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CHAPITRE 2 LA PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE

2.4 Notre préoccupation générale de recherche

Notre préoccupation de recherche associée à l’éducation à la citoyenneté et, plus particulièrement, aux points de vue des enseignants et des enseignantes à propos de la mise en œuvre de cet enseignement dans les écoles, s’articule à un problème de taille, soit celui du déficit démocratique qui marque la vie sociale et politique gabonaise, comme nous l’avons illustré au chapitre précédent. Ainsi, après avoir rappelé succinctement ce qu’il en

est à ce sujet, nous allons montrer en quoi celui-ci renvoie à des problèmes d’éducation à la citoyenneté. Enfin, nous verrons comment la solution à long terme des problèmes soulevés à ce propos exige que nous nous intéressions à la manière dont ceux-ci sont envisagés par les enseignants et les enseignantes en tant qu’acteurs centraux du système éducatif.

Le déficit démocratique comme préoccupation majeure de la société gabonaise

Nous avons montré dans le premier chapitre que les sociétés d’Afrique noire avaient leurs manières propres d’envisager la vie collective, laquelle témoignait des aspects que l’on peut associer à la citoyenneté, même si les acteurs de cette époque ne faisaient pas usage de ce concept. Ainsi, ces sociétés avaient mis en place une organisation politique propre fondée sur la création de différents types d’États politiquement structurés. Nous avons aussi souligné qu’en plus d’avoir développé une activité politique autonome, ces populations exerçaient des pratiques sociales fondées sur l’attachement de l’individu à sa communauté clanique. C’est au nom d’un tel principe qu’il fallait démontrer la solidarité les uns envers les autres dans différents domaines de la vie sociale. C’est ce même principe qui avait permis l’adoption de la palabre africaine comme instance d’arbitrage des conflits qui pouvaient survenir entre des individus, les clans, voire des royaumes.

C’est sur ces manières de vivre des sociétés précoloniales que sont venues s’adosser celles véhiculées par les puissances européennes durant l’époque coloniale. Les pratiques sociopolitiques mises en œuvre par les colonisateurs ont permis d’instaurer l’État colonial, posant ainsi les jalons du cadre qui allait présider à l’exercice de la citoyenneté en Afrique. Un tel cadre a tété progressivement configuré par les structures administratives mises en place dans les colonies. Il a aussi été façonné par les pratiques de coercition et de différenciation des niveaux de citoyenneté auxquelles s’ajoutent celles développées par le système éducatif pour faciliter l’assujettissement des Africains à la culture occidentale. Les violences et les humiliations découlant de telles pratiques ont favorisé l’émergence des mouvements nationalistes qui ont conduit à la vague des indépendances survenues au milieu du XXe siècle surtout en 1960. Par les droits et devoirs que les dispositifs

constitutionnels des nouveaux États garantissaient aux individus, ces indépendances ont contribué elles aussi à enrichir le cadre d’exercice de la citoyenneté en Afrique. La promotion de ces droits et devoirs a été envisagée par les dirigeants des jeunes États

africains comme la priorité de la politique de construction nationale qu’ils avaient mise en place. Si certaines initiatives politiques, économiques et sociales ont été prises dans ce sens par ces derniers, ce qui a facilité l’amélioration des conditions de vie de leurs compatriotes, celles-ci ont été aussitôt compromises par les dérives autocratiques à l’origine des revendications pour un changement politique enregistrées dans bons nombres de pays africains et au Gabon.

De telles revendications ont favorisé le déclenchement du processus démocratique dans ces États surtout en 90, même si des facteurs exogènes (vent de l’est, chute du mur de Berlin, conditionnalité démocratique) y ont également contribué. Ce processus a connu quelques avancées au nombre desquelles nous citerons l’adoption de nouvelles Constitutions qui non seulement proclament les principes et valeurs démocratiques, mais font aussi la promotion des institutions devant en assurer la traduction effective de la vie des individus. Dans le même ordre d’idée, on peut observer que par les droits et libertés accordés aux citoyens et citoyennes, ces nouvelles Constitutions offrent des moyens d’action à l’origine du dynamisme dont la société civile fait preuve ces dernières années en prenant des initiatives permettant d’animer la vie démocratique dans ces pays.

