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La négligence, les mauvais traitements psychologiques et les troubles sévères du

5. Résultats — Chapitre 1

5.3 La forme de maltraitance mise en cause

5.3.3 La négligence, les mauvais traitements psychologiques et les troubles sévères du

Enfin, il s’est dégagé du discours des professionnelles interviewées que les situations de mauvais traitements psychologiques (MTP), de troubles graves du comportement (TC) et de négligence comportaient plus d’ambiguïtés et que l’aspect « culturel » pouvait brouiller les repères d’évaluation. La particularité de ces formes de maltraitance est qu’elles sont souvent chroniques, que le risque posé à la sécurité n’est habituellement pas jugé imminent et que les traces de la maltraitance sont souvent intangibles (Trocmé, Kyte, Sinha et Fallon, 2014). En fait, la typologie et l’épistémologie de ces formes de maltraitance sont encore sujettes à débat (Fallon, Trocmé et MacLaurin, 2011; Garbarino, 2011; Wolfe et McIsaac, 2011), aussi est-il opportun de préciser que, de manière générale, ces formes de maltraitance sont les plus difficiles

à évaluer en protection de l’enfance. Par contre, l’analyse du discours des professionnelles a mis en lumière certains aspects distinctifs dans l’évaluation de ces formes de maltraitance au sein des familles racisées. Plus précisément, le flottement dans l’exercice de l’évaluation de ces situations en raison des facteurs mentionnés ci-dessus combiné à un manque de balises pour jauger le caractère « culturel » de certains comportements chez les familles racisées ouvre la porte aux analyses dites « culturelles ». Ce type d’analyse renvoie à des explications basées sur la culture dont sont issues les familles ou sur sa perception par les intervenantes. Pour illustrer ce propos, trois exemples de cas faisant écho à des formes de maltraitance différentes sont présentés. Pour chacun d’eux, les facteurs associés par l’intervenante au vécu migratoire ou culturel de la famille ont influencé la prise de décision et le résultat de l’évaluation. Dans le premier exemple, un cas de négligence, l’intervenante raconte que selon elle, le contexte socioéconomique de l’intégration des immigrants impose une lecture nuancée de la LPJ :

Toutes les raisons pourquoi, par exemple, cette maman-là a été négligente, c’est pour offrir à sa famille une vie meilleure, dans de meilleures conditions. Elle a été absente parce qu’elle étudiait, mais elle étudiait pour un examen qui lui donne accès à un travail, qui lui donne accès à un salaire. Et sans argent, tu ne vis pas. Et cette maman- là, elle n’avait pas le droit au chômage, elle n’avait pas le droit à rien, parce que c’est une nouvelle arrivante. (Audrey)

L’intervenante est sensible au contexte d’intégration particulièrement pénible de cette mère qui s’est engagée dans un processus de diplomation pour améliorer son sort et celui de ses enfants. Touchée par cette réalité, l’intervenante a pris la responsabilité d’accompagner elle-même la jeune visée par le signalement (atteinte de problèmes de santé mentale avec idéations suicidaires) dans ses suivis médicaux et n’a pas tenu rigueur à la mère de sa décision de ne pas accompagner sa fille à l’urgence psychiatrique. Dans cet exemple, la lecture critique des enjeux structurels entourant l’intégration des personnes immigrantes est mise à l’avant-plan du processus de prise de décision. Les raisons qui expliquent les manquements aux soins sont justifiées du point de vue de l’intervenante, c’est-à-dire l’intégration au marché du travail, et cette dernière prend des initiatives qui vont au-delà de son mandat (en accompagnant la jeune dans ses suivis). Au regard de l’ensemble des aspects évalués, l’intervenante a statué que la sécurité et le développement de l’enfant n’étaient pas compromis.

