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L’objectif premier de ma démarche consistait à mieux comprendre le sens des pratiques dans les institutions de la petite enfance, notamment le sens de l’écart entre les finalités évoquées et les pratiques réelles. Cette compréhension, nécessaire dans mon cheminement, devait ensuite, selon moi, aboutir à des pistes permettant de trouver des dégagements, des réponses différentes, de transformer la réalité.

A ce stade de mes recherches, il me semble ainsi possible d’évoquer certaines caractéristiques spécifiques aux pratiques éducatives des éducatrices du jeune enfant :

1. Les finalités évoquées dans les projets pédagogiques ou dans les discours des professionnelles sont de l’ordre d’un idéal et non de prescriptions tenant compte des contraintes de la réalité.

2. L’écart entre les finalités évoquées et les pratiques réelles découle essentiellement de la nécessité pour les éducatrices de mettre en place des stratégies de défense face à la peur de ne pas pouvoir affronter la charge psychique importante de ce métier.

3. Ces stratégies de défense se construisent collectivement et font partie des règles implicites du collectif.

4. Ces stratégies de défense sont organisées dans un système, système qui prend la forme d’une idéologie défensive du métier.

5. Une idéologie défensive du métier ne détermine pas seulement les pratiques, mais également les valeurs partagées par le collectif, les représentations construites collectivement.

Partant de ces caractéristiques, il me semble ainsi nécessaire d’une part de retravailler l’aspect des finalités éducatives en cherchant à leur donner la forme de prescriptions de travail tenant compte des contraintes de la réalité et du « genre » constitué par le collectif, afin de les rendre possibles à réaliser :

L’absence de connaissance, de symbolisation et de discussion des limites dans ce que l’institution peut raisonnablement offrir comme service crée une situation où l’on doit être à la hauteur de l’impossible. [...] Pourtant, les normes sociales permettant de distinguer l’acceptable de l’inacceptable peuvent être porteuses d’une dynamique de progrès. Mais dans ce cas, elles sont construites à partir de la prise en compte des conditions concrètes d’existence et de travail. Elles constituent des lois sociales et morales dont la transgression est condamnable à condition qu’elles résultent d’un choix parmi des actes possibles. L’idéal, dans ce cas, garde son statut d’idéal, c’est-à-dire d’horizon. Au cœur de la question morale résiderait donc notre capacité à agir, c’est-à-dire de la compréhension et de la (re)connaissance collective des limites ontologiques, systémiques et sociales à toute volonté de transformation. (Dujarier, 2002, p. 123)

D’autre part, un travail d’équipe s’impose afin que le collectif puisse aborder les règles explicites et implicites qu’il partage. La compréhension des mécanismes en jeu permet-elle un dégagement possible ? Je partagerais ici la réponse donnée par Mireille Cifali :

Faire ainsi comprendre les ressorts de l’inacceptable vise non à produire de la banalisation et moins encore de la dramatisation, mais vise à ne jamais abandonner et à se coltiner cette réalité révoltante dans l’espoir qu’elle cède. Ma posture alors : tenter de faire comprendre, afin qu’un mouvement, un déplacement soient rendus possibles. Le savoir ne serait pas nocif dans le sens qu’il encouragerait le découragement, mais bénéfique en ce qu’il encouragerait l’initiative. Cette croyance en les effets du savoir sur nos actes, peut paraître naïve comme posture, mais je m’y tiens. (Cifali, 2002, p. 38)

En somme, il s’agirait de réduire l’écart entre finalités et pratiques réelles, en ajustant les finalités à ce qu’il est possible de faire, et non à des idéaux qui ne peuvent que fournir une ligne d’horizon, et en assouplissant les stratégies défensives du collectif :

C’est d’un double mouvement, de transformation de l’organisation du travail et de dissolution des systèmes défensifs, que peut naître une évolution du rapport santé mentale – travail. (Dejours, 2000, p. 174).

Ce travail, permettant de transformer les pratiques effectives ne peut qu’émaner du collectif lui-même. A partir des observations recueillies dans d’autres institutions de la petite enfance, j’ai ainsi cherché à mettre en place un dispositif dans l’institution dont je suis la responsable, dans le but de mettre en mouvement un possible travail sur les règles du collectif, le « genre » propre au métier d’éducatrice du jeune enfant :

Il est possible de déboucher sur des dialogues professionnels, creuset d’un travail générique du collectif. En effet, la multiplication et la confrontation des styles du même genre rendent le genre visible et discutable. Il existe entre ce que les travailleurs font, ce qu’ils disent de ce qu’ils font, et ce qu’ils font de ce qu’ils disent, tous les niveaux de l’élaboration de l’expérience professionnelle. (Clot, 1999, p. 218)

Dans l’institution dont je suis la responsable, des colloques d’équipe ont lieu toutes les quatre à six semaines. Depuis 2003, un intervenant extérieur participe à ces colloques afin de favoriser une démarche d’analyse de pratique.

Lors d’un de ces colloques, l’idée de travailler à partir de mes recherches en vue de cet ouvrage a été proposée aux membres de l’équipe, d’une part pour que je puisse m’appuyer sur les réflexions des éducatrices elles-mêmes dans le cadre de ce travail, d’autre part afin de construire une possible démarche collective dans l’institution même. Lors du colloque suivant, j’ai ensuite esquissé certaines des hypothèses abordées dans ce texte sur la base d’un résumé distribué à toutes les personnes de l’équipe. Suite à cet exposé, l’intervenant a lu trois des observations effectuées (observations n° 6, 9, et 13).

Les éducatrices ont ensuite discuté de ces observations, tout en faisant des liens avec l’exposé précédent. Cette discussion a été enregistrée et retranscrite dans son intégralité.

La présentation de mes recherches à l’équipe avec laquelle je travaille a poursuivi trois objectifs différents. La réflexion qui a amené à ce texte s’est certes amorcée par un « déclic », lors de la vision de ce film concernant les ouvriers du bâtiment et du cours d’analyse de pratique de Guy Jobert. Cette expérience d’une découverte n’aurait cependant pas pu avoir lieu sans une base de réflexions menées depuis de nombreuses années, concernant ma pratique professionnelle et celle de l’équipe avec laquelle je travaille. Ce texte a donc pu voir le jour aussi grâce aux expériences que j’ai vécues avec les éducatrices, grâce à nos échanges, nos discussions. Le premier objectif consistait alors à rendre aux éducatrices le fruit de ces réflexions, à les partager avec elles, dans un élan de reconnaissance pour leur apport précieux.

Ce texte s’intéresse aux failles, aux écarts, et j’ai eu le souci pendant toute la durée de ce travail, que certaines éducatrices puissent ressentir ma démarche comme une trahison, trahison de leur identité professionnelle. Le deuxième objectif, indispensable pour moi, consistait alors à leur présenter ce texte, à en débattre avec elles, afin de pouvoir clarifier ma position et répondre à leurs interrogations dans une relation directe et non par l’entremise d’un texte écrit seulement.

Troisièmement, cette discussion pouvait s’inscrire dans un projet de recherche-action. Quelle est la réaction des éducatrices face aux réflexions menées dans ce texte ? Comment se situent-elles face aux mises en question avancées ? Quel processus peut se mettre en place à partir des données

présentées, de leur discussion, d’une réflexion approfondie concernant les pratiques quotidiennes ?