons le cas du journal La Presse qui a effectué un virage vers les plateformes Apple dans la dernière année. Les journalistes ont alors eu le choix de déterminer s’ils restaient en PC ou s’ils migraient vers le Mac comme le souhaitaient

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les patrons. Si l’obligation ne s’est pas fait sentir, le besoin de se coordonner aux autres employés et aux efforts de la maison a eu le dessus. Le répondant 2 : « Moi je me suis dit tout le monde migre vers Mac, La Presse au complet est là-dessus sauf quelques exceptions. Ils vont me donner un iPhone, je vais avoir un iPad, je suis peut-être mieux de me coordonner tout en Mac et bon, ce n’est pas un changement de religion après tout. » Nous revoyons encore ici les principes des conséquences collectives involontaires de l’usage des autres de Fischer (Fischer, 1992 : 19).

Si les journalistes ne choisissent pas d’emblée l’équipement qu’on leur propose, ils acceptent généralement sans objections. Le répondant 2 : « Je suis un peu à la merci de ce qu’on va me donner. Évidemment si on me donnait une vieille patente tout croche là, probablement que je m’y objecterais. » Ce journaliste est donc passé du PC au Mac sans trop de problèmes d’adaptation. Selon lui, la qualité de son travail ne dépend pas d’un type de technologie ou d’un autre, pourvu que cette dernière soit relativement récente, ce qui ne semble pas toujours le cas. Cette constatation semble ainsi invalider la thèse du déterminisme technique selon laquelle toute évolution des pratiques et des individus est conditionnée par la technologie (Chandler, 1995).

Plusieurs journalistes de journaux différents nous ont affirmé que les discours de la direction ne se concrétisent pas toujours en action et que les journalistes sont bien souvent aux prises avec un parc informatique vieillissant de telle sorte qu’ils utilisent leurs propres appareils, davantage efficaces. Pour ce journaliste, utiliser les appareils et logiciels désuets de l’entreprise n’était pas une option. Le répondant 5 : « Je me suis trouvé un portable et j’ai travaillé sur un portable seulement pendant deux ans. » Devant la lenteur des appareils fournis par l’entreprise, cet autre journaliste s’est aussi tourné vers son propre matériel. Le répondant 4 : « Moi à la fin, je te dirais dans les derniers six mois, j’étais tellement excédé par mon vieux PC que je traînais mon portable personnel pour écrire dessus et faire mes recherches, c’était invivable. »

Lorsque les journalistes s’équipent eux-mêmes, il peut s’ensuivre des problèmes de compatibilité comme pour ce journaliste qui travaille uniquement avec le iPad lorsqu’il se trouve en déplacement. Le répondant 5 : « Je ne pense pas que leur système fonctionne encore dans les

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iPads alors eux et moi on aurait une barrière sérieuse. » Cet autre journaliste mentionne un événement où le wifi était payant alors en amenant son propre iPad connecté et avec clavier, il pouvait suivre l’événement avec un outil mieux adapté aux circonstances. Le répondant 6 : « Je n’étais pas obligé d’être dans la salle, je pouvais m’asseoir dans le fond de la salle des congrès, à regarder ce qui se passait, continuer à aller sur Twitter pour voir ce que les délégués au congrès écrivaient. Je pouvais suivre mes affaires, comme si j’avais eu mon ordi. »

Certains journaux semblent ainsi prendre du retard dans l’actualisation de leur équipement informatique. Ce journaliste, en faisant référence à un ex-employeur, souligne la dichotomie entre les intentions de la direction de former des journalistes technologiquement aguerris et les appareils désuets qu’on met à leur disposition. Le répondant 4 : « Je trouvais ça assez ironique mais c’est assez répandu comme attitude. C’est-à-dire que généralement les patrons veulent des journalistes hyper technos à la fine pointe mais ces patrons-là sont souvent à la remorque des directeurs des finances de leurs entreprises. » Cela dit, il semble que les patrons soient plus souvent bien pourvus en équipement, et ce, avant même les journalistes. Est-ce pour tester une nouvelle plateforme avant de la démocratiser dans l’entreprise ou vraiment une habitude bien ancrée dans les entreprises de presse?

Certains journalistes semblent plutôt invoquer des causes idéologiques pour justifier ce retard technologique. Le répondant 4 : « Ça c’est une autre constante, les patrons eux ont des bons ordis avant les journalistes. » Même son de cloche dans cet autre journal qui semble changer ses pratiques selon les besoins de la direction, pas toujours selon les besoins des journalistes. Le répondant 5 : « Pour l’instant ils ont donné des iPads aux patrons. Ça peut être long. Ils ont commencé aussi en donnant des BlackBerry aux patrons. Un jour, il y a eu une crise et après ils les ont donné aux journalistes mais pas aux chroniqueurs. » Ce journaliste mentionne que là aussi, c’est une situation de crise qui a mis en évidence l’importance d’avoir des téléphones intelligents à l’aide desquels on pouvait rejoindre les chroniqueurs en tout temps sans passer par le téléphone (qui ne doit surtout pas sonner en pleine séance parlementaire).

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Ainsi, les technologies de l’information n’arrivent pas toujours dans le quotidien des journalistes selon leurs besoins ou leurs préférences. Au contraire, il semble que l’imposition de nouvelles techniques vienne presque toujours des patrons qui suivent les lignes directrices de l’entreprise pour optimiser la productivité. C’était là, en 1987, l’un des constats du mémoire de Danielle Leblanc concernant l’implantation de l’informatique dans les bureaux de La Presse (Leblanc, 1987 : 129). Et la situation semble perdurer de nos jours. Avec l’arrivée de conglomérats et d’entreprises cotées en bourse comme propriétaires de journaux, le phénomène s’est amplifié et leurs techniques de gestion, leurs stratégies de productivité, d’efficience et de profitabilité sont d’autant plus mal adaptées aux besoins et intérêts des journalistes (Klinenberg, 2005 : 62).