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Partie 4 : Evaluer, piloter et rendre compte d’une démarche

2 Rendre compte de la performance globale

2.3 Nœud de contraintes liées aux attentes de l’entreprise

Vouloir rendre compte de la RSE renvoie, enfin, à un troisième niveau de difficulté qui relève des attentes de l’entreprise elle-même. Ici aussi, trois types d’objectifs, potentiellement contradictoires, doivent être intégrés : 1°) l’outil de reporting extra-financier doit participer de l’apprentissage de la RSE au niveau de l’ensemble des personnels ; 2°) dans sa conception, comme dans son utilisation, l’outil doit simultanément concilier les spécificités de l’organisation et les attentes du législateur ; 3°) l’outil de reporting doit faire face au dilemme entre, d’une part, le besoin de stabilisation des indicateurs (pour permettre la comparabilité) et des routines organisationnelles du reporting extra-financier et, d’autre part, le risque d’obsolescence de l’outil.

2.3.1 Contribution de l’outil de reporting à l’apprentissage de la RSE

Nous avons vu, dans les sections précédentes que le reporting extra-financier doit rendre compte d’un objet complexe –la RSE-, tout en répondant à des exigences de redevabilité de plus en plus contraintes par le législateur et scrutées par les parties prenantes auprès desquels l’entreprise entend établir sa légitimité. Le risque est alors de s’enfermer dans un reporting que l’on pourra qualifier de « réglementaire » ou de « technique ». Celui-ci sera vécu, par les personnels comme une contrainte : des indicateurs à renseigner et des objectifs à atteindre, sans qu’ils ne fassent sens pour les membres de l’entreprise.

Le reporting extra-financier constitue un outil de gestion au sens où il participe des actes classiques de la gestion (Grimand, 2012). Or, comme l’ont souligné de nombreux auteurs à la suite d’Aggeri et Labatut (2010), au-delà de son efficacité –ici la capacité du

reporting à satisfaire aux exigences réglementaires et techniques- l’outil de gestion doit

impacter « les dynamiques organisationnelles et l’action collective » (Grimand, 2012, p.238). Grimand s’inscrit, ici dans une perspective déjà ouverte par Moisdon (1997) puis David (1998) où l’outil de gestion a vocation à accompagner les processus de changement organisationnel. Cette perspective nous semble d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de rendre compte d’une démarche responsable, même si Acquier déplorait en 2007 que « les cadres théoriques de la RSE ont historiquement fait peu de place à une

analyse en termes d’instruments gestionnaires » (Acquier, 2007, p.8).

Implicitement ou explicitement, la mise en œuvre de démarches responsables est destiné à donner du sens à l’activité de l’entreprise, à expliciter sa contribution sociétale. Elle contribue donc à donner du sens au travail des personnels. L’outil de gestion qu’est

le reporting extra-financier doit donc faire sens auprès de l’ensemble de ceux qu’il concerne et, en premier lieu, les collaborateurs qui le font vivre, qui le nourrissent directement ou indirectement. L’enjeu est bien, ici, que l’outil de reporting contribue à l’apprentissage organisationnel (Argyris et Schön, 1978) de la RSE au sein de l’entreprise (Wood, 1991 ; Senge, 1992 ; Baret et Petit, 2010).

A l’inverse, si l’outil se réduit, aux yeux des acteurs de l’entreprise, à une contrainte « réglementaire » ou « technique » supplémentaire, il ne fera pas sens auprès des personnels. Non seulement, il ne nourrira pas l’apprentissage organisationnel de la RSE, mais risque d’être contre-productif : ceux en charge du reporting extra-financier seront isolés et la RSE sera perçue négativement par les autres catégories de personnels.

