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Dans beaucoup d’observations recueillies, il est frappant de constater à quel point les regards évitent les enfants. Et si un regard effleure un enfant, c’est rarement pour le regarder vraiment :

Regarder un enfant ne peut se résumer à le voir, à avoir les yeux sur lui, à l’avoir à l’œil, car … Quand je regarde un enfant, je le regarde avec mes yeux, mes mains, mes mimiques, ma voix, je m’approche et je recule. Je perçois plus ou moins que mon regard à une incidence sur comment, lui aussi, me regarde, me voit, me sent, m’appréhende (dans les deux sens du terme, dans l’approche ou dans la peur de l’approche). Je dis ou je me tais, je donne des fois, d’autres fois j’attends. Et je reçois aussi. Je prends ou non, je reprends ou non, j’apprends ou non, comme je sais me laisser surprendre ou non. Parfois j’évite, je calcule, je me trompe. Distance ... Proximité. Ambivalences : la sienne, la mienne. De lui, d’elle à moi, de moi à elle, à lui. Equilibre. Approche. Entente. Découverte.

Cassure. Reprise. Recommencement. Doute. Lever un voile pour lever un doute. (Kühni, 2006, p. 58)

Les regards qui évitent, qui voient sans voir, sont le moyen le plus répandu de nier les émotions des enfants, de ne pas les voir, de ne pas s’en rendre compte. Les cris de joie de Sofia à l’arrivée de l’éducatrice, ignorés et sans réponse (observation n° 3), Sonia qui mange sans que personne ne le voie (observation n° 4), Adrian que l’éducatrice ne regarde jamais de tout le repas (observation n° 9), Tom qui se fait des soucis pour sa maman et que l’on

n’entend pas (observation n° 8), les exemples sont multiples, divers et montrent comment l’éducatrice s’occupe de l’enfant, mais sans le voir.

Un enfant qui pleure souvent finit parfois par être ignoré, l’adulte ne l’entend plus, ne le voit plus. Mais surtout, les enfants qui ne pleurent pas, mais qui se replient sur eux-mêmes, s’isolent et expriment par leur repli leur difficulté à se sentir en sécurité dans la relation, peuvent passer inaperçus, surtout en ce qui concerne les plus petits. Cependant, même des enfants plus grands peuvent se replier sur eux-mêmes et ainsi échapper aux regards des éducatrices, comme l’observation de Laura le démontre (observation n° 14).

Cette petite fille de 4 ans ne se sent pas en sécurité, n’arrive pas à jouer, n’arrive même pas à s’asseoir confortablement, mais elle ne demande rien, n’appelle pas, ne pleure pas, ne dérange pas, elle s’est repliée sur elle-même. Sa souffrance, soigneusement cachée pour ceux qui ne la regardent pas « pour de vrai », est ainsi ignorée, n’est pas vue.

Parfois, la souffrance de l’enfant s’impose, il pleure, il réclame, il insiste.

Pour se préserver, les regards qui évitent ne suffisent alors plus. Comme il est difficile d’ignorer la souffrance de l’enfant, il s’agit alors de la minimiser.

Les angoisses de séparation prennent une large place, surtout les premiers temps où l’enfant vient à la crèche. La place de la mère auprès d’un petit enfant est d’une grande importance et un processus de séparation peut parfois dépasser les capacités d’adaptation de l’enfant et de ses parents. Cependant, même si l’intégration de l’enfant dans la crèche se passe bien, le processus de séparation amène une certaine souffrance dans la plupart des situations. Confrontées quotidiennement à ces séparations, les éducatrices de la petite enfance arrivent à en minimiser l’importance. Elles s’occupent certes de l’enfant qui pleure, mais elles peuvent qualifier ses larmes de « caprice », penser qu’il « exagère », qu’il

« fait marcher sa mère », que « ce n’est pas grave ». Ces qualifications font parfois écho aux dires des grands-mères d’antan, qui suggéraient de laisser pleurer les enfants : « ça leur fera les poumons ».

Ainsi, Karim qui pleure quand les personnes qu’il connaît s’absentent, quand des inconnus arrivent (observation n° 6), « exagère un petit peu », « il profite même ». Et Alex, qui réclame sa maman (observation n° 7) est renvoyé aux prochaines vacances avant que la parole soit vite passée à un autre enfant.

Les pleurs d’un enfant sont souvent disqualifiés, toute importance leur est niée, comme dans l’observation d’Adrian (observation n° 9) qui pleure à la fin du repas ; l’éducatrice conteste alors tout sens à ces pleurs : « tu ne sais plus pourquoi tu pleures en fin de compte ».

