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Sur un plan historique, les crèches ne sont apparues que récemment. La première crèche de Genève a été fondée en 1874, quelque trente ans après la première crèche fondée en France, à Paris. En outre, leur existence même a été fortement mise en question dans les années 1950. Les travaux de René Spitz concernant des symptômes d’une « dépression anaclytique » chez les enfants placés en orphelinats démontrent que ces enfants se trouvent dans une situation de carence affective, qui a été désignée par le terme d’ « hospitalisme » (Renevey Fry, 2001).

D’autres chercheurs, dont notamment Bowlby, s’intéressent aux liens entre soins maternels et développement du petit enfant. Dans un rapport établi pour l’Organisation mondiale de la santé en 1951, Bowlby « fait état des répercussions dramatiques pour les millions de bébés et d’enfants qui, durant et après la guerre, ont été séparés ou ont perdu leurs parents » (Pierrehumbert, 2003, p. 79). Il élabore ensuite sa théorie concernant l’attachement qui met en exergue l’importance d’une relation privilégiée avec la mère pour le petit enfant. Selon cette théorie, un séjour de longue durée en institution met en danger la santé mentale des petits enfants.

Tant Spitz que Bowlby ont considéré que c’est l’absence de la mère qui provoque les signes d’un « hospitalisme ». Pour qu’il soit en bonne santé, un enfant devrait grandir auprès de sa mère. Les travaux de Spitz et de Bowlby se sont intéressés aux orphelinats dans une situation d’après-guerre. L’accueil en institution, donc en crèche également, serait alors dangereux pour le développement de l’enfant. Ces théories se sont intéressées aux liens entre mère et enfant et à leur manque, sans tenir compte du fait que la façon d’organiser les crèches pouvait avoir une influence décisive :

Au joyeux laisser-aller des crèches du XIXe siècle va se substituer un modèle de la purification. A un dehors nécessairement infesté de germes s’opposera un dedans aseptisé, blanc, à l’air et aux contacts raréfiés, où pourra s’édifier une barrière à la contagion et aux épidémies toujours menaçantes. Aux enfants il suffit d’offrir un lieu stérile et propre où la chasse à la saleté prime sur tout :

récurer les sols et les murs, baigner à grande eau les enfants, les revêtir de vêtements appartenant à la crèche, pour sans cesse les éloigner des dangers véhiculés par l’extérieur. La clôture hygiénique doit être absolue et par conséquent les contacts avec les familles doivent également être passés au crible purificateur du sas. En 1971 encore, dans de nombreuses crèches parisiennes, les parents devaient passer par le vestiaire pour déshabiller leur enfant et le tendre nu au-dessus d’un guichet à une auxiliaire qui le baignait, lui prenait la température, le vaselinait, le saupoudrait délicatement de talc et le revêtait des vêtements immaculés de la crèche. Ainsi revêtus des signes de leur régénération, les plus jeunes étaient posés, attachés, dans leur berceau immaculé garni de rideaux blancs les isolant du monde, les plus grands dans des lits-cage ou dans un immense parc au sol vigoureusement encaustiqué chaque samedi, jonché de quelques rares jouets en caoutchouc préalablement désinfectés, source de conflits, de morsures et de cris. (Mozère, 2005, p. 240)

Il semble évident que la vie en collectivité n’aura pas les mêmes conséquences sur le développement des enfants, selon que l’enfant peut y construire ou non des relations sociales et affectives. La situation dans les crèches a fondamentalement changé depuis, mais il subsiste encore de nombreuses traces de cette approche très hygiéniste dans les représentations des différents corps de professionnels. En témoigne par exemple l’amalgame établi entre les dangers relatifs à l’existence des crèches en tant que telles, et ceux relatifs à leur organisation dans une approche hygiéniste.

Malgré les théories de Spitz et de Bowlby qui ont attiré l’attention sur les risques que peuvent encourir les enfants qui sont placés en institution, les crèches se sont développées massivement depuis. Cette contradiction ne s’explique certainement pas par des raisons d’ordre psychologique ou scientifique, mais plutôt par « le rôle essentiel joué par les facteurs économiques dans la mise en place de structures d’accueil pour les enfants.

Nous ne connaissons pas d’exemple de société ou de pays dans lequel la demande de structures d’accueil d’enfants n’a pas été, avant tout, motivée par des impératifs économiques » (Lamb & Sternberg, 1992, p. 25).

Actuellement, les crèches connaissent un développement de plus en plus important. Elles font partie intégrante des sociétés urbaines alors qu’il y a seulement une cinquantaine d’années, leur existence même a été considérée comme dangereuse pour le développement des petits enfants. Les crèches font office de séparateur institutionnel entre une mère et son enfant et cette fonction de séparation qui fait partie du quotidien des éducatrices de la petite enfance est extrêmement chargée émotionnellement.

