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Le nœud de contraintes lié à la complexité, l’irréductibilité et l’évolutivité de la RSE

Partie 4 : Evaluer, piloter et rendre compte d’une démarche

2 Rendre compte de la performance globale

2.1 Le nœud de contraintes lié à la complexité, l’irréductibilité et l’évolutivité de la RSE

Immédiatement, vouloir rendre compte de la RSE, via un reporting extra-financier, renvoie à un premier niveau de difficultés. Ce dernier est lié à la nature même de l’« objet RSE » : 1°) sa complexité intrinsèque, 2°) l’impossibilité de le réduire à des indicateurs mesurables et 3°) les incessantes évolutions de son contexte.

2.1.1 La RSE comme réseau sociocognitif complexe

Une démarche responsable implique d’intégrer un ensemble large et hétérogène de parties prenantes (Jones, 1980 ; Freeman et Reed, 1983 ; Freeman, 1984), cette notion étant elle-même conçue selon de multiples acceptions (Philips et al., 2003 ; Gond et Mercier, 2006). Chacune étant porteuse d’attentes légitimes au sens de la définition originelle du développement durable (Bruntland, 1987). Si ces parties prenantes interagissent constamment et de multiples manières, leurs attentes peuvent s’avérer contradictoires et relever d’horizons temporels différents. Dès lors, nous pouvons considérer que cet ensemble disparate d’acteurs et de thématiques s’assimile à un

réseau sociocognitif complexe59 au sens d’Ancori (2008), dans la continuité des travaux de Simon (1962).

En effet, Simon définit un système complexe ainsi : « Roughly, by a complex system I mean

one made up of a large number of parts that interact in a nonsimple way. In such systems, the whole is more than the sum of the parts, not in an ultimate, metaphysical sense, but in the important pragmatic sense that, given the properties of the parts and the laws of their interaction, it is not a trivial matter to infer the properties of the whole. » (Simon 1962 p.

468).

A partir de cette définition riche, nous pouvons dégager une typologie de la complexité en trois points, qui permettent d’attribuer à la RSE le qualificatif de sujet complexe : 1°) La complexité d’un système repose sur l’existence d’une multiplicité d’acteurs et de sujets (parties du système). Dans le cas de la RSE, cette propriété prend forme dans l’hétérogénéité des parties prenantes, dont il est souvent difficile d’établir des classifications ou des hiérarchisations (Mitchell et al., 1997). Elle prend également forme à travers la multiplicité des sujets portés par la RSE, à l’image des domaines d’action identifiés par la norme ISO 26000.

59 Cette approche constitue une synthèse de plusieurs développements en sciences humaines issus des systèmes complexes (Simon 1962), qui sont ici complétés des approches d’hybridité de la sociologie de la

traduction (Callon 1991) ou de la modularité productive, organisationnelle et cognitive (Langlois 2002,

Cohendet et al. 2005). Cette synthèse permet de justifier notre utilisation des systèmes complexes comme grille d’analyse théorique de la RSE et d’en percevoir les caractéristiques cognitives et institutionnelles constitutives de sa complexité

2°) La complexité repose sur la multiplicité des interactions entre ces acteurs. Les développements autour de la théorie des parties prenantes (Mitchell et al., 1997 ; Frooman, 1999) ou les développements parallèles de la théorie de l’agence élargie (Hill et Jones, 1992), illustrent cela en matière de RSE.

3°) Le cœur de la définition de Simon accorde à un système complexe une propriété holistique d’un tout qui serait plus complexe que la somme des parties. Cette propriété caractérise en fait le phénomène d’émergence60, au sens de la philosophie des sciences, qui se concrétise également autour du concept de développement durable (débats sur les perceptions de la durabilité : horizons temporels divergents, importances accordées aux enjeux environnementaux, sociaux et sociétaux différents) ou de la RSE (approche holistique de la RSE dans l’ISO 26000).

Ces trois aspects de la RSE (liés aux thématiques multiples abordées et à l’hétérogénéité, tant cognitive qu’institutionnelle, des acteurs mobilisés) montrent bien que les acteurs, les sujets et les institutions mobilisés dans le cadre de la RSE constituent un réseau

sociocognitif complexe (Ancori, 2008) (Cf. figure 1). Apparaît ici un premier élément de

difficulté, car il sera difficile pour un outil de reporting de retranscrire les nuances d’un réseau sociocognitif aussi complexe. En effet, rappelons que cet outil a pour finalité de codifier une partie de ce système en informations et d’en assurer le transfert aux acteurs de ce système, contribuant ainsi aux principes de redevabilité et de transparence envers les parties prenantes, selon une logique de réduction d’asymétrie d’information (Akerlof, 1970).