Toutefois, il faut reconnaitre que malgré de telles avancées, ce processus se solde globalement à ce jour par un déficit démocratique en raison de la résistance des élites au pouvoir à respecter et à mettre en œuvre les nouvelles dispositions constitutionnelles. Pour illustrer une telle résistance, nous avons fait état de nombreux dysfonctionnements qu’elle occasionne dans la vie démocratique de ces États. C’est dans cette perspective que nous avons mentionné la personnalisation du pouvoir présidentielle qui, contribuant à vassaliser les autres institutions, compromet la séparation des pouvoirs. Nous avons aussi noté le manque d’indépendance des magistrats, lequel place la justice au service des puissants de même que la faible protection des droits humains pourtant proclamés dans les nouvelles constitutions, qu’il s’agisse du droit contre les traitements inhumains, du droit à la vie, de ceux relatifs à la protection des enfants ou à l’exercice de la libre expression. Soulignons enfin l’absence de transparence des élections de telle sorte que chaque scrutin est marqué par ce que d’aucuns qualifient de « mascarade électorale », de « coup d’État électoral », de « holdup électoral » ou de « tripatouillage électoral » pour fustiger les fraudes massives

auxquelles se livre constamment le pouvoir pour empêcher toute alternance politique dans ces pays.

L’intérêt éducatif de la question du déficit démocratique en contexte gabonais

Le déficit démocratique que nous venons d’évoquer soulève la question des conditions d’exercice de la citoyenneté dans les pays africains et au Gabon, lesquelles, il faut l’admettre, sont assez problématiques au regard des nombreux dysfonctionnements qui entravent le processus démocratique dans ces sociétés. L’École ne peut se tenir éloignée d’une telle question étant donné que l’une de ses missions fondamentales consiste justement à former les citoyens et citoyennes. C’est dans cette optique que nous avons, dans le présent chapitre, fait état des appels incessants que lui adressent divers acteurs (organismes, chercheurs en éducation) pour qu’elle puisse y remédier en formant des citoyens aptes à participer à la construction de leur société, devenant ainsi la porte d’entrée vers la citoyenneté démocratique. Nous avons montré que répondant favorablement à de tels appels, à l’instar de certains pays occidentaux comme la France, les États-Unis, le Canada et le Québec, le système éducatif gabonais a intégré l’éducation à la citoyenneté dans son curriculum scolaire en l’érigeant comme matière obligatoire dotée d’un programme dont les finalités soutiennent clairement la nécessité de former à une citoyenneté autonome et participative pouvant amener les élèves à exercer leurs droits et à accomplir leurs devoirs en toute connaissance de cause et à tous les échelons de la structure sociale (MEN, 1991, p. 2)59.

Il faut toutefois reconnaitre que la poursuite des finalités que l’on vient de mentionner doit s’effectuer dans une institution éducative dont l’organisation et le fonctionnement sont encore largement inspirés de la forme scolaire héritée de l’époque coloniale. Or, le modèle

59 Pour faciliter la réalisation de telles finalités, ce programme propose également des orientations aux

enseignants quant à la manière la plus prometteuse de mener cet enseignement. Ainsi, on les invite précisément à encourager les élèves à réaliser des enquêtes de terrain pouvant les aider à comprendre le fonctionnement des institutions publiques. Il leur est également demandé de travailler sur des études de cas et des documents pour amener les élèves à collecter des informations sur la base des travaux de groupe que l’enseignant se chargera d’animer. Comme l’éducation civique vise l’apprentissage de la vie en société, il convient enfin, selon ce texte, que les enseignants aménagent des dispositifs pouvant permettre aux élèves de pratiquer la citoyenneté, c’est-à-dire d’exercer leurs droits et d’assumer des responsabilités en construisant des projets collectifs susceptibles de les aider à participer à la vie de l’établissement et de leur classe (p. 6).

dominant qui correspond à cet héritage est celui que nous avons nommé la pédagogie de la soumission disciplinaire. Cette forme de pédagogie, avons-nous dit, repose sur des pratiques pédagogiques conformes au cadre de la forme scolaire, lesquelles amènent l’enseignant à imposer aux élèves le point de vue des savoirs établis, mais aussi diverses normes de conduites dans le but d’obtenir leur docilité. De ce type de pratique découle un certain nombre d’incompatibilités que cette forme de pédagogie entretient avec les visées d’éducation à la citoyenneté qui, en revanche, cherchent plutôt à faire participer les élèves à l’édification de leur nation.

