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4. Cadre méthodologique

4.9 Concepts sensibilisateurs

4.9.2 L’éthique

L’éthique est une branche de la philosophie qui étudie la morale et les obligations de la personne dans différents contextes. L’éthique permet de réfléchir sur le sens des actions, le bien- fondé des normes et des idéologies ainsi que de leur visée et limites. Le travail social est inséparable des enjeux éthiques qui traversent les contextes de pratiques et à cet égard, il attend de ses professionnelles qu’elles aient les compétences éthiques nécessaires pour soutenir leur intervention. À titre d’exemple, le référentiel de compétences des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux (2012) affirme, comme première compétence, que les travailleuses sociales doivent : « Être capable de comprendre, de questionner, d’intégrer et d’appliquer les fondements éthiques du travail social dans sa pratique […] Être capable d’exercer une pensée critique dans le cadre de sa pratique professionnelle […] Être capable d’agir selon une démarche réflexive dans sa pratique » (p.17). Cette valorisation des compétences éthiques des professionnelles rend compte de l’importance de l’éthique dans les fondements théoriques et cliniques de la profession. Elle permet aussi de situer le travail social en tant que profession ancrée dans des valeurs, nommément la justice sociale, le respect de la dignité des personnes et le professionnalisme (IFSW, 2017), valeurs qui orientent et guident les décisions éthiques des professionnelles.

L’éthique éclaire les pratiques des professionnelles dans les différents contextes où elles interviennent, mais elle ne fournit pas de réponse ou de technique précise pour y parvenir. En travail social, l’éthique s’exprime sous deux formes principales : prescriptive et critique (Clark, 2000; Pullen-Sansfaçon et Cowden, 2012). La première se rapporte à des guides d’application qui reflètent les valeurs fondamentales de la discipline tandis que la seconde correspond à une philosophie de l’action qui permet aux professionnelles de raisonner sur leurs pratiques

(Bouquet, 2004).

4.9.2.1 Éthique prescriptive : déontologie

Le travail social est une profession basée sur des valeurs, des normes et des principes qui émergent de ses différentes traditions (Payne, 2014; Tremblay, 2015), lesquelles sont

ultimement cohérentes avec ceux de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’Organisation des Nations unies (Pullen-Sansfaçon et Cowden, 2012).

L’adhésion à ces valeurs est balisée par un code de déontologie qui vise à guider les conduites des professionnelles. Le code de déontologie des travailleuses sociales du Québec stipule que « [l] e travailleur social tient compte des considérations éthiques des clientèles et du contexte dans lequel il va œuvrer » (Code des professions, Chapitre c-26.87, section 3.01.01, 2013). Par contre, la manière précise de tenir compte des clientèles et d’agir selon le code est assez floue. Conséquemment, les professionnelles sont appelées dans leur pratique à adapter des valeurs et des principes généraux à des situations particulières, et ce, sans avoir de guide d’application infaillible (Clark, 2000).

Cela s’avère particulièrement délicat puisque les champs d’action du travail social sont très diversifiés et, dans certains cas, renvoient à des valeurs et à des mandats d’intervention qui peuvent entrer en conflit. En contexte de protection de la jeunesse, l’un des conflits possibles a trait à l’autodétermination et à l’autonomie de la personne par rapport au droit de recevoir assistance et protection (Lonne, Harries, Featherstone et Gray, 2015; Rhodes, 1986). Un autre écueil qui la caractérise par rapport aux autres contextes de pratique du travail social, est l’opposition entre le droit des enfants d’être protégés et celui des parents d’élever leur famille librement. Afin de guider leurs intervenantes dans ce contexte particulier, certaines directions de la protection de la jeunesse ont adopté des codes d’éthique ou de déontologie spécifiques32. Ces codes s’additionnant à ceux des différentes professions33, il est possible qu’une professionnelle doive adapter certains des principes de son ordre professionnel pour agir conformément aux règles de son institution d’attache et vice-versa.

32 Une requête sur le moteur de recherche Google réalisée le 20 juin 2017 a permis de repérer des codes d’éthique

« maison » dans six entités de services de protection de la jeunesse de la province anciennement appelées « centres jeunesse ».

33 Il est à noter que ces codes d’éthique « maison » ne s’appliquent pas exclusivement aux travailleuses sociales,

mais bien à l’ensemble des employées du CIUSSS désigné, qui sont affiliées à différents ordres professionnels. Les valeurs, règles et devoirs peuvent différer entre le code de déontologie de l’OTSTCFQ et celui des autres

Cet enjeu de superposition déontologique renvoie à ce que Clark (2000) nomme « complex accountability » (p. 83), soit la « complexité de rendre des comptes » : les travailleuses sociales sont redevables à plusieurs personnes et institutions qui prônent parfois des valeurs et des visées contradictoires. Les travailleuses sociales ont le pouvoir de prendre des décisions qui s’écartent des prises de position de leur employeur et, en ce sens, sont légitimées d’agir de manière critique par rapport à certaines visions ou prescriptions qui seraient contraires à l’éthique (ACTS, 2005). On ne peut faire fi de cette réalité dans l’analyse des processus de prise de décision à l’évaluation. Ainsi, la réflexion des professionnelles sur les impératifs d’action liés aux codes d’éthique et aux guides de pratique passe aussi, voire surtout par l’éthique critique, qui représente ici un moyen de réconcilier les contradictions des différents mandats dont elles ont la responsabilité.