Figure 1 : La RSE comme réseau sociocognitif complexe

2.1.2 Part irréductible du qualitatif

60 L’émergentisme est un courant de philosophie des sciences qui puise ses bases dans les réflexions épistémologiques au cœur des œuvres de John Stuart Mill (1843) et de George Henry Lewes (1875). Ce courant analyse notamment les phénomènes émergents d’un système, en opposition aux phénomènes résultants des propriétés des parties de ce système (voir Kim 2006, pp 34-35). L’opposition entre émergent et résultant vient de Lewes, alors que Mill oppose des lois hétéropathiques à des lois homopathiques sans utiliser les termes d’émergence ou de résultante. Bien que les premières réflexions du courant émergentiste portaient sur les sciences de la nature et s’opposaient notamment aux approches purement réductionnistes des savoirs, elles ont aussi trouvé un écho dans les sciences sociales.

La RSE : un réseau sociocognitif complexe

Multiplicité des acteurs et des enjeux

Multiplicité des interactions entre parties prenantes

Propriété holistique associé à l’émergence du concept de DD

Les caractéristiques de complexité de la RSE ont des conséquences sur la nature même du processus de reporting. Traditionnellement, ce dernier se fait par le biais de séries d’indicateurs quantitatifs. Dans le cas du reporting extra-financier, la réduction à une approche purement quantitative n’est plus possible car il est nécessaire d’intégrer des éléments qualitatifs. Ceux-ci ont deux origines :

1°) Tout d’abord, on distinguera les éléments de la démarche RSE qui sont essentiels pour en rendre compte, mais qui, par nature, ne seront jamais quantifiables : énoncé des valeurs de l’entreprise, vision de l’entreprise, etc. Ces éléments constituent ce que l’on nommera la part irréductible du qualitatif des informations du reporting extra-financier. 2°) Ensuite, on distinguera les éléments de la démarche RSE que l’entreprise ne sait pas, n’a pas les moyens, voire ne veut pas quantifier, comme les externalités ou la performance globale. En effet, il existe de nombreuses méthodes d’internalisation des externalités (méthodes d’évaluation contingente, dose-réponse, tutélaire ou de marché de substitution –prix hédonistes, coûts de déplacement, dépenses de protection-, etc.). Mais elles peuvent s’avérer relativement lourdes et complexes à mettre en œuvre (Vatn, 2009 ; Baret et Dreveton, 2011) -l’évaluation contingente, par exemple, qui implique de mener des enquêtes auprès des populations victimes d’externalités négatives- ou approximatives (Willinger et Masson, 1996 ; Touaty et Gié, 2004) -les marchés de substitution n’évaluent pas la valeur économique totale (Pearce et Turner, 1989)-. Cela, couplé à leur manque de reconnaissance, dissuade les entreprises d’essayer de les déployer. De même, il existe de nombreuses solutions de comptabilité élargies aux enjeux sociaux et environnementaux. Mais là encore, les limites sont nombreuses : difficultés d’anticipation (Gray et Bebbington, 2001), manque de formalisation (Brichard, 1996), multiplicité des champs de connaissances mobilisés (La Fontaine2003, Chan 2005), absence de consensus sur leur usage (Berland et al., 2008 ; Antheaume, 2001 ; Buritt, 2004 ; Herborn, 2005), prolifération des solutions (Savall et Zardet, 2005), etc. De fait, leur utilisation en entreprise demeure marginale, voire exceptionnelle. On raisonnera donc, ici, en termes d’informations potentiellement quantifiables, mais qui, à court/moyen terme, demeurent exclusivement qualitatives.

Comme nous le verrons (Cf. section 3.1), la part du qualitatif des informations est nécessaire pour éviter de réduire irrémédiablement le reporting extra-financier à une « conception technique ». Cette dernière consisterait en un ensemble d’indicateurs relativement simples61 à renseigner, mais ne permettrait pas une analyse globale de la démarche RSE. Le reporting extra-financier perdrait alors une part importante de son sens auprès de ses destinataires.

61 « Simples » au sens où leur nature quantitative et les modalités de calcul pour les obtenir les rendent « objectifs » en première analyse.