La mise en question des crèches suite aux recherches concernant l’hospitalisme, historiquement récente et très fondamentale, n’est pas sans influence sur le vécu des personnes qui y travaillent et peut être ressenti comme un manque de reconnaissance de la part de certains chercheurs, de certains

politiciens et même d’une part importante de la société dans son ensemble. Les éducatrices elles-mêmes partagent parfois cette mise en question des crèches en tant que telles. Ainsi, lors de discussions informelles, une éducatrice explique qu’elle ne mettrait jamais son bébé en crèche ou une autre déclare qu’il faut s’adapter au maximum aux bébés, « parce ce que ces petits bouts de chou ne sont pas faits pour la vie en collectivité ».

Dans un ouvrage très récent sur « L’Accueil en crèche » (Jacquet-Travaglini, Caffari & Dupont, 2003), le caractère potentiellement néfaste de l’accueil institutionnel de petits enfants en tant que tel est encore évoqué comme suit :

Pour cela, il faut admettre que la crèche peut être créatrice de troubles pour les enfants qui la fréquentent. Et ceci même si elle dispose des professionnels les mieux formés et très attentionnés, de locaux, d’aménagements et de moyens matériels optimaux. Nous touchons là à un tabou : il est difficile d’admettre et d’accepter à des éducatrices animées des meilleures intentions, munies d’un bagage et de connaissances considérables, que la crèche peut avoir des effets négatifs sur l’enfant. Il ne l’est pas moins pour les parents qui n’ont pas d’autre choix et qui voient dans la crèche le lieu idéal en vue de la socialisation de leur enfant. Les parents ayant besoin de pouvoir faire confiance aux éducatrices pensent justement que le fait de confier leur enfant à des professionnelles le prémunit de tout problème. (p. 39)

Réfléchir aux meilleures façons de travailler en crèche n’est pas facile tant les débats tendent à glisser vers la remise en question de l’existence même des crèches. Dans beaucoup de recherches, de discussions, il s’agit souvent d’être pour ou contre les crèches. Lors de nombreux débats, les éducatrices cherchent à justifier l’existence des crèches, leurs bienfaits, ainsi que leur identité professionnelle. Pourtant les crèches existent, beaucoup d’enfants y sont accueillis, et être pour ou contre ne permet pas d’aboutir à une réflexion autour des pratiques éducatives réelles. Quelles conditions doit offrir un accueil en crèche pour permettre le meilleur développement possible des enfants ?

Un enfant placé en garderie fera des expériences à la fois enrichissantes et stressantes. La probabilité et la manière dont les enfants seront affectés par ces expériences au cours du temps dépendent de nombreux facteurs, comme l’âge et le tempérament de l’enfant, le type d’accueil, la qualité des interactions en garderie, et la qualité des interactions parentales avant et après l’accueil. Etant donné qu’à présent nous prenons davantage en considération l’importance de ces facteurs, nous sommes plus à même de reconnaître les situations où l’enfant risque de souffrir. Par conséquent, nous devrions être de plus en plus capables de structurer les expériences de l’enfant afin d’augmenter les bienfaits et de minimiser les risques de l’accueil hors cadre familial. En tant qu’éducateurs de la petite enfance et psychologues développementalistes, notre tâche est de nous assurer que le plus grand nombre possible d’enfants vont apprécier ces expériences précoces et qu’elles vont enrichir la qualité de leur vie

indépendamment du temps qu’ils passeront à la maison, à l’accueil ou à l’école.

(Lamb, 2005, p. 265)

Le fait que la crèche ait un effet bénéfique pour un enfant donné ne dépend pas uniquement des conditions d’accueil. Un enfant passe certes une grande partie de sa semaine en crèche, mais il reste inséré fortement dans sa famille, dans son contexte social restreint et élargi. Ce ne sont que les interactions entre tous les différents acteurs de la vie d’un enfant qui peuvent donner des indications sur le développement d’un enfant particulier :

Par conséquent, il est nécessaire d’envisager la garde non parentale dans un contexte social beaucoup plus large car il est de plus en plus évident que le type de garde n’exerce pas, à lui seul, une influence déterminante sur la vie des enfants mais qu’il fait partie d’un ensemble plus vaste d’influences et d’expériences qui conditionnent le développement. Ce processus est doté de si nombreuses facettes qu’il est essentiel de se pencher sur chacun de ses aspects pour espérer comprendre l’évolution d’un être humain et parvenir à une quelconque conclusion. (Lamb & Sternberg, 1992, p. 36)

Dans cette visée d’un travail en partenariat entre les familles, les institutions de la petite enfance et les autres acteurs sociaux, il s’agit de réfléchir à ce que chacun peut apporter, mettre en place pour offrir un environnement propice au développement des enfants d’âge préscolaire.