Considérant une telle incompatibilité ainsi que le déficit démocratique qui caractérise la société gabonaise, nous nous interrogeons sur la manière dont les enseignants et enseignantes envisagent l’éducation à la citoyenneté des jeunes qui leur incombe. En clair, comment assurent-ils cet enseignement sachant qu’ils évoluent dans un contexte sociétal fait de contingences issues d’un tel déficit, mais s’inscrivent aussi dans un environnement éducatif fortement marqué par la forme scolaire? En d’autres termes, comment les enseignants et enseignantes responsables de l’éducation à la citoyenneté se positionnent-ils, en tant qu’acteur social, au regard du cadre d’exercice de la citoyenneté au Gabon et, en tant qu’acteur éducatif, au regard des visées et des pratiques d’éducation à la citoyenneté exercées dans leur école et dans la classe? Il est clair qu’une telle préoccupation de recherche ne s’inscrit pas dans une approche normative pour voir la conformité des pratiques des enseignants à un modèle éducatif donné, mais se propose plutôt d’éclairer leur contribution dans le cadre de la formation citoyenne de manière à comprendre le sens dans lequel s’exerce la mission de socialisation qu’ils effectuent auprès des élèves qui leur sont confiés.

La nécessité d’explorer la mise en œuvre de l’éducation à la citoyenneté à travers le point de vue des enseignants et enseignantes

Notre choix d’investiguer la mise en œuvre de l’éducation citoyenne en milieu scolaire gabonais à partir du point de vue des enseignants et enseignantes s’explique par plusieurs raisons. Certaines d’entre elles concernent la portée pédagogique d’un tel choix. D’abord, les enseignants et enseignantes occupent une place significative dans la relation pédagogique étant donné qu’ils se situent à l’interface entre les savoirs et les élèves.

Comme le soulignent Vincent, Lavallée et Sounan (2003), une telle position fait d’eux des médiateurs privilégiés des savoirs de citoyenneté auprès des jeunes dans la mesure où c’est à eux qu’échoit en grande partie la responsabilité de mettre en place les dispositifs pédagogiques nécessaires permettant de transposer au sein des classes (Chevallard, 1991) de tels savoirs ainsi que les pratiques sociales qui s’en réfèrent (Martinand, 2001) de manière à soutenir chez les élèves le développement de compétences pouvant les amener à exercer leur citoyenneté de façon avisée et responsable. En effet, les savoirs scolaires renvoient à des concepts abstraits inspirés parfois par les savoirs savants, ce qui est aussi le cas des savoirs de citoyenneté. De tels concepts ne sont pas directement accessibles aux élèves et ont besoin d’être contextualisés dans des situations d’apprentissage que crée l’enseignant au sein des classes. Ce dernier devient donc le moteur de l’activité éducative qui nécessite alors sa médiation. Selon Loarer (1996), celle-ci renvoie à une situation où « un agent médiateur intervient pour modifier les relations entre le monde des stimuli et l’individu et agit sur la manière dont ce dernier apprend ou se développe » (p. 12). Reprenant les théories de développement élaborées respectivement par Vygotsky et Bruner, Coulet (1996) traite du rôle d’autrui dans le développement intellectuel de l’apprenant. Selon cet auteur, Vygotsky a recours au concept de « zone proximale de développement » pour illustrer l’espace d’intervention au sein duquel autrui doit s’insérer pour opérer la transformation intellectuelle d’un sujet. Dans le cas de Bruner, Coulet rapporte l’expression d’« interaction de tutelle » qui témoigne des fonctions régulatrices du tuteur présenté à la fois comme celui qui enrôle le sujet, simplifie la tâche, maintient l’orientation vers le but, clarifie les consignes de la tâche, contrôle les frustrations par rapport aux erreurs, illustre des modèles et engage une communication adéquate pour étayer la tâche à réaliser. Reprenant J-F Six, Cardinet (1995) identifie les caractéristiques et définit les formes que peut prendre la médiation dans le cadre éducatif. En lien avec les caractéristiques, il souligne qu’une situation de médiation nécessite la « présence d’un tiers » ou d’un enseignant qui, en suscitant la responsabilité de l’apprenant, rend possible la relation entre celui-ci et le savoir. Une situation de médiation implique aussi le « non-pouvoir » de l’enseignant qui se doit d’admettre le principe selon lequel l’apprentissage est le résultat de l’activité intellectuelle réalisée par l’apprenant. Mais en retour, l’enseignant a la responsabilité de créer et réunir les supports pédagogiques appropriés ainsi que

