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Les règles existantes sont des règles collectives. Elles s’appuient sur des maximes, souvent implicites, des idéaux réduits à des consignes, comme dans l’observation n° 1 où l’équité est ramenée à un « c’est pour tout le monde la même chose ».

Le déni des émotions, des angoisses des enfants est dans la plupart des cas collectif. Il serait d’ailleurs très difficile de nier les émotions d’un enfant si une collègue à côté réagissait autrement. Pour que cela tienne, il y a nécessité d’une construction collective. Ainsi, dans l’observation n° 3, les éducatrices partagent collectivement le déni des cris de joie de Sofia. Aucune ne réagit à ses cris retentissants, et pourtant, quatre ou cinq éducatrices sont présentes dans la salle. La même ignorance collective de ce qu’un enfant exprime, de ce qu’il est en train de vivre, se retrouve dans les observations n° 13 et n° 14.

Les bases nécessaires à ce déni collectif se construisent à partir des représentations, des images partagées par l’équipe concernant un enfant, une situation. Dans l’observation n° 6, il apparaît clairement comment la représentation d’une situation, d’un enfant se construit collectivement.

Ensemble, les éducatrices considèrent que Karim exagère, qu’il profite, et cette représentation se communique, se passe de l’une à l’autre pour créer une prise en charge collective, où Karim est certes entouré, pris par la main, consolé, mais où aucune des personnes présentes n’évoque jamais ses angoisses de séparation, ses difficultés à se sentir en sécurité sur le plan affectif.

Le même phénomène de construction collective d’une image d’un enfant se retrouve dans les observations n° 10 et n° 4. Dans l’une, les éducatrices construisent cette image de Tom qui mange trop, tandis que dans l’autre, Sonia, quant à elle, ne mange pas assez. Le repas de Sonia se trouve inscrit au milieu

d’un dialogue la concernant entre les deux éducatrices présentes. Avant le repas, l’éducatrice communique à la remplaçante, de façon sous-entendue et implicite, l’image de Sonia qui a été construite dans l’équipe, et à la fin du repas, l’éducatrice remplaçante confirme cette image et sa collègue acquiesce. Tout s’est déroulé selon les attentes construites préalablement, et l’éducatrice remplaçante, Sabine, a suivi les règles implicites du collectif sans s’engager véritablement dans une interaction avec Sonia :

L’éducatrice qui s’occupe de la table d’à côté lui dit : « Sonia …… Oui, je te laisse découvrir. » Quelques instants plus tard, elle ajoute : « Sonia …… Oui, tu fais ton expérience. Peut-être avec une autre personne … » [...] A la fin du repas, Sabine range les plats. Elle dit à sa collègue : « Sara a bien mangé, Sonia pas trop.» L’autre éducatrice acquiesce de la tête.

Ces représentations construites collectivement peuvent ainsi amener à un déni de ce qui se passe, et former la base d’un phénomène de bouc émissaire : un enfant jamais à la hauteur, qui perturbe, qui est responsable de ce qui ne marche pas. Ainsi, dans l’observation n° 18, les deux éducatrices partagent l’image de Martha, la consolident, image qui veut que Martha, même si elle est terrible aujourd’hui, est encore dans ses bons jours : d’habitude, elle est encore plus « terrible » :

Martha (3 ans) a poussé fort un enfant. Sandra, l’éducatrice la gronde [...] et vient voir sa collègue dans la pièce d’à côté : « Elle est terrible, aujourd’hui. » Sa collègue lui répond : « Ah, là elle est dans ses bons jours, Martha. Ce matin, ça allait. » Sandra continue : « Je l’ai mise à jouer toute seule. Elle n’arrive pas à jouer avec les autres. »

De façon analogue aux représentations concernant un enfant où une situation, les règles mises en place se construisent collectivement, comme par exemple les limites du jeu autonome de l’enfant (observation n° 15). Un temps limité, un nombre d’enfants limité, un déplacement des jeux limité, forment la base de l’intervention de l’éducatrice, qui décrète : « ça, ce n’est pas jouer ce que vous faites ! » Les règles implicites du collectif prévoient que ce sont les adultes qui définissent ce qu’est le jeu autonome de l’enfant.

Les pratiques concernant les doudous, les sucettes, font également partie d’un fonctionnement collectif. Ainsi, quand l’éducatrice enlève la sucette à Yaël (observation n° 17), la règle mise en place consiste à laisser la sucette pendant le moment de séparation, mais à la suspendre ensuite à un crochet. Ces règles instaurées permettent ainsi de rassurer et de se rassurer face aux larmes de Yaël.

