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Mise en place de formes défensives d’organisation institutionnelle

En plus des stratégies défensives insérées dans une pratique tant individuelle que collective, il est également fréquent de repérer des structures institutionnelles qui peuvent avoir une fonction défensive et évitent l’émergence de certaines émotions.

Une grande partie des crèches de Genève sont organisées par groupe d’âge. C’est un des moyens les plus fréquents d’éviter des attachements trop

forts entre éducatrices et enfants, et ainsi des émotions trop vives. Les enfants sont répartis en quatre groupes d’âge : bébés, petits, moyens et grands. Les dénominations peuvent varier, l’organisation des changements de groupe également. Les enfants changent, durant une période de quatre ans, à trois reprises de groupe d’enfants, d’adultes de référence, de lieu de vie. Cette répartition facilite l’organisation et la gestion de l’espace, la gestion des inscriptions au début de l’année scolaire, la mise en place d’activités de groupe en fonction du développement des enfants, mais impose séparations et ruptures multiples à un moment où l’enfant est en train de se construire et a besoin de sécurité affective et de constance.

Outre les avantages organisationnels, la répartition en groupes d’âge répond également à une stratégie implicite de réguler la charge émotionnelle.

Certaines éducatrices disent qu’elles préfèrent une telle organisation institutionnelle, parce qu’elle évite que l’on s’attache trop fortement aux enfants.

Il y a d’autres formes d’organisation institutionnelle qui peuvent introduire des ruptures et ainsi éviter des attachements trop forts, comme c’est le cas par exemple dans la description suivante :

Le personnel ‘roule’ sur toutes les sections : il change chaque semaine ou tous les quinze jours de groupes d’enfants. Cette organisation empêche une relation continue avec un enfant dans un groupe et instaure des séparations régulières : toutes les deux semaines la puéricultrice part du groupe, elle revient quatre ou six semaines après. Finalement toutes les puéricultrices connaissent tous les enfants. Il y a des ‘préférés’ : ils sont alors vus ou pris brièvement lorsque la personne ‘s’échappe’ de sa tâche et ils sont souvent lâchés aussi vite. La séparation est ainsi toujours présente dans la relation sous formes d’interruptions, de ruptures. [...] Dans les pratiques, l’activisme, le faire sont surinvestis par la directrice et l’équipe. La directrice travaille beaucoup. Ménage et propreté sont des priorités, le rangement doit être scrupuleux. (Mellier, 2000, p. 41)

Historiquement, l’approche très hygiéniste, qui avait cours avant les travaux de Spitz concernant l’hospitalisme, permettait également d’isoler les enfants les uns des autres (Renevey Fry, 2001). Les bébés passaient leur journée dans leurs lits, des lits à barreaux parfois isolés les uns des autres par des rideaux, des paravents. Les enfants plus grands restaient dans leurs lits quand ils ne se trouvaient pas dans des parcs à bébés. Cet isolement empêchait le jeu, et ainsi le désordre et le bruit qui lui sont liés.

L’importance de l’hygiène pour éviter la surmortalité infantile permettait de justifier cet isolement, et ainsi au personnel de juguler toute impression de faire souffrir indûment les enfants :

Nécessaires à la protection de la santé mentale contre les effets délétères de la souffrance, les stratégies défensives peuvent aussi fonctionner comme un piège

qui désensibilise contre ce qui fait souffrir. Et, au-delà, elles permettent parfois de rendre tolérable la souffrance éthique, et non plus seulement psychique, si l’on entend par là la souffrance qui résulte non pas d’un mal subi par le sujet, mais celle qu’il peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes qu’il réprouve moralement. En d’autres termes, il se pourrait que faire le mal, c’est-à-dire infliger à autrui ‘une souffrance indue’ [...] occasionne aussi une souffrance à celui qui le fait, dans le cadre de son travail. Et contre cette souffrance, s’il est capable de construire des défenses, il peut sauvegarder son équilibre psychique. (Dejours, 1998, p. 40)

Les changements d’organisation institutionnelle introduits progressivement suite aux travaux de Spitz, Bowlby, de l’orphelinat de Lóczy et d’autres encore, ont permis d’abolir cet isolement, de viser à mettre en place une sécurité affective suffisante pour les petits enfants. Les changements d’organisation institutionnelle et les améliorations de la prise en charge qui en découlent pour les enfants ont profondément changé les pratiques éducatives.

Mais ces changements ont enlevé certains moyens de défense mise en place de l’extérieur, par des formes défensives d’organisation institutionnelle ce qui expose les professionnelles à une charge psychique supplémentaire, sans qu’elles y aient été préparées :

D’autant que si ce changement rend plus ‘intéressant’ le travail, cet intérêt renouvelé s’accompagne d’une contrepartie que les auxiliaires ont formulé timidement mais néanmoins à plusieurs reprises : en devenant plus intéressant, le travail devient aussi plus ‘stressant’. On se pose davantage de questions sur son rapport aux enfants, aux parents [...] Un plus grand investissement au travail semble s’accompagner de stress, d’où des remarques, pas toujours des plus agréables parfois, du mari et/ou des proches. Malgré cela, mais aussi dès que l’on tient compte des dimensions collectives caractéristiques de l’univers du travail des auxiliaires, il est étonnant de constater la rapidité avec laquelle les personnes ont décidé de transformer leurs pratiques dès qu’elles ont pris conscience des modifications nécessaires à y apporter. Or, comme nous avons pu le constater depuis que nous intervenons dans plusieurs établissements, des catégories de professionnels en contact direct avec les enfants et qui ont eu une formation assez limitée aux pratiques éducatives, comme les auxiliaires de puériculture ou les Aides Médico-Psychologiques (AMP), sont en fait très motivées dès qu’on leur propose un travail réflexif sur les pratiques éducatives, et encore plus, si à l’occasion de séquences de formation intra-institutionnelle, il s’agit de réfléchir aux transformations possibles à mettre en œuvre au niveau de leurs propres pratiques. (Fablet, 2004, pp. 182-183)

Les conditions de la prise en charge des enfants se sont améliorées. De même, les conditions de travail des professionnelles ont connu une nette amélioration avec l’introduction, en Ville de Genève, d’une Convention collective en 1992. La durée hebdomadaire d’un plein temps a été réduite à 39 heures, les vacances pour le personnel éducatif travaillant en crèche s’élèvent à

7 semaines, ce qui permet à beaucoup d’éducatrices de travailler à temps partiel.

Pourtant, des plaintes fréquentes continuent à surgir concernant un état de fatigue. Fatigue « insolite peut-être, parce qu’elle ne correspond pas à un effort trop intense des organes, mais à une répression de l’activité spontanée de ces organes (moteurs et sensoriels). [...] La fatigue peut aussi trouver son origine dans l’inactivité. Inactivité fatigante parce qu’elle n’est pas une simple mise au repos, mais au contraire une répression-inhibition de l’activité spontanée. (Dejours, 2000, p. 162).

L’amélioration des conditions de travail, si bénéfique soit-elle, ne peut pas enlever la charge psychique importante du métier d’éducatrice.