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La naissance de l’idée européenne : une union des

« Nous sommes le ciment et l’étincelle » (Léon Jouhaux, CCN 1950, sur la nécessité de construire l’Europe avec les mouvements ouvriers).

L’idée européenne s’est construite progressivement à partir du XVIème siècle, d’abord pour forger une force militaire contre les invasions extérieures (notamment turques). Deux siècles plus tard, les Lumières relançaient l’idée d’une Union des Etats pour supprimer les guerres dans le monde. C’est ainsi que Rousseau projette que soient associés les Etats dans leurs relations extérieures, et que soit créé un pacte protecteur de lois internationalement reconnues, auxquelles obéiraient les États signataires du pacte (Extraits et jugements sur le projet de paix perpétuelle, 1756).

Mais ce n’est pas qu’une affaire politique : c’est un projet populaire et social, en attestent les revendications portées par les révolutionnaires1 et les communards2, à une association des peuples contre les monarchies et pour la fraternité.

1 Emmanuel Kant, 1795, Essai sur la paix perpétuelle : « Ce serait là une

« Fédération » de peuples, et non pas un seul et même État, l'idée d'État supposant le rapport d'un souverain au peuple, d'un supérieur à son inférieur. Or plusieurs peuples réunis en un même État ne formeraient plus qu'un seul peuple, ce qui contredit la supposition, vu qu'il s'agit ici des droits réciproques des peuples, en tant qu'ils composent une multitude d'États différents qui ne doivent pas se confondre en un seul »

2 Association internationale des travailleurs, 1870 : « Tendons-nous la main, oublions les crimes militaires que les despotes nous ont fait commettre, les uns contre les autres. Proclamons : la liberté, l’égalité, la fraternité des peuples.

Par notre alliance, fondons les États-Unis d’Europe ».

Dans l’entre-deux guerres, l’idée européenne se diffuse, circule, mais ne se concrétise pas encore tout à fait. C’est dans l’après deuxième guerre mondiale que sont établies les premières fondations juridiques et politiques de l’Europe telle que nous la connaissons aujourd’hui. Renvoyant à l’esprit de Genève (faire l’unité de l’Europe par la paix), la construction européenne naît de la volonté d'hommes politiques tels que Jean Monnet, Robert Schuman ou Konrad Adenauer, de préserver la paix en Europe et d'en assurer la prospérité économique3. La construction européenne poursuit directement deux logiques jugées indissociables : le social et l’économique. Au congrès de la Haye de 1948, l’idée est amorcée d’une assemblée parlementaire (par délégations de parlementaires nationaux); c’est aussi l’occasion de créer le Mouvement européen, base du Conseil de l’Europe en 1949.

La déclaration Schuman du 9 mai 1950

Acte fondateur de l’esprit européen tel qu’il inspirera les politiques communautaires successives, cette déclaration fait directement référence à cette mise en commun des économies, qui, amenant nécessairement une amélioration des niveaux de vie, doit permettre de préserver l’Europe des conflits entre Etats.

« La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu'une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques.

(…) L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes

3 Discours de Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, inspiré d’un projet de Jean Monnet (9 mai 1950) : «la solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible».

exige que l'opposition séculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée. (…) Dans ce but, le gouvernement français propose de placer l'ensemble de la production franco-allemande de charbon et d'acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d'Europe. La mise en commun des productions de charbon et d'acier assurera immédiatement l'établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne, et changera le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes. La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l'Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible.

L'établissement de cette unité puissante de production ouverte à tous les pays qui voudront y participer, aboutissant à fournir à tous les pays qu'elle rassemblera les éléments fondamentaux de la production industrielle aux mêmes conditions, jettera les fondements réels de leur unification économique. Cette production sera offerte à l'ensemble du monde sans distinction ni exclusion, pour contribuer au relèvement du niveau de vie et au développement des œuvres de paix.

Ainsi sera réalisée simplement et rapidement la fusion d'intérêts indispensable à l'établissement d'une communauté économique qui introduit le ferment d'une communauté plus large et plus profonde entre des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes.

Par la mise en commun de productions de base et l'institution d'une Haute Autorité nouvelle, dont les décisions lieront la France, l'Allemagne et les pays qui y adhéreront, cette proposition réalisera les premières assises concrètes d'une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix.

(…) A l'opposé d'un cartel international tendant à la répartition et à l'exploitation des marchés nationaux par des pratiques restrictives et le maintien de profits élevés, l'organisation projetée assurera la fusion des marchés et l'expansion de la production » (extraits).

L’internationalisme ouvrier n’était pas loin non plus: « les organisations syndicales françaises, et en particulier la CGT-FO, restent très fidèles aux conceptions internationalistes du mouvement ouvrier. Et ce que l’on pouvait considérer autrefois comme relevant de l’utopie est devenu une nécessité pratique du fait de l’interdépendance des économies, ou de l’existence des sociétés multinationales »4.

