• Aucun résultat trouvé

T ABLEAU 4 P REFER ENCES DE LECTUR E SELON LE SEXE

1. La nais san ce d’un nouveau publi c

35

Comme nous avons pu le voir, la notion d’adolescence n’est pas un concept ni une réalité sociologique simple et univoque. Pourtant, même si les définitions divergent, les adolescents font partie de notre société et sont pris un compte comme un public particulier avec des besoins et des attentes spécifiques.

Danielle Thaler et Alain Jean-Bart avancent l’idée que l’adolescent a pris une place prépondérante dans la littérature de jeunesse « parce qu’il occupe depuis quelques décennies une place de plus en plus essentielle dans nos sociétés occidentales, tout à la fois espoir et miroir de ces sociétés, visage de leur avenir mais aussi témoin de leur présent et de leur passé récent puisque l’adolescent ne peut pas ne pas réfléchir, à travers son image, celle des adultes qui le racontent, car ce sont encore ces derniers qui font la littérature de jeunesse. »46 La figure romanesque de l’adolescent a été utilisée par de nombreux auteurs mais la nouveauté se situe dans l’évolution de l’image donnée des adolescents et l’utilisation de personnages adolescents à destination d’un public lui-même adolescent.

En France :

Dans son article sur « Les mutations du roman jeunesse »47, Nic Diament rappelle que dans les années 1960, la littérature pour adolescents n’existait pas à proprement parler en France. En 1969, Simone Lamblin, rédactrice en chef du Bulletin d’analyse des livres pour enfants de Le Joie par les livres, faisait part, dans un article du journal Le Monde, de son point de vue pessimiste sur les romans pour la jeunesse de l’époque. Selon elle, la production éditoriale ne prenait pas en compte les nouveaux intérêts de la jeunesse, ne correspondait plus aux besoins des enfants et ne reflétait pas les changements récents de la société : « Le répertoire des thèmes romanesques ne comporte que des sujets exploités depuis le XIXème siècle sans avoir jamais été remis en question ». Elle ajoute même que « le roman actuel n’a d’actuel que le sujet, sa psychologie et son style datent d’un siècle. »48 Ces lignes écrites un an et demi après les évènements de mai 68 sont révélatrices d’un renouvellement de l’état d’esprit général. Toutefois, Raymond Perrin fait remarquer que « les ondes de choc de l’année 1968 ont été parfois longues à se manifester dans le domaine de l’édition jeunesse. »49

Pourtant, Nic Diament fait remonter aux années soixante la « découverte » des adolescents qui sont désormais perçus comme une entité sociale distincte de l’enfance et de l’âge adulte. Les bouleversements socioculturels et idéologiques de Mai 68 influent prioritairement sur le regard porté sur la jeunesse, surtout grâce à la vulgarisation de connaissances sociologiques ou psychanalytiques. L’idée que l’enfance soit par excellence le temps de l’innocence n’est plus d’actualité, notamment avec les ouvrages de Françoise Dolto. C’est à ce moment là que les conceptions nouvelles ont amené un renouvellement des éditeurs, des collections et une

46 Thaler, Danielle ; Jean-Bart, Alain. Les enjeux du roman pour adolescents. Roman historique, roman-miroir,

roman d’aventures, Paris : L’Harmattan, 2002, p.33.

47 « 1965-1975, la mutation d’un paysage ? », La revue des livres pour enfants, décembre 2008, n°244.

48 « Une inflation d’ouvrages », Simone Lamblin dans la rubrique « Regard sur le présent », Le Monde, 12

décembre 1969.

49

36

modification des thématiques jugées adaptées aux enfants, allant jusqu’à un franchissement de certains tabous traditionnels. Raymond Perrin souligne même que « les livres pour adolescents vont connaître le contenu le plus hardi, par exemple, dans les nouvelles collections « Travelling », « Les chemins de l’amitié » et « Grand angle ». »50 Jean Perrot quant à lui remarque des incidences de « l’après mai 1968 » dans l’édition pour la jeunesse puisque c’est à cette période que l’on assiste à « une restructuration du champ et l’intégration de nouveaux concepts éditoriaux. »51

Les adolescents revendiquent des façons de s’habiller ou de s’amuser qui leurs sont propres. Une véritable culture adolescente se développe, faite par les adolescents et pour les adolescents. Cela se traduit par des objets, des émissions de télévision (« Age tendre et tête de bois »), de radio (« Salut les copains »), par des engouements pour les idoles de la chanson ou des groupes pop à succès planétaire. A partir des années 1970, la réforme Haby sur la généralisation du collège fait qu’en une dizaine d’années, 90% des enfants poursuivent leur scolarité dans le secondaire. Le temps des études s’allonge, retardant ainsi le moment d’entrer dans le monde du travail et donc des adultes.