2.1.3 La dynamique du contexte de reporting extra-financier : une incessante évolution

Au-delà de son objet et de sa nature, le reporting extra-financier est confronté à une troisième source de complexité. Celle-ci résulte d’un contexte en perpétuelle évolution qui nécessite du reporting une constante réadaptation. Nous identifions trois facteurs explicatifs des incessantes mutations du contexte au sein duquel s’inscrit le reporting extra-financier :

1°) Avec l’amélioration des connaissances scientifiques et le développement des circuits d’informations (internet notamment) les signaux d’insoutenabilité semblent s’accélérer. D’une part, des travaux comme ceux du GIEC ou de nombreux autres groupes d’experts, permettent de prendre conscience des externalités négatives générées par nombre d’activités humaines. D’autre part, les rapports de nombre d’ONG informent de mieux en mieux les parties prenantes des entreprises des effets pervers de leurs activités dans d’autres pays, que ce soit sur le plan social comme environnemental, et en intégrant leur chaîne d’approvisionnement. Le reporting extra-financier se doit d’intégrer cet élargissement du champ de la responsabilité.

2°) L’accélération de la prise de conscience des externalités générées par les entreprises et l’élargissement de leur champ de responsabilité s’accompagne d’une accélération réglementaire et normative. En France, par exemple, sur le plan législatif, à l’article 116 de la Loi NRE de 2001 à succédé l’article 225 de la Loi « Grenelle 2 » dont le décret applicatif, entré en vigueur en 2012, impose à toutes les sociétés cotées de plus de 500 salariés d’adapter leur reporting extra-financier. En parallèle, la profusion de normes et de référentiels de plus en plus aboutis et complexes (Global Compact, Global Reporting Initiative, OHSAS 18001, SD 21000, ISO 14000, ISO 26000…) offrent autant d’opportunité d’élargir le champ de son reporting extra-financier. Quitte à s’y perdre (Savall et Zardet, 2005)…

3°) Depuis les années 1990 un nombre croissant de solution de comptabilité élargie ont été mis à disposition des entreprises : compte spéciaux/« verts » proposés dès 1996 par l’ordre des experts comptables, Système de Comptabilité Economique et Environnementale Intégré (SCEE) proposé par l’Union Européenne en 1993 ; normes IFRS ensuite… Parallèlement, les recherches en sciences de gestion s’attachent à produire des méthodologies qui permettent d’intégrer l’environnement au sein de la comptabilité générale (Gray et al., 1993) : comptabilité de gestion environnementale (Xiaomei, 2004 ; Jash, 2003), coût complet environnemental (Lockhart et Taylor, 2007), méthode CARE (Richard, 2012, Rambeau et Richard, 2015), etc., voire d’intégrer l’ensemble des coûts cachés (Savall et Zardet, 1992, 2003). Mais la démultiplication de ces solutions comptables couplée à leurs limites évoquées précédemment (Cf. section 1.2.) sont autant une source d’opportunités que de complexité pour servir le reporting extra-financier.

On comprend donc qu’une entreprise proactive en matière de RSE se doit d’intégrer ces mutations des enjeux et régulations associées dans sa manière de rendre compte. Son dispositif de reporting extra-financier doit donc constamment se réadapter -intégrer les nouveaux enjeux, les nouvelles contraintes, les nouvelles méthodes de mesure- (Cf. figure 2).

Figure 2 : La dynamique du contexte de reporting extra-financier : une incessante évolution

Cet aspect concourt directement au nœud de contrainte lié à la complexité. En effet, cette dynamique des enjeux va caractériser l’environnement (i.e. le contexte) dans lequel le système complexe évolue. Cohendet et al. (2005) évoquent l’importance de la nature de l’environnement (statique vs dynamique) sur le fonctionnement du système, établissant au passage des liens avec la parabole des horlogers62 de Simon (1962, p. 470) ou l’analyse de Mintzberg (1982) sur l’environnement (simple ou complexe) de la firme. Au final, en couplant les contraintes liées à la complexité du réseau socio-cognitif que constitue le « sujet RSE », avec son reporting qui ne peut se réduire à des indicateurs quantitatifs et dont le contexte est en constante évolution, on voit se dessiner un premier nœud de contrainte lié à la complexité de la RSE (Cf. figure 3).

62 Dans cette parabole, deux horlogers construisent chacun une montre (système complexe) selon deux méthodes différentes (par étapes autonomes ou d’un bloc). Les deux sont fréquemment dérangés par le téléphone, ce qui a des impacts différents sur l’aboutissement de la fabrication de la montre. Pour Cohendet et al. (2005), l’environnement dans la parabole de Simon est représenté par les appels téléphoniques qui vont impacter le travail des horlogers.

Un contexte de reporting en constante évolution Identification de nouveaux signaux d’insoutenabilité Evolutions réglementaires et normatives Complexité de la RSE La RSE : un réseau sociocognitif complexe Part irréductible du qualitatif Nouvelles méthodes de mesure

Figure 3 : Le nœud de contraintes lié à la complexité de la RSE (ainsi que son irréductibilité et son évolutivité)

2.2 Le nœud de contraintes lié aux enjeux intrinsèques du reporting

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