De ce point de vue, FO est sans conteste la centrale syndicale française la plus européenne, celle qui, pour des raisons historiques, s’est le plus engagée et la première en faveur de la construction européenne. Il s’agissait d’abord d’une adhésion à l’idée d’une Union élargie, en vue de favoriser le développement social par la croissance, pour tous les salariés en Europe. Le thème des « Etats-Unis d’Europe » a ainsi longtemps été repris dans tous ses congrès.

Résolution générale du XIIIème Congrès Force Ouvrière, Vichy, 1977

« Le Congrès confédéral réaffirme son profond attachement à la construction d’une Europe unie économiquement, socialement et politiquement. Le renforcement de cette construction, avec comme finalité « les Etats-Unis d’Europe », constitue une impérieuse nécessité pour préserver les libertés et la paix. »

Résolution internationale du XIVème Congrès Force Ouvrière, Bordeaux, 1980

« Face à la gravité de la crise mondiale qui se prolonge, face à la désagrégation de la situation internationale, aux changements profonds qui marquent le monde d’aujourd’hui, notamment avec l’ouverture de la Chine à l’ensemble du monde et sa participation aux organismes internationaux, le Congrès confédéral CGT-FO considère que l’Europe unie est plus nécessaire que jamais pour (…) assurer le

4 André Bergeron, FO hebdo, 5 mai 1979

progrès social, préserver la démocratie, la liberté et la paix. Il est indispensable, il est vital, que dans tous les grands problèmes actuels, dont la plupart dépassent même la dimension européenne, (énergie, équilibre monétaire, division internationale du travail, droits de l’homme, désarmement, paix…) l’Europe se manifeste et parle d’une seule voix (…). Le congrès de la CGT-FO réaffirme la nécessité urgente de parvenir à la définition concertée, entre gouvernements des pays membres, de réelles politiques communautaires dans les domaines économique, social, monétaire et régional. La mise en œuvre et surtout l’application coordonnée de telles politiques dans tous les pays de la Communauté impliquent un transfert progressif mais réel d’une part de responsabilités des gouvernements nationaux au niveau communautaire ».

En réalité, dès les années 1950, alors que se met en place le marché commun du charbon et de l’acier à l’initiative notamment de Jean Monnet, Force ouvrière était convaincue que le mouvement syndical pouvait croître dans un cadre européen et que le droit du travail s’élargirait progressivement par un alignement sur les législations sociales les plus favorables5. L’Europe pouvait devenir une troisième force mondiale, démocratique (à la différence de l’URSS) et indépendante du capitalisme international (à la différence des Etats-Unis).

En 1948 en effet, suite au congrès de La Haye, un groupe de syndicalistes issus de FO créent les Forces ouvrières syndicalistes européennes (FOSE) pour se départir d’une tendance européenne oligarchique, loin des besoins des peuples européens6. Par cette union des forces syndicales

5 Le Traité de Rome n’évoquait-il pas « l’amélioration des conditions de vie et de travail de la main d’œuvre » et leur « égalisation dans le progrès » ?

6 Le président des FOSE, Léon Chevalme, est secrétaire général de la fédération des métaux ; et son vice-président (Roger Lapeyre) est le secrétaire général de la fédération des travaux publics. Son délégué général (Jean Mathé) est le secrétaire adjoint de la fédération des PTT, et son secrétaire général

européennes (les syndicalistes FO s’ouvrent à d’autres centrales), il s’agit d’œuvrer pour l’émancipation politique et sociale des travailleurs. Les membres des FOSE s’engagent en faveur d’une Europe fédéraliste, pacifiée et soumettant à une instance supranationale les industries de la France et de l’Allemagne.

« L’objectif des FOSE apparaît alors très clair : associer les travailleurs à la création et au développement de l’Europe unie, afin que celle-ci ne soit pas le monopole d’une élite économique ou politique. FOSE est en pleine concordance avec ce qu’on a appelé la politique de présence (…). Ainsi les membres de ce groupe veulent que le ‘syndicalisme soit partout où l’on fait l’Europe’. En somme, le syndicalisme doit faire partie intégrante du processus de construction européenne » (H.

Roussel, « Force ouvrière et l’Europe »)

En 1951, la RFA, la France, la Belgique, l’Italie, le Luxembourg et les Pays Bas se réunissent et constituent la CECA : la Communauté européenne pour le charbon et l’acier. Après le les horreurs du conflit mondial de 1939-1945, il s’agit d’éviter le scénario qui s’était déroulé après la première guerre mondiale : une seule gestion de la Ruhr par les seuls vainqueurs de la guerre, ferment des conflits permanents entre Etats. C’est la concrétisation d’une idée européenne contemporaine, loin des visions d’une Europe conquise par la force, développée depuis l’Antiquité.

FO et les FOSE s’en félicitent, puisque le projet poursuit directement les idées qui avaient été défendues en leur sein.