L’édition suit le mouvement culturel et scolaire et des collections de romans se créent dans cette décennie en direction de ce nouveau public. Le chiffre d’affaire du secteur jeunesse étant en baisse, les éditeurs ont de fait vu dans les adolescents un public à qui l’on pouvait proposer une écriture, des thématiques nouvelles et des textes inédits, abordant le monde actuel et les problèmes de l’adolescence.

Enfin, Cécile Boulaire fait remarquer que la place de l’enfant dans l’édition se modifie véritablement dans les années 1980. L’enfant passe du statut d’être à éduquer moralement, attitude probablement instaurée avec Hetzel et son Magasin d’éducation et de récréation à celui d’enfant lecteur à l’univers plus ouvert et aux questionnements plus profonds. Elle déclare ainsi : « L’enfant lecteur devient alors la figure centrale autour de laquelle s’organise l’ensemble de la production, des fictions aux documentaires en passant par la BD et les périodiques. Cela peut sembler évident ; pourtant précédemment c’était implicitement la fonction éducative de l’acte d’édition qui semblait organiser le champ […] Désormais, tout tournera autour de l’enfant et de son besoin de comprendre, d’éprouver, de se reconnaître dans le livre. Si les tabous tombent, ce n’est plus, comme au tournant des années 1970, pour le pur plaisir de la transgression, mais parce qu’on semble désormais convaincu que les centres d’intérêt des plus jeunes se sont élargis et qu’il faut parler de ce qui préoccupe l’enfant et l’adolescent. »52 Le début des années 1980 consacre de fait une évolution culturelle entamée depuis longtemps ainsi que la création de collections spécialement adressées aux adolescents. A l’étranger :

50

Perrin, Raymond. Fictions et journaux pour la jeunesse, Paris ; L’Harmattan, 2009, p.286.

51 Perrot, Jean. « L’avant-garde dans la littérature de jeunesse ». In « La littérature d’Enfance et de jeunesse »,

Cahiers de Littérature Générale et Comparée, Printemps-Automne 1978, n°3-4, pp.45-46.

52 Boulaire, Cécile. « Quel héritage ? ». In « 1965-1975, la mutation d’un paysage ? », La revue des livres pour

37

Pourtant, les adolescents ont été pris en compte dans l’édition depuis de nombreuses années déjà à l’étranger et notamment dans le monde anglo-saxon. Daniel Delbrassine affirme d’ailleurs que « le roman adressé aux adolescents, dans les formes qu’on lui connaît aujourd’hui au sein de la francophonie, doit beaucoup à des influences étrangères, issues de pays ou de cultures qui l’ont renouvelé ou développé avant que l’édition française ne s’inspire de leur exemple. »53 La catégorie des « young adults », souvent remplacée par le raccourci « teenager » existe de puis de nombreuses années, tout comme les romans qui lui sont destinés et les rayons consacrés à cette littérature en bibliothèque ou en librairie. La bibliothèque de Los Angeles par exemple a créé son Teen’Scape au début des années 1990, un espace exclusivement conçu pour les adolescents de 12 à 18 ans. La littérature pour cette catégorie d’âge connaît depuis de nombreuses années un succès dans le monde anglo-saxon et s’exporte jusqu’en France.

L’influence des collections anglo-saxonnes sur l’édition française semble indéniable, ne serait-ce par le nombre de titres étrangers traduits dans les collections francophones pour adolescents. Daniel Delbrassine fait remarquer que l’offre éditoriale francophone à destination des adolescents s’est le plus souvent développée avec le concours d’auteurs étrangers et c’est surtout au milieu des années 1980 que les traductions, surtout américaines, vont jouer un rôle décisif. Par exemple, l’Ecole des loisirs démarre sa collection « Medium » avec une majorité de titres traduits de l’américain (R. Cormier, Judy Blum, M. E. Kerr etc.). Les sujets et les thèmes nouveaux par rapport à la production française ainsi que leur liberté de traitement, sont mal vus par certains prescripteurs. Une controverse a lieu en 1985 avec le pamphlet de Marie-Claude Monchaux, Ecrits pour nuire. Littérature enfantine et subversion54, qui vise les romans parus chez Rageot, l’Ecole des loisirs et Duculot auquel répondra, entre autres, Geneviève Boulbet55. Daniel Delbrassine en déduit que « cette réaction conservatrice au nom des bonnes mœurs permet de dater la réception en France d’un nouveau courant porté par des influences étrangères. »56