d’encourager un climat serein pouvant faciliter les apprentissages. La médiation pédagogique suppose enfin que l’enseignant soit « un catalyseur » c’est-à-dire celui qui communique à l’élève les objectifs, les contenus et les moyens d’apprentissages à réaliser et sollicite sa participation. S’agissant des formes que peut prendre la médiation, Cardinet en suggère quatre types. Il s’agit des « médiations créatrices » qui visent une construction intelligente du savoir, celui-ci devant être utilisable dans d’autres contextes. Les « médiations préventives » ont pour but de repérer des niveaux de complexité des contenus à enseigner en vue de mieux organiser les situations et les étapes de l’apprentissage. Les « Re-médiations rénovatrices » visent à corriger les échecs enregistrés dans les apprentissages en redonnant confiance à l’apprenant. Enfin, les « Re-médiations curratives » se réfèrent à des pratiques de médiation réservées aux cas de déficiences intellectuelles graves.

Une autre raison qui nous motive dans cette démarche tient au fait que les enseignants nous apparaissent également comme représentant une institution ou une autorité éducative vu qu’ils jouent le rôle de courroie de transmission entre l’École et la société de sorte qu’en accédant à leur discours on peut saisir la manière dont ils envisagent le lien que l’on peut établir entre ces deux entités sociales. Finalement, notre intérêt pour le point de vue des enseignants, comme on le verra plus longuement dans le chapitre méthodologique, se justifie par le fait qu’en tant que citoyens et citoyennes, ceux-ci agissent dans leur société en amont et en parallèle de leur mission éducative. Leur discours devient à cet égard un moyen que nous tentons de mettre à profit pour cerner leur citoyenneté en acte ainsi que les répercussions que celle-ci peut avoir dans leur manière d’assurer cette mission.

Par ailleurs, passer par les discours des enseignants et enseignantes pour comprendre ce qu’il en est de l’éducation à la citoyenneté en milieu scolaire gabonais découle également de la nécessité d’enrichir les travaux permettant de comprendre ce qu’ils font dans les salles de classe au nom de cet enseignement, notamment en contexte francophone africain où les études s’inscrivant dans cette perspective ne sont pas légion. Audigier (2007: 25) relève à ce propos que les pratiques que mobilisent les enseignants sont mal connues. À son avis, si quelques études s’y intéressent, elles suggèrent des dispositifs et des manières de faire en leur donnant généralement une allure prescriptive et normative au lieu d’entreprendre des

observations de terrain pour ensuite proposer des analyses approfondies les concernant. Ainsi, avant de déplier la démarche que nous avons empruntée pour investiguer les points de vue des enseignants et enseignantes à propos de la formation citoyenne des jeunes dont ils ont la charge dans les écoles, ce qui sera l’objet du chapitre méthodologique, commençons par présenter dans le chapitre qui suit un état de la question qui nous permettra de rendre compte de certaines études empiriques concernant la citoyenneté et l’éducation à la citoyenneté afin de voir dans quelle mesure celles-ci peuvent enrichir nos propres perspectives de recherche.