L’outil de gestion « reporting extra-financier » doit donc être construit de manière à faire sens auprès des personnels de l’entreprise pour contribuer à l’apprentissage en « double

boucle » (Wood, 1991) de la RSE. En effet, un apprentissage en « simple boucle » de la

RSE se réduit à une adaptation au contexte (réglementaire notamment). Dans ce cas, les acteurs renseigneront l’outil de reporting extra-financier par obligation (légale, et/ou de leur hiérarchie). L’alimentation de l’outil sera donc discontinue, au grès des pressions exercées pour le remplir. Dans le cas d’un apprentissage en « double boucle », les acteurs sont imprégnés des valeurs et enjeux de la RSE. Il s’agit d’un apprentissage profond où les acteurs ont intégré le sens de l’outil et le remplissent spontanément.

Bien évidemment, l’outil de reporting seul ne va pas permettre la transition vers une logique d’organisation apprenante (Senge, 1992). Mais, à son échelle, il doit contribuer à répandre la vision « RSE » dans l’entreprise, participer de l’irrigation et de l’amplification de la démarche RSE (Baret et Petit, 2010). Cela implique donc une conception qui sache concilier les attentes des parties prenantes externes (et notamment celle du législateur) avec les spécificités de l’organisation…

2.3.2 Conception et utilisation de l’outil de reporting : concilier spécificités de l’organisation et attentes du législateur

Comme nous l’avons vu (Cf. section 2.1.), la vocation première de l’outil de reporting extra-financier est de réduire l’asymétrie d’information entre la direction de l’entreprise et ses parties prenantes sur l’engagement sociétal de la firme. En France, la réglementation a progressivement précisé les obligations de reporting jusqu’à constituer une exigence réglementaire très précise, telle que formulée dans le décret 2012557 -applicatif de l’article 225 de la Loi « Grenelle 2 »- relatif aux obligations de transparence des entreprises en matière sociale et environnementale pour les sociétés cotées de plus de 500 salariés. Symétriquement, nous venons de voir (Cf. section 3.1.) que l’outil de

reporting doit être adapté aux spécificités de l’entreprise pour faire sens auprès des

personnels afin de favoriser un apprentissage profond des enjeux de la démarche responsable.

Ceci nous renvoie à la grille de lecture des outils de gestion proposée par Chiapello et Gilbert (2013). Ces auteurs nous invitent à distinguer deux états possibles pour les outils de gestion : l’état « circulant » où l’outil de gestion « intervient sur un vaste périmètre

national, voire international » (Ibid, p.250) et l’état « inscrit » « qui correspond à des outils contextualisés, spécifiques à une organisation et à son contexte interne » (Ibid, p.251).

L’état circulant procède d’une approche institutionnelle (Schäfer, 2016, p.78). Appliqué à notre objet, il permet de comprendre le processus de construction d’un reporting extra-financier tel qu’élaboré dans l’article 225 de la Loi Grenelle 2. L’état circulant permet d’appréhender l’origine et les enjeux de la redevabilité envers les parties prenantes (i.e. comment la puissance publique a progressivement considéré que l’asymétrie d’information sur les pratiques sociales et environnementales des entreprises françaises cotée n’était plus acceptable au sein de la société ; sur quels points les firmes devaient faire preuve de transparence en fonction de la culture nationale et des attentes des parties prenantes). Dans cette perspective, les indicateurs attendus par le législateur, et que l’on doit retrouver au sein de l’outil de reporting extra-financier, sont conçus indépendamment des caractéristiques de l’entreprise qui aura obligation de l’implémenter.

A l’inverse l’état inscrit correspond à une approche interactionnelle et contextuelle (Schäfer, 2016, p.78). C’est la phase où l’entreprise va s’approprier les exigences du Grenelle 2 pour construire un outil de reporting extra-financier. Il s’agit d’analyser le « comment » plutôt que le « pourquoi » (Ibid, p.125) : comment mettre en place un

reporting qui fasse sens, contribue à l’apprentissage profond de la RSE ? Le « pourquoi »

(i.e. réduire l’asymétrie d’information), abordé via l’état circulant, n’est plus l’objet. Analyser l’état inscrit, c’est « regarder l’outil et la forme particulière qu’il prend dans son

contexte, et de le lier aux acteurs qui sont pertinents pour comprendre ce qu’il est, ceux qui l’ont fait et ce qu’il porte dans la forme où il se trouve » (Chiapello et Gilbert, 2013, p.