Pourtant, la sociologue Cécile Van de Velde relève la différence de considération de la catégorie « young adults » selon les pays. Ainsi, en Angleterre l’adolescence est une période très institutionnalisée et la littérature « young adults » est destinée à des jeunes de 15 à 25 ans. Elle ajoute qu’« en France, quand on parle de jeunes adultes, il s’agit davantage des 18-30 ans. Outre-atlantique, le phénomène « young adults » renvoie à toute cette période de socialisation qui va de la fin de l’adolescence (du lycée, pour donner une équivalence) à la troisième année de licence. Les études se vivent à part, les jeunes s’installent souvent en collocation sur le campus, ce sont donc des années vraiment ciblées, alors que chez nous, cette période est plus floue, moins identifiée. […] C’est sans doute pour cela qu’il y a un

53 Delbrassine, Daniel. Le roman pour adolescents aujourd’hui : écriture, thématiques et réception, Paris : La

Joie par les livres/Scérén CRDP Créteil, 2006, p.51.

54 Union nationale inter-universitaire, Paris, 1985.

55 Boulbet, Geneviève. « Monchaux, Marie-Claude, Écrits pour nuire », BBF, 1987, n° 2, p. 172-174.

56 Delbrassine, Daniel. Le roman pour adolescents aujourd’hui : écriture, thématiques et réception, Paris : La

38

décalage : la littérature « young adults » anglo-saxonne importée en France ne correspondrait pas tout à fait à nos propres catégories. »57

C’est peut être en raison de ce décalage que la prise en compte des adolescents par l’édition a évolué en France depuis une dizaine d’années. En effet, si les maisons d’édition ont développé une offre spécifique pour les adolescents, de nouvelles tendances ont fait leur apparition dans ce secteur.

Tout comme les limites de la définition de l’adolescence semblent s’étendre, de la préadolescence à l’adulescence, les collections élargissent leur public potentiel. Les spécialistes de l’édition jeunesse décrivent deux tendances particulières au sein de ce secteur éditorial : une volonté de se spécialiser selon l’âge et le genre du public et en même temps l’apparition des notions de cross-age ou de young adults qui ouvrent volontairement la littérature de jeunesse aux adultes. On peut ainsi constater la porosité des frontières d’âge dévolu à la jeunesse, tout comme celle des livres pour la jeunesse et des livres pour adultes. Segmentation plus précise :

Tout d’abord, on constate que certaines collections segmentent de plus en plus leurs différentes collections selon le sexe ou l’âge de leur public.

Un phénomène important de la littérature pour adolescents est la segmentation sexuée des ouvrages et parfois même de collections. Une nouvelle « planète filles », qui a toujours été présente mais de façon plus discrète, a vu le jour dans l’univers du roman pour adolescents. Le clivage entre lectures de filles et lectures de filles s’affirme dans la presse, avec des magasines comme Julie, Lolie, Muze, Jeune et Jolie ou Muteen dans les années 1990. Il identifie des fictions conçues pour les filles, sous un logo particulier ou à travers des collections spécifiques. Des thèmes considérés comme plus féminins, comme les relations amoureuses, la mode, la danse ou le cheval, donnent naissance à de nombreuses séries telles que « Cœur Grenadine » chez Bayard, « Toi+Moi=cœur » chez Pocket et à des collections comme « Planète Filles » chez Hachette ou « Bac and love » chez Rageot.

Au sein même des collections, une segmentation implicite se crée. Par exemple, Tibo Bérard a identifié deux veines de la collection « eXprim’ » qu’il dirige aux éditions Sarbacane : d’un côté le polar hip-hop, comme Sarcelles-Dakar d’Insa Sané, attirant plutôt les garçons à partir de 20 ans, et, de l’autre, une veine plus scolaire, dont La Fille au papillon d’Anne Mulpas, plaisant aux filles dès 16-17 ans, voire plus jeunes. « Pôle Fiction », première marque poche pour ados et jeunes adultes lancée par Gallimard Jeunesse en juin 2010 se décline en deux genres : « Filles » avec des séries comme Georgia Nicholson de Louise Rennison, ou « Fantastique », qui réédite entre autres Le Combat d’hiver de Jean-Claude Mourlevat. La

57 Interview pour la revue Lecture Jeune, mars 2011, n°137. Disponible sur :

http://www.lecturejeunesse.com/pdf_articles/398.pdf