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Chapitre II : Cadre philosophique de Nishida

2.2. Nishida Kitaro selon Jacynthe Tremblay

Il existe peu d’ouvrages traduits des écrits philosophiques de Nishida à partir de ses sources originales. Certains auteurs anglo-saxons, tels que Robert E. Carter (1997), ont analysé certains concepts et principes nishidiens. Mais ce sont principalement les ouvrages d’une spécialiste en études religieuses et en philosophie asiatique, Jacynthe Tremblay, qui nous ont permis d’approfondir la pensée nishidienne. Les caractères particuliers de la philosophie de Nishida nous sont apparus comme des plus pertinents pour analyser le problème québécois soulevé dans les chapitres précédents. Nous précisons que cela n’aurait jamais été possible sans les éclaircissements fournis par l’auteure elle-même, madame Jacynthe Tremblay. Nous avons donc posé la question suivante à Jacynthe Tremblay : « Est-il possible de penser un problème occidental à partir d’une perspective orientale ? » À notre grand étonnement, elle a répondu par la négative. Selon elle, par définition, le « problème » n’existait pas au départ, dans une perspective asiatique. Qu’est-ce à dire ? Avant de poursuivre sur la question de la pertinence du choix de l’auteur (nous y reviendrons infra), nous jugeons important de faire un bref récit du parcours de Jacynthe Tremblay.

C’est au terme de ses études doctorales en philosophie de la religion, en 1989, que madame Tremblay s’intéressa à la philosophie japonaise. En 1990, elle se rendit au Japon afin de réaliser un stage d’études dont le projet initial portait sur la question du néant dans la philosophie de Keiji Nishitani, un des disciples de Nishida. C’est à ce moment qu’elle fut incitée par son superviseur, Sakabe Megumi, à prendre connaissance au préalable des œuvres de Nishida dans sa langue d’origine, afin de mieux saisir les fondements de la philosophie japonaise. En étudiant cet auteur, elle éprouva une grande fascination pour sa pensée. La manière dont il remet en question les modes de pensés habituels et sa capacité de repenser radicalement les questions philosophiques éveillèrent chez elle un intérêt profond, et c’est alors qu’elle décida de se consacrer entièrement à son œuvre. Malgré les grandes difficultés que cela présentait, sa recherche progressa, quoique lentement au début, puisque les écrits de Nishida sont d’une extrême complexité. Avec le temps, madame Tremblay parvint à comprendre en profondeur l’œuvre de Nishida. De retour au Canada, en 1992, elle occupa un emploi dans le

domaine de la recherche, au Centre d’études sur l’Asie de l’Est de l’Université de Montréal. Depuis 1997, elle vit surtout au Japon et se concentre sur la recherche et la traduction des œuvres de Nishida. Ses nombreux travaux ont donné lieu à plusieurs livres et articles traitant des différents concepts du vaste système philosophique de la pensée nishidienne.

Tremblay (2007) affirme que nous pouvons considérer la philosophie de Nishida comme une des œuvres majeures ayant contribué à résoudre le problème du rapport entre « expérience » et « concept » au XXe siècle. L’analyse de ce rapport permettra à Nishida d’élaborer et d’affiner certaines notions qui, à leur parachèvement, culmineront avec celle d’« autoéveil ». Grâce à cette dernière, il parviendra à « résoudre la tension – centrale dans toute sa philosophie – entre le “soi qui connaît” et le “soi qui est connu” » (Tremblay, 2007, p. 10). Ce parcours philosophique entérinera de nouveaux paradigmes de la relation, qui auront pour fondement : « tout ce qui existe est en relation ». Cette façon de concevoir l’individu comme « être de relation » met l’accent sur l’affirmation de la singularité des individus, dont la réalisation de soi et la construction identitaire ne peut se produire qu’à travers l’expérience d’une conscience de soi inscrite dans un nécessaire rapport d’interdépendance avec les « Autres ». Cette notion du relationnel resituée au fondement de la construction identitaire peut être mise à contribution dans la réflexion sur l’altérité à notre époque.

D’après Tremblay, Nishida s’est attaqué au problème de la subjectivité moderne lié à la philosophie des Lumières. Nous pensons ici à la position adoptée par Descartes, qui situe la conscience de soi de l’individu au centre de la création, où elle seule détermine les fondements de l’existence et du vrai. Selon Tremblay, Nishida critiquera longtemps cette perspective. Selon lui, « Le “je” dont le caractère réel est hors de tout doute possible occupe ainsi une position centrale en regard du reste de la réalité. La formule cartésienne “je pense donc je suis” exprime la centration de soi de l’ego dans son propre royaume interne. Par le fait même, les éléments du monde naturel, ce qui inclut tant le corps humain que les animaux, sont vus comme une simple matière sur laquelle il exerce autorité et contrôle » (Tremblay, 2007, p. 57). Pour Nishida, l’individu devient ainsi sujet connaissant et ce qui est « Autre » que lui-même devient objet de connaissance. À cet

effet, nous assistons à une transformation des rapports humains, à une augmentation massive des modes de vie individualistes, accentuée par une exhibition des paraîtres, à la disparition des récits fondateurs, à une perte de repères chez les jeunes, etc. Par conséquent, cette modernité exige du sujet en devenir qu’il prenne la responsabilité de se construire lui-même, sans avoir recours à ses traditions (religieuses ou culturelles) ou à l’enseignement transmis par ses aînés.

« Nishida considère que le point central de la modernité occidentale consiste en cette division cartésienne de la réalité entre la conscience immatérielle, invisible et subjective d’une part, et le monde des objets matériels, visibles et extérieurs d’autre part. Profondément influencé par une interprétation du christianisme qui se réclame davantage d’une certaine lecture d’Augustin que des Évangiles, le dualisme cartésien sujet-objet eut pour but fallacieux de couper l’intellect humain du sol de son existence. Au lieu de considérer les connexions et relations internes que chaque être entretient avec tous les autres, il établit une nette distinction entre l’esprit et la matière » (Tremblay, 2007, p. 57).

Ainsi, coupé du monde, l’Occidental moderne renvoie l’« Autre » dans la catégorie de « sujet » de doute radical, donc objet de connaissance ramené au monde de la science. C’est ce concept d’« individu », se situant en tant que sujet connaissant par rapport aux « Autres » comme objet de connaissance, que Nishida remettra en question. Pour ce dernier, de tels rapports assèchent les liens et privent la relation de son caractère d’authenticité. En se désintégrant et en se détachant de l’essence fondamentale du relationnel, l’individu se vide de sa substance vitale, car pour se réaliser pleinement, chaque humain doit entrer en relation avec les « Autres » dans des rapports d’interconnexion où il participe à l’échange de « ce qui est ». Nishida démontrera, par la déconstruction de certaines notions issues de la pensée moderne, que ce sujet connaissant n’entre pas véritablement en rapport avec les « Autres ». Selon lui, la subjectivité moderne ne semble plus amener l’individu à être un être de relation. Face aux problèmes qu’engendre ce modèle de l’époque moderne, les analyses et les réflexions de Nishida

l’amèneront à penser un type de subjectivité encore inédit, qui saura remodeler l’individu qui est en train de naître.