250). Comme le souligne Schäfer, « l’état inscrit correspond à la mise en œuvre de l’outil

de gestion et à son processus de réception, de diffusion et d’appropriation individuelle, d’intégration organisationnelle ou de rejet » (Schäfer, 2016, p.125).

A travers l’analyse de l’état inscrit il s’agit donc de comprendre comment l’entreprise s’approprie l’outil de reporting extra-financier en fonction de ses spécificités propres (i.e. qu’il fasse sens pour ses personnels), tout en veillant à ce qu’il réponde aux attentes du législateurs (dont la genèse a été appréhendée via l’étude de l’état circulant). Mais cet enjeu de conception et d’utilisation de l’outil doit aussi être appréhendé en dynamique : les acteurs de l’entreprise ont besoin de stabilisation au niveau des indicateurs à renseigner alors que simultanément, le contexte change (Cf. section 1.3.) induisant un besoin d’évolution de ces mêmes indicateurs. C’est cette ultime forme de contrainte que nous allons désormais aborder.

2.3.3 Le besoin de stabilisation des indicateurs et des routines organisationnelles du reporting extra-financier versus le risque d’obsolescence de l’outil

Les développements très riches de la littérature sur les routines organisationnelles77 peuvent nous permettre d’aborder les tensions autour de la stabilisation du reporting extra-financier. Le concept de routine est à considérer ici comme un « terme général

pour tous les modèles de comportement réguliers et prévisibles [en entreprise] » (traduction de Nelson et Winter 1982 p.14). Ce terme générique regroupe des activités et comportements très vastes selon Nelson et Winter (1982). Ces auteurs soulignent de surcroît que certaines routines sont parfaitement compatibles avec des situations non-routinières comme l’innovation.

Ces réflexions mettent en lumière l’existence d’un dilemme potentiel entre le besoin de stabilisation et de routinisation du reporting extra-financier (pour des questions de praticité et de comparabilité) et le risque d’obsolescence que cela peut engendrer. Nous sommes ici face à l’opposition classique entre la stratégie d’exploration et la stratégie d’exploitation (March 1991), dans laquelle les routines prennent une place ambiguë. Dans le cadre du reporting extra-financier, la stratégie d’exploration et la stratégie d’exploitation sont nécessaires. Nous pouvons illustrer cela avec le cas de Remi Cointreau. Dans ce dernier, la construction de l’outil a constitué une phase d’exploration pour répondre à un défi lancé par la loi Grenelle 2. En même temps, ce dernier a été relevé grâce à la maturité de l’entreprise en matière de RSE, ce qui constitue une heuristique d’innovation basée sur des pratiques routinières (Nelson et Winter 1982 p.128). Ensuite, la stabilisation de l’outil peut instaurer de nouvelles routines, en lien avec son utilisation (phase d’exploitation). Cette étape est néanmoins conditionnée par le succès de l’apprentissage organisationnel autour de l’outil et le fait qu’il ne soit pas rejeté par les acteurs, sur la base d’autres routines déjà ancrées dans l’organisation et malmenées par l’outil. Enfin, les contextes changeants de la RSE et de l’entreprise vont constituer des points de flexibilité obligatoire pour l’outil, qui devra s’adapter aux changements de l’entreprise et aux évolutions de la nature d’un reporting extra-financier. Cela rappelle que la RSE est par nature un sujet propice aux stratégies exploratoires, pour lesquelles toutes les routines organisationnelles ne sont pas adaptées.

Au final, il est possible de synthétiser ce troisième nœud de contraintes de la manière suivante :

Figure 5 : Le nœud de contraintes lié aux attentes de l’entreprise

2.4 Les écueils d’un reporting extra-financier au cœur de trois nœuds

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