4.9.2.2 Éthique critique

Contrairement à l’éthique prescriptive qui se décline par le respect des normes et des guides de pratique, l’éthique critique exige une réflexion sur les « meilleures » actions à poser dans une situation concrète. Elle surgit lorsque des sujets autonomes ajustent leurs conduites pour les rendre cohérentes avec certaines valeurs et principes34 ou lorsque les normes et les guides sont insuffisants ou incapables de fournir des réponses aux problèmes ou aux dilemmes éthiques auxquels les professionnelles font face. Comme l’exprime Bouquet, « [l]’éthique est un débat et, de ce fait, elle est porteuse de violences potentielles, car elle est là pour inquiéter, porter une réflexion critique, permettre un effort de lucidité » (Bouquet, 2004, p. 16).

Selon Bouquet, l’éthique critique permet de réfléchir à la transposition des valeurs du travail social dans la pratique : « La pratique du travail social ne peut se prévaloir sans éthique et pas davantage hors d’éthique. Elle ne peut se réduire à l’application d’une technique étayée par une déontologie. » (2004, p. 6) Dans sa formation, la travailleuse sociale apprend à conjuguer avec des dilemmes éthiques et à réfléchir aux intérêts et attentes complexes qui surviennent dans la

34 Ces valeurs et principes sont souvent tirés des codes d’éthique et de déontologie existants. Par contre, il appartient

pratique (Beachboard et Beachboard, 2010; ACTS, 2005; OTSTCFQ, 2007). Ces compétences en éthique l’aident à prendre la mesure de situations où ses mandats professionnels pourraient entrer en conflit avec certaines des valeurs promues par la profession, ou du moins à hiérarchiser ces valeurs. L’éthique critique est donc particulièrement importante dans le contexte de la prise de décision en protection de la jeunesse puisque la subjectivité de la professionnelle est indissociable du processus d’évaluation, en concomitance avec d’autres facteurs tels que l’influence des valeurs et des mandats délégués par la Protection de la jeunesse, le contexte organisationnel et l’adhésion plus marquée à certaines valeurs professionnelles plutôt qu’à d’autres.

Il convient de préciser que l’étudiante-chercheure souscrit à une vision de l’éthique critique qui accorde la prééminence aux valeurs dites « anti-oppressives ». Les valeurs et approches anti- oppressives ont été et continuent d’être influentes dans le domaine du travail social (Mullaly, 2010; Payne, 2014; Pullen Sansfaçon, 2013; Sisneros, 2008). À la lumière de ces approches critiques, nombre de structures sociales se révèlent injustes, discriminatoires et oppressives et il est attendu que les actions de la travailleuse sociale contribuent à créer une société libre de ces relations de domination (Dominelli, 2002; Mullaly, 2010; Pullen Sansfaçon, 2013; Sisneros, 2008). Les mécanismes par lesquels ces oppressions opèrent sont complexes et intersectionnels, c’est-à-dire qu’ils affectent les personnes ou les groupes de manière différente, mais non exclusive (Sisneros, 2008). Ainsi, les personnes racisées auxquelles s’adressent les professionnelles peuvent subir des oppressions sur la base de leur apparence, mais aussi en raison de leur statut migratoire, de leur situation économique, de leurs croyances et pratiques religieuses, de leur genre, de leur position en tant qu’usager d’un service, etc.

La travailleuse sociale qui oriente sa pratique en fonction d’une éthique critique basée sur des valeurs anti-oppressives reconnaît le caractère social et structurel des difficultés vécues par les personnes. Pour prendre des décisions, elle cherche constamment à déterminer qui possède et exerce le pouvoir dans la situation rapportée, quels intérêts elle dessert en tant que professionnelle mandatée par une institution et qui a défini ces intérêts (Jeffery et Nelson, 2011; Mullaly, 2010).

Anti-oppressive practices, like other forms of social justice oriented practice, are lenses for viewing the world, ways of asking questions and techniques for reaffirming social justice oriented social workers’ commitment to resist, expand resources to the oppressed, redistribute power and resist again in the new spaces and opportunities that open up as a result of that resistance. (Baynes, 2007 dans Mullaly, 2010).

Ainsi, il est attendu des professionnelles anti-oppressives assignées à l’évaluation de situations interculturelles en protection de la jeunesse qu’elles tiennent compte des divisions sociales et de la multiplicité des sources d’oppression qui affectent les familles racisées qu’elles rencontrent dans leur rôle d’évaluation. De plus, il est attendu qu’elles reconnaissent leurs propres privilèges et l’effet de ces derniers sur la relation, notamment en ce qui a trait au pouvoir, à la classe sociale, à l’éducation, à l’appartenance (Mullaly, 2010; Payne 2014).

Cette section clôt la présentation du cadre méthodologique de la thèse. À la lumière des principes de la MTE retenus, des outils élaborés, des stratégies d’analyse utilisées et des concepts sensibilisateurs identifiés, il est désormais possible de s’engager dans le cœur de la thèse, c’est- à-dire dans les résultats.

Rappelons brièvement que le cadre méthodologique oriente la collecte de données et l’analyse des résultats, lesquels visent à répondre aux deux sous-objectifs de la thèse :

a) Identifier les facteurs qui influencent les processus de prise de décision des professionnelles, notamment ceux qui appartiennent à l’organisation, à l’individu et au champ disciplinaire dans des situations impliquant des familles racisées ;

b) Analyser les praxis (réflexions et actions) qui sous-tendent les processus de prise de décision des professionnelles lors de l’évaluation de situations impliquant des familles racisées.

Les trois prochains chapitres correspondent aux trois vagues de cueillette de données décrites dans le cadre méthodologique. Cette organisation des résultats a été choisie pour que la présentation des chapitres de résultats permette de comprendre la nature construite, évolutive et cumulée des aller-retour entre les étapes de cueillette de données et d’analyse.

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