Dans un autre cas, une intervenante a inclus l’aspect des conceptions culturelles des rôles familiaux dans son processus de prise de décision pour déterminer les mesures à mettre en place afin d’assurer la sécurité et le développement des jeunes :

Souvent je vais y penser à deux fois avant de retirer un aîné d’une famille latino parce que je sais quel rôle ce jeune occupe dans sa famille. [Un rôle] de protecteur, c’est quasiment maternel vis-à-vis les autres enfants. Je pense à une jeune qui faisait beaucoup d’automutilation, qui était suicidaire, qui avait des troubles de comportement… En tout cas, je pense qu’elle était dans un réseau de recrutement parce qu’elle faisait de la prostitution, mais je savais que le facteur de protection c’était de la maintenir dans sa famille. Parce qu’elle n’aurait jamais osé porter atteinte à sa vie dans son milieu familial. Elle n’aurait pas fait ça à ses frères et sœurs. Elle n’aurait pas fait ça à sa mère. Il y avait des liens familiaux très forts qui vont peser dans la balance quand on parle de gestion de risques. (Stéphanie)

Dans cet exemple, l’intervenante justifie sa décision de maintenir une adolescente dans sa famille sur la base de son appartenance culturelle et de la force des liens familiaux traditionnellement associée aux familles latino-américaines, et ce, malgré un niveau de risque qui semble élevé. Cette justification est aussi fondée sur la perception de connaissance de la professionnelle du rôle des aînés dans ces familles.

Dans cette autre situation, l’intervenante a diminué ses attentes par rapport à l’amélioration des relations intrafamiliales dans une situation de mauvais traitements psychologiques impliquant un adolescent :

Comme je disais, le « C » [mauvais traitements psychologiques] a diminué, le « E-1 » [méthodes éducatives déraisonnables], il n’y en avait plus. Souvent, quand je parle de tolérance, aussi, c’est que le « C » avait diminué. Tu sais, on ne peut pas éliminer tout rejet affectif puis qu’ils deviennent meilleurs amis. Donc, c’est là aussi parfois au niveau de la tolérance qui est un peu plus… tu sais, il faut prendre en compte leur culture, leurs valeurs […] J’ai juste le mot « clash » entre les… J’ai le droit de le dire ? [Rires] Il y avait quand même un « clash » au niveau du rejet affectif que je voyais, entre les Québécois puis [eux]… Parce qu’on dirait qu’il y a vraiment, au niveau des cultures asiatiques, on dirait que c’est tous des individus qui vivent dans la même maison, mais qui n’ont aucune relation entre eux. Ça, ça m’a vraiment marquée. Je vous dirais que c’était une de mes premières expériences avec cette culture-là. Je me disais : « Élevés dans la même maison, mais il n’y a aucun échange, ils ont aucune… Il n’y a aucun lien, ils ne savent pas quoi se dire ». Donc ça, c’est quelque chose qui m’avait marquée… (Sandrine)

Dans cet exemple, l’intervenante fait référence, entre autres, aux différences culturelles dans l’expression des relations intrafamiliales. Elle témoigne de son manque d’expérience auprès des membres de cette communauté, mais aussi du bouleversement personnel (« [ça] m’avait marquée ») suscité par l’analyse de la situation et les décisions qui y sont attachées. Il semble que le manque de repères clairs pour déterminer la limite tolérable de MTP en l’absence de méthodes éducatives inadéquates l’a incitée à fermer le dossier. En ce sens, la prise de décision a été influencée par la perception des enjeux culturels qui ont servi, dans une certaine mesure, à justifier des attentes moindres face aux changements à obtenir pour mettre fin à l’intervention.

Ces exemples soulèvent la possibilité que des aspects culturels soient invoqués pour justifier certaines décisions. Dans tous les cas, les situations relatées lèvent le voile sur le recours à une interprétation culturelle des causes et des motifs de compromission pour expliquer certains assouplissements dans le processus d’évaluation. Cette interprétation culturelle peut aussi être considérée comme une contextualisation des situations, mais sans s’y limiter.

On retrouve donc des processus de prise de décision fort différents. D’un côté, les situations de VBH, avec les mécanismes de supervision (et de contrôle) mis en place au niveau institutionnel, laissent très peu de marge de manœuvre aux intervenantes. De l’autre, les situations de négligence, de MTP ou de TC permettent une interprétation basée sur des critères dits « culturels » ou liés au parcours migratoire.

Enfin, les situations impliquant des méthodes éducatives inadéquates ont semblé associées à un savoir-faire des professionnelles et à des balises claires menant à des décisions plus « faciles » à prendre, notamment parce qu’elles sont fréquentes et similaires.

L’ensemble des processus exposés confirme que la nature des formes de maltraitance mises en cause dans le signalement influence le processus de prise de décision des professionnelles en contexte interculturel.

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