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C. Les secteurs concernés

4. Les négociations entre fournisseurs et distributeurs à l’époque des pratiques

137. Le processus de négociation des accords commerciaux étant identique, à l’époque des pratiques, dans les deux secteurs, la présente partie procèdera à une présentation globale.

a) Déroulement des négociations

138. En pratique, chaque industriel actif dans les secteurs concernés par cette affaire conclut, avec chaque enseigne, des contrats qui encadrent leurs relations pour l’année à venir.

139. Afin d’appréhender le déroulement des négociations, seront détaillés le contenu des accords commerciaux et la chronologie des négociations.

Le contenu des documents contractuels qui formalisent la relation commerciale 140. La relation commerciale entre fournisseurs et distributeurs s’organise autour de deux

documents principaux : (i) les conditions générales de vente (ci-après « CGV ») qui incluent les grilles tarifaires et (ii) l’accord de coopération commerciale annuel qui précise les services de coopération commerciale fournis par le distributeur pour le compte du fournisseur ainsi que le prix auquel ils sont facturés.

141. Les CGV, communes à tous les distributeurs, permettent au fournisseur d’informer le distributeur du barème des prix applicable (tarifs) et de ses conditions de vente. Les CGV contiennent des indications sur les réductions de prix directement liées à l’acte d’achat-vente. Les réductions de prix incluses dans les CGV se distinguent par leur caractère conditionnel ou non. Alors que les remises sont acquises au jour de la vente, tel n’est pas le cas des ristournes qui sont conditionnées à la réalisation d’un objectif (en termes de volume ou de chiffre d’affaires, par exemple). Il s’agit donc de réductions de prix non acquises au jour de la vente qui ne sont pas prises en compte dans le calcul du seuil de revente à perte (voir les points 185 et s. pour la définition du seuil de revente à perte).

142. Les services de coopération commerciale contenus dans l’accord de coopération commerciale recouvrent quant à eux l’ensemble des actions de nature à stimuler la revente des produits des fournisseurs par les distributeurs, comme la mise en avant des produits ou la publicité sur les lieux de vente. Ces services sont facturés par le distributeur au fournisseur, le plus souvent sous la forme d’un pourcentage du chiffre d’affaires total réalisé par le fournisseur avec l’enseigne concernée.

143. Les réductions de prix non acquises au jour de la vente, qu’elles soient incluses dans les CGV ou dans le contrat de coopération commerciale, constituent la marge arrière du distributeur.

144. Les négociations commerciales entre fournisseurs et distributeurs s’organisent donc autour des tarifs et CGV et du contrat de coopération commerciale, qui déterminent, à l’issue de la négociation, le prix « triple net » payé par le distributeur au fournisseur.

145. À l’époque des pratiques visées, on distingue en effet :

- le prix net, égal au prix de cession brut du produit moins les réductions de prix sur facture acquises au jour de la vente ;

- le prix double net, égal au prix de cession brut moins (i) les réductions de prix sur facture acquises au jour de la vente moins (ii) les réductions de prix sur facture non acquises lors de la vente (ristournes) ;

- le prix triple net égal au prix de cession brut moins (i) les réductions de prix sur facture acquises au jour de la vente moins (ii) les réductions de prix sur facture non acquises lors de la vente, moins (iii) les services de coopération commerciale et, à compter de la loi Dutreil, les services distincts.

146. L’ensemble des éléments contenus dans le contrat de coopération commerciale est négocié, étape par étape, selon le processus suivant.

La chronologie des négociations

147. Pour la période concernée par la pratique, le « cycle de négociation » était composé de trois étapes principales.

L’envoi des tarifs et des CGV

148. Dans un premier temps, débutant en général au mois d’octobre, les nouveaux tarifs, accompagnés des CGV, étaient envoyés à tous les acteurs de la grande distribution.

149. En principe, les nouveaux tarifs entraient en vigueur deux à trois mois plus tard et étaient valables pour une durée d’un an.

150. La réception des nouveaux tarifs d’un fournisseur permet au distributeur d’identifier, d’une part, les hausses de tarif ligne à ligne pour chaque catégorie de produits et, d’autre part, les

nouveaux produits commercialisés par l’entreprise. Elle lui permet également de déterminer le niveau de hausse globale des tarifs bruts que son client lui avait adressés, en pondérant les hausses de chaque produit par le chiffre d’affaires qu’il réalisait sur ce produit. C’est sur cette base que débutait la négociation commerciale.

La négociation de la dérive

151. Dans un deuxième temps, le fournisseur et l’acheteur négociaient le contenu du contrat de coopération commerciale, dans le cadre d’un processus bilatéral, qui revêtait un caractère opaque pour les autres fournisseurs et les autres distributeurs.

152. L’enjeu de cette négociation était l’évolution de la rémunération des services de coopération commerciale, communément appelée « dérive ». Compte tenu de l’absence de différenciation par les prix résultant de la définition du seuil de revente à perte, il s’agissait, pour les distributeurs, du seul véritable paramètre de différenciation entre fournisseurs. La « dérive » avait donc un rôle central dans la concurrence que ces derniers se livraient.