Une des règles implicites les plus répandues consiste cependant à ne pas intervenir dans l’interaction entre une collègue et un enfant, à ne pas se mettre en contradiction avec une collègue. Cette règle d’une acceptation, ou au moins d’une tolérance, face à ce que font les collègues, peut se repérer ainsi dans l’observation n° 5. Ici l’éducatrice menace Adriana de lui couper les cheveux,

et son action est soutenue par le silence de ses collègues. Les cinq adultes présentes n’interviennent pas, ne disent rien ni à l’enfant, ni à l’éducatrice, ne font aucun geste. Adriana a été sujet à des moqueries et à des menaces, dans le silence des autres adultes présentes. Après, dans un aparté, clandestinement, Adriana cherche du réconfort auprès de la jeune aide. Les règles du collectif demandent de ne pas intervenir dans l’interaction entre une collègue et un enfant, et l’aide ne peut le faire qu’après coup, en « trichant ».

Dans un collectif comme celui de l’observation du repas d’Adrien, il est ainsi plus important de soutenir sa collègue éducatrice que de soulager la souffrance d’un enfant. Il est pourtant tentant de s’indigner des façons de faire et de parler de l’éducatrice (Marie) et de considérer qu’elle a une difficulté d’ordre personnel avec cet enfant, la situation ou le métier en tant que tel. Et pourtant, pendant ce repas, Marie ne se trouve pas seule face à Adrien, une stagiaire est assise à la même table, une autre éducatrice est debout dans la salle pour servir les enfants, deux autres éducatrices sont assises à d’autres tables … Et ces autres éducatrices soutiennent l’action de Marie, vont dans le même sens, s’abstiennent de faire autrement. L’éducatrice qui est debout ne sert pas de légumes à Adrien, en l’ignorant. Cela fait partie des règles implicites mises en place, Adrien n’a pas droit aux légumes. Parce qu’il ne les aime pas ? La raison n’est pas apparente.

Quand Marie se fâche avec Adrien, les autres éducatrices n’interviennent pas, elles font comme si elles n’entendaient pas. Lorsqu’Adrien pousse son assiette vers la stagiaire afin de lui demander d’intervenir et de le resservir, Marie répond pour la stagiaire : « Anne, elle n’a pas envie d’avoir ton assiette devant elle. » Par cette remarque, Marie demande à la stagiaire de ne pas intervenir et de la soutenir dans ce qu’elle est en train de dire. La stagiaire cherche alors à réconforter Adrien, mais sans entrer en contradiction avec Marie : « Adrien, tu n’as plus besoin de manger, tu laisses juste devant toi. » Marie a demandé qu’Adrien laisse son assiette devant lui. L’éducatrice qui débarrasse les assiettes respecte alors l’injonction de Marie et n’enlève pas son assiette, même s’il ne mange plus. Là encore, c’est la stagiaire qui finalement enlève l’assiette à la fin du repas, sans qu’Adrien ait été resservi.

Les pratiques de Marie sont acceptées par le collectif, parfois en silence, parfois soutenues par l’action des autres éducatrices. Seule la stagiaire, présente dans l’institution depuis quelques jours seulement, intervient à deux reprises dans un léger décalage, mais sans entrer en contradiction avec Marie. Dans cette situation également, il ne s’agit pas d’une problématique individuelle seulement, mais bien de pratiques collectives de prise en charge d’un enfant en crèche.

Si une situation comme celle du repas d’Adrien est travaillée en équipe, discutée, analysée, la tentation est forte de la réduire à une problématique

individuelle, ce qui évite de prendre en compte la dimension collective et institutionnelle :

Un échec n’est que très rarement analysé au vu du contexte organisationnel ou social : les problèmes sont expliqués spontanément par l’insuffisance des individus, leur fragilité, leur manque de résistance au stress. (Dujarier, 2006, p.

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Dans une situation comme celle-ci, il n’est plus possible de se dégager de ce qui est en train de se vivre :

Comment partager sa honte de mal faire, voire, de faire mal ? Dans ce cas, le collectif de travail n’est plus une ressource pour chacun. Ce qui peut être vécu comme une véritable ‘loi du silence’ ne peut que renforcer les conditions d’apparition d’actes de maltraitance. [...] Car la maltraitance, en étant elle aussi jugée ‘inacceptable’ peut être déniée et cachée. Ce faisant, elle est entretenue. (Dujarier, 2002, p. 122)

La règle, appliquée par les collectifs de travail des institutions de la petite enfance, consistant à soutenir les collègues dans leurs interactions avec les enfants, permet certainement une cohésion d’équipe plus forte ainsi qu’une certaine cohérence dans les interventions auprès des enfants. Cependant elle porte en elle le risque de ne pas pouvoir aborder ce qui est douloureux, difficile, ni même l’inacceptable.