Ainsi, pour Léon Chevalme : « le mouvement syndical ne peut

(Raymond la Bourre) est aussi celui de la Fédération du spectacle. Ils s’engagent en faveur d’une Europe fédéraliste. Leur principale suggestion est alors la création d’une société européenne des houillères qui désamorceraient les tensions entre travailleurs autant qu’elle les associeraient à l’idée européenne. Elle est activement soutenue par FO.

que se réjouir de cette initiative [la CECA] qui vient confirmer celle que nous avions prise nous-même depuis au moins deux ans. Ce sont des militants de FO qui, en 1948, ont fait valoir au sein du Mouvement européen la première déclaration visant à l’organisation européenne du bassin minier de la Ruhr ».

FO a donc manifesté son accord de principe, dès le traité de Rome (signé le 25 mars 1957), sur l’élaboration d’un système économique et social élargi à l’ensemble des pays démocratiques de l’Europe occidentale. Le syndicat avait considéré le Traité de Rome comme un outil de lissage des oppositions entre les pays. La mise en commun et la coordination des moyens devait favoriser la constitution d’une unité économique et politique, qui permettrait de s’aligner face aux Etats-Unis et de faire obstacle à l’Union Soviétique. Le secrétaire général de FO, André Bergeron, écrivait en août 1988:

« si les Etats-Unis d’Europe ne naissent pas, les pays de vieilles industries ne pourront résister aux coups de boutoir des japonais, des coréens, des américains et d’autres qui deviendront de plus en plus nombreux au fur et à mesure que le temps passera. C’est l’alliance des économies européennes qui permettra de faire face et de préserver les acquis sociaux des travailleurs du vieux continent ». De même pour Antoine Laval (Secrétaire confédéral, issu de la Fédération FO de la métallurgie): « ce n’était pas seulement un vague romantisme qui nous guidait, mais l’affirmation aussi d’une nécessité d’aborder les problèmes sur un plan économique et concret pour éviter les conflits à venir. Nous avons dit oui au plan Marshall, l’aide américaine offerte à toutes les nations européennes. Et nous avons dit oui au plan Schuman, au Traité de Paris qui créait la 1ère communauté à 6 du Charbon et de l’Acier »7.

7 FO Mensuel, mai 1979

Cinq mois après la proposition de placer la production de charbon et d’acier sous une Haute Autorité supranationale8 (l’ancêtre de la Commission supranationale), Jean Monnet, son président, propose la création d’une communauté européenne de défense (la CED) à laquelle aurait été intégrée l’armée ouest-allemande, ce qui supposait un réarmement de l’Allemagne.

Pour lui, il s’agissait bien d’engager les discussions vers une Europe fédérale… Bref, constituer des « Etats-Unis d’Europe ».

Le débat tourne court : après des querelles très fortes, la ratification échoue définitivement en 1954, suite à son rejet par l‘Assemblée nationale française.

L’échec de la CED est significatif : c’est la seule tentative qui ait été amorcée pour créer une Europe fédérale. Elle illustre ce conflit permanent, parfois souterrain, entre les projets fédéralistes et la volonté des Etats de préserver leur souveraineté nationale.

De ce point de vue, Force Ouvrière estime que la participation à la construction de l’Europe ne pouvait pas seulement impliquer la volonté d’améliorer, dans le progrès, les conditions de vie des travailleurs. Il fallait aussi édifier une Europe intégrée économiquement, socialement et politiquement, une Europe ouverte aux autres pays démocratiques, une Europe à caractère « supranational »9 enfin. A cette époque, Force ouvrière s’est donc montrée favorable à un transfert progressif des compétences nationales à la Communauté européenne, afin

8 « La Haute Autorité commune chargée du fonctionnement de tout le régime sera composée de personnalités indépendantes désignées sur une base paritaire par les gouvernements; un président sera choisi d'un commun accord par les gouvernements; ses décisions seront exécutoires en France, en Allemagne et dans les autres pays adhérents. Des dispositions appropriées assureront les voies de recours nécessaires contre les décisions de la Haute Autorité ».

9 Camille Mourguès, FOH, décembre 1968, « Le cheval de Troie européen ».

de favoriser une véritable impulsion politique au niveau européen.

« On n’a pas été assez loin dans l’harmonisation », « trop souvent les gouvernements n’acceptent d’entrer dans une voie communautaire que lorsque tel ou tel secteur est en crise. On s’y prend trop souvent trop tard, et sans vraies perspectives »10.

Jean Rouzier, secrétaire confédéral FO, espère l’émergence d‘une « volonté politique pour conduire un jour à un gouvernement européen » ; « à ceux qui condamnent l’idée communautaire, sous prétexte que l’Europe serait celle des capitalistes, des marchands, ou des sociétés multinationales, la commission exécutive de Force ouvrière répond que c’est au mouvement syndical européen qu’il appartiendra d’agir afin de faire en sorte qu’elle soit celle des travailleurs »11.

En tout état de cause, en 1954, les cartes sont distribuées et s’y retrouvent tous les éléments qui sillonnent encore le discours de construction et de dépassement de l’idée européenne : la fraternité, la pacification des relations internationales, l’union économique, et la potentialité d’une fédération d’Etats.

10 FO Mensuel, mai 1979

11 FO hebdo, 6 juin 1970, « Le mouvement syndical européen fera l’Europe des travailleurs »

Section 2. Les traités : la construction d’une identité