153. Cette période de négociation était donc centrée sur la question de la dérive du taux de coopération commerciale contenu dans le contrat, c'est-à-dire de son augmentation par rapport à l’année antérieure, intrinsèquement liée à la hausse moyenne pondérée des tarifs.

154. La négociation de la dérive consistait en une succession d’échanges fréquents et réguliers entre le fournisseur et son distributeur, au cours de laquelle étaient échangées des demandes et des offres de dérive, entre les deux intervenants.

155. À l’issue de ces échanges entre le représentant du fournisseur et l’acheteur du distributeur, était signé un contrat de coopération commerciale qui fixait un taux de coopération commerciale pour les produits concernés, ainsi qu’un certain nombre de services de coopération commerciale et, à partir de la loi Dutreil, de services distincts.

La négociation d’autres éléments du prix après la signature du contrat

156. Une fois conclu le contrat de coopération commerciale, les échanges entre le fournisseur et le distributeur perduraient, le plus souvent à un rythme moins soutenu. Ils pouvaient alors porter sur des éléments de politique commerciale qui n’étaient pas compris dans le contrat, comme les nouveaux instruments promotionnels (ci-après « NIP ») ou des demandes spécifiques intervenant au cours de l’année (promotions liées à un événement anniversaire par exemple).

157. En conclusion, la négociation commerciale entre fournisseurs et acteurs de la grande distribution se caractérise par la longueur du processus et la fréquence des échanges entre le fournisseur et l’acheteur, ainsi que le caractère continu des contacts tout au long de l’année. La fréquence des rencontres permet ainsi aux distributeurs et aux industriels d’ajuster sans cesse leur positionnement, au fur et à mesure des négociations, en fonction des informations dont ils disposent.

b) Méthodes de négociation

158. Le mode de négociation adopté par les distributeurs s’inscrit largement dans une vision compétitive de la relation fournisseur/distributeur, qui laisse une grande place au rapport de force. L’objectif du distributeur est d’isoler son interlocuteur par rapport aux autres fournisseurs afin d’obtenir de lui des conditions commerciales plus avantageuses.

159. Pour ce faire, une des stratégies classiques à laquelle ont recours les acheteurs est de faire référence, lors des négociations avec un industriel, à l’état d’avancement de leurs échanges avec leurs autres interlocuteurs, afin de mettre en exergue l’isolement de l’industriel avec lequel ils négocient, concernant les tarifs, les dérives ou plus généralement l’avancement des signatures des accords de coopération commerciale concernés.

160. Ainsi, l’acheteur met en concurrence les fournisseurs en leur indiquant, le cas échéant, qu’ils proposent des conditions jugées moins bonnes que celles de leurs autres interlocuteurs. Les comparaisons auxquelles procèdent les acheteurs peuvent concerner des entreprises directement concurrentes ou non tant il est vrai que l’objet de la négociation porte moins sur les produits eux-mêmes que sur l’ensemble des avantages commerciaux dont pourra bénéficier le distributeur.

161. Les personnes en charge des négociations commerciales chez les distributeurs pouvaient transmettre des informations délibérément fausses sur la situation des concurrents, ce dont les fournisseurs n’étaient pas dupes.

162. Ce jeu de « bluff » suscitait un besoin d’évaluer la véracité des informations qui leur étaient communiquées par les enseignes, pour « comprendre la stratégie des acheteurs, […] décrypter autant que faire se peut leur stratégie de négociation et ainsi […] identifier les situations dans lesquelles [ils] bluffaient » (cote 34 260).

163. L’intérêt, pour les fournisseurs, de disposer d’informations sur l’état d’avancement des négociations des autres opérateurs actifs sur le même secteur était, d’une part, de savoir s’ils étaient effectivement isolés par rapport à leurs concurrents ou si le distributeur leur communiquait des informations erronées et, d’autre part, de cerner le meilleur moment pour signer. Comme l’explique M. Alain A... (Gillette) : « la difficulté [du métier] est de connaitre le point de rupture de la grande distribution » (cote 22 612) et de savoir quand effectuer les compromis nécessaires avant que les relations commerciales ne soient rompues par le distributeur.

164. En conclusion, le « bluff » inhérent aux négociations entre fournisseurs et distributeurs, l’importance du positionnement relatif de chaque fournisseur par rapport à celui des autres industriels du secteur et les comparaisons auxquelles procédaient les distributeurs lors des négociations ont accru le besoin d’informations des fournisseurs, dans le but d’apprécier s’ils étaient ou non dans une situation isolée par rapport aux autres opérateurs de leur secteur.

c) L’information à disposition des fournisseurs

165. L’élaboration de la politique commerciale des industriels et la détermination de l’attitude à adopter lors des négociations avec les distributeurs requièrent une connaissance accrue de la situation du marché et une recherche constante de l’information pertinente.

166. En premier lieu, la presse généraliste et spécialisée (type LSA, l’Usine nouvelle) permet d’obtenir des informations générales sur le positionnement des clients, ou d’autres industriels, concurrents ou non.