Afin de mieux pouvoir ignorer les émotions des enfants, les éducatrices mettent en œuvre des moyens pour ne pas les voir. Ainsi, les doudous, les objets transitionnels selon la théorie de Winnicott, rappellent justement la transition entre l’enfant et sa mère. L’enfant qui s’accroche à son doudou, pendant de

longs moments, rappelle ainsi cette séparation imposée que les éducatrices veulent oublier. Alors, elles les rangent. L’enfant, seul, ne rappelle plus constamment l’absence de sa mère. D’autre part, un bout de tissu ou une peluche usée arrivent à mieux consoler que la présence de l’éducatrice : vu sous cet angle, il est difficile d’imaginer de mise en question plus virulente de l’action de l’éducatrice et d’elle-même en tant que personne. Face à cette blessure due à ce qu’une éducatrice peut ressentir comme une mise en scène de son insuffisance par l’enfant, le savoir théorique concernant l’importance de l’objet transitionnel, et le fait que l’enfant le posera de lui-même, dès qu’il n’en aura plus besoin, n’a que très peu d’emprise sur l’éducatrice qui préfère le ranger. « Comme ça, tu ne le perds pas », entend-on souvent. C’est ainsi que Lisa doit poser son Lapinou (observation n° 2) et que Yaël n’a pas droit à sa sucette :

Observation n° 17 :

Les enfants arrivent depuis la salle à manger dans la salle de jeux, à 9h40, après le goûter. Ils vont à la réunion. Yaël arrive au portail. Une éducatrice est debout, dans la salle, à côté du portail. Yaël a une sucette dans la bouche.

L’éducatrice lui dit : « Je t’enlève la sucette » et elle tend la main pour la prendre. Yaël fait non de la tête, vigoureusement. L’éducatrice tire sur la sucette. Yaël essaie de la retenir. L’éducatrice l’enlève : « Je suis d’accord quand c’est pour dire au revoir à papa. Mais là, non. » L’éducatrice part pour ranger la sucette à un crochet. Yaël reste là, immobile et retient ses pleurs.

L’éducatrice discute avec une collègue, sans regarder Yaël, pour lui expliquer que Yaël n’a plus besoin de sa sucette. L’enfant est à côté d’elle.

Une autre façon de rendre moins visible les émotions d’un enfant consiste à l’isoler. Un bébé qui pleure sans cesse est difficile à supporter. Alors, il se peut que l’éducatrice le mette au lit. Peut-être qu’il est fatigué. Peut-être que non. Son chagrin se verra moins, et surtout il s’entendra moins.

De la même manière, un enfant qui s’excite, qui désobéit, qui fait du bruit peut également être mis à part, dans un coin, un peu plus loin. Cette sanction peut permettre à l’enfant de se calmer, mais surtout elle rend moins visible le déferlement des émotions que l’enfant n’arrive pas à canaliser selon les exigences des adultes.

Les mêmes phénomènes de minimisation ou de négation des émotions peuvent se rencontrer dans d’autres métiers du social, comme en gériatrie :

Travailler dans la routine, c’est-à-dire mécaniquement, comporte le risque de s’instrumenter et d’objectiver l’autre, que ce soit le collègue, le patient, ou même les familles. Il introduit aussi le risque de ne ‘plus voir les choses’ et d’ignorer les nuances. Le travail effectué ‘dans la routine’ peut donc générer une forme de maltraitance ‘par négligence’ : ne pas parler à la personne, ne pas la regarder, ne pas changer sa couche, ne pas mettre le verre d’eau à proximité de sa main, ne pas répondre à ses appels, ne pas lui accorder d’attention dans des

moments de détresse. Ce sont ‘des petites choses dont on ne se rend pas compte’.

Cette forme de maltraitance est moins spectaculaire [...]. Mais elle s’immisce sans bruit dans le lien social, jusqu’à, parfois, le rendre ‘inhumain’. (Dujarier, 2002, p. 117)

Nier, minimiser ou rendre moins visible les émotions des enfants, leurs souffrances, permet de mieux faire face. Cependant, les souffrances subsistent et l’éducatrice peut éprouver un sentiment d’inadéquation. Une des finalités du travail d’éducatrice du jeune enfant consiste bien à permettre de construire un sentiment de sécurité affective et le caractère paradoxal des moyens de défense mis en place est difficile à ignorer.

En conséquence, il est fréquent que les éducatrices cherchent à trouver d’autres stratégies qui suscitent moins ce sentiment d’inadéquation et qui permettent de valoriser leur rôle professionnel.