167. En deuxième lieu, les industriels disposent de salariés qui sont en permanence présents sur le terrain (équipes commerciales auprès des acheteurs ou forces de vente dans les magasins) et qui permettent aux entreprises d’obtenir des remontées d’informations.

168. En troisième lieu, les panels, du type Nielsen ou IRI, permettent d’obtenir des informations passées concernant la taille des marchés, leur segmentation, leur croissance, les prix de revente au consommateur, les parts de marché des marques ou encore les performances des

enseignes, lorsque ces dernières l’autorisent. Les informations collectées par les panels sont restituées aux clients en contrepartie du paiement d’un abonnement.

169. L’institut PBMO constitue également une source d’information pour les fournisseurs. Cette société de conseil réalise des études de marché plus ciblées et délivre aux fournisseurs des informations agrégées par secteur d’activité.

170. En quatrième lieu, il existe des cercles d’échanges transectoriels auxquels prenaient part les participants aux pratiques. Les plus importants s’inscrivaient dans le cadre de l’ILEC.

Cette association professionnelle représente les intérêts des fournisseurs des produits de grande consommation, vendus sous des marques de notoriété nationale et internationale.

Elle réunit des fabricants de produits alimentaires et non-alimentaires. La quasi-totalité des entreprises concernées par les pratiques identifiées étaient membres de l’ILEC au cours de la période analysée.

171. M. Dominique B..., délégué général de l’ILEC, a exposé la structure de l’association :

« L'ILEC est structuré à trois niveaux. A un premier niveau, existe un comité commercial ouvert à tous. Les membres sont souvent directeurs de vente (…)

A un deuxième niveau, il existe un bureau commercial où siègent des directeurs commerciaux (…)

Le conseil d'administration forme le troisième niveau. Il rassemble les présidents directeurs généraux ou les directeurs généraux d'entreprises » (cote 34 236).

172. Les membres de l’ILEC communiquent régulièrement à l’association des informations relatives à l’état des négociations avec la grande distribution (chiffre d’affaires par enseigne, déroulement des négociations). Ces données sont collectées selon deux méthodes :

- tous les mois, l’ILEC réalise une enquête par courriel auprès de ses adhérents ; - lors des comités commerciaux, des questions sont posées aux participants, qui y

répondent en utilisant un boitier électronique, de manière anonyme.

173. Une fois recueillis, les résultats de ces enquêtes sont envoyés, de manière agrégée (c’est-à-dire tous fournisseurs confondus), aux membres de l’association ou présentés aux adhérents à l’occasion des comités commerciaux.

174. L’ILEC publie également des enquêtes annuelles, relatives à l’évolution des relations entre distributeurs et fournisseurs. À ces occasions, sont recueillies auprès des adhérents des informations passées, sur l’évolution des prix tarifs, des prix sur facture, de la coopération commerciale ainsi que sur certains aspects de la relation commerciale. À l’époque des faits, certaines de ces données étaient ventilées par secteur. Il s’agissait toutefois de données passées et agrégées, au moins par secteur d’activité.

175. Compte tenu de la nature de ces informations, l’ILEC est vigilante lors de leur collecte et de leur restitution. À cet égard, les demandes réitérées des adhérents de l’ILEC visant à élargir le spectre des informations échangées ont systématiquement été rejetées par le délégué général de l’ILEC (voir également la décision du Conseil de la concurrence n° 05-D-33 du 27 juin 2005 relative à des pratiques mises en œuvre par l’ILEC, point 40).

176. Enfin, s’il est possible d’obtenir des informations par le biais des distributeurs, sur le positionnement des concurrents, ceci est souvent conditionné à la communication de données en contrepartie. Ainsi que l’a indiqué Mme Amélie C..., ancienne directrice commerciale de la branche détergent d’Henkel, « avec [les distributeurs], c’est toujours du donnant-donnant » (cote 22 680). L’obtention d’informations sur la situation des

concurrents est donc conditionnée par un effort de transparence certain des fournisseurs par rapport à leur client et ne permet d’obtenir que des informations de nature parcellaire sur les autres opérateurs actifs dans le secteur.

Conclusion

177. Il résulte de ce qui précède que, pour faire face à l’incertitude inhérente au déroulement des négociations avec les distributeurs, les fournisseurs actifs dans le secteur de l’hygiène et ceux actifs dans le secteur de l’entretien disposaient de sources d’informations diverses.

178. L’ensemble de ces échanges a permis de réduire l’incertitude inhérente au processus de négociation commerciale décrit plus haut. Néanmoins, il s’agissait pour l’essentiel, d’informations générales, non individualisées par entreprise, permettant d’appréhender le contexte global dans lequel se déroulaient les négociations, et non d’informations relatives à la position individuelle de certains concurrents.

179. Ces informations n’étaient pas, en elles-mêmes, suffisamment individualisées pour avoir un effet restrictif sensible de concurrence. Elles s’avéraient suffisantes pour permettre aux fournisseurs de gérer au mieux le déroulement de leurs discussions avec les distributeurs, dans le contexte législatif stable de l’époque, à savoir la loi Galland.