• Aucun résultat trouvé

5. Résultats — Chapitre 1

5.2 Le contexte institutionnel

5.2.2 Le rôle particulier des professionnelles en contexte interculturel

L’autre dimension qui a émergé comme ayant une influence sur l’évaluation en contexte interculturel est la conception du rôle de l’évaluation telle qu’exprimée par les professionnelles. En somme, il appert qu’il serait plus juste de parler des rôles de l’évaluation puisque les professionnelles rencontrées les ont décrits de manière plurielle bien que tous interreliés. Les

analyses ont permis de conceptualiser ces rôles sur un axe sur lequel les intervenantes sont appelées à naviguer quotidiennement au fil des rencontres avec les familles. D’un côté, on trouve le rôle de soutien aux familles et, de l’autre, celui centré autour de l’enquête et du recours à l’autorité. Quelque part à mi-chemin entre ces deux pôles, il est possible d’identifier un rôle particulier au contexte interculturel qui est celui d’informer et d’éduquer les familles.

5.2.2.1 Rôle de soutien

Les professionnelles ont exprimé la nécessité de s’investir dans un rôle de soutien qui leur offre un espace pour témoigner du respect et de l’empathie à l’égard du vécu des familles. Pour ce faire, elles ont donné des exemples où le recours à des méthodes alternatives (et flexibles) leur permet de répondre aux exigences de leur mandat tout en accommodant les familles. Elles ont démontré une grande mobilisation de ressources pour susciter le changement chez les familles et ont témoigné d’un souci réel pour le bien-être des personnes. Une illustration concrète de ce genre de comportement est donnée par Audrey. Cette dernière raconte que bien qu’elle ait été en droit de le faire selon les termes de son mandat d’évaluation, elle a pris la décision de ne pas questionner une fois de plus une maman qui avait déjà dû raconter son histoire à nombre d’autres professionnelles :

Cette maman-là avait raconté son histoire à tout le monde. Alors, je lui avais dit : « Par respect pour vous, si vous voulez m’en parler, je suis là. Mais par respect pour vous, je ne vais pas vous faire répéter. Me donnez-vous la permission d’aller parler aux gens ? » Et elle a dit « oui ». Parce qu’une maman épuisée, qui est sous le stress de son examen final, je ne veux pas commencer à lui faire raconter tous les traumatismes qu’elle a vécus. (Audrey)

Cet exemple témoigne d’une situation où l’intervenante priorise la posture de soutien. Par sa décision de ne pas questionner à nouveau la mère sur sa situation, la professionnelle choisit de mettre en œuvre des moyens alternatifs, possiblement plus compliqués, pour analyser la situation et éventuellement rendre sa décision.

Dans un autre exemple, une professionnelle a parlé de l’importance de se mettre à la place des familles pour effectuer l’évaluation la plus respectueuse possible :

Alors de se rappeler qu’à sa place, comment est-ce qu’on aurait voulu être accueilli, comment est-ce qu’on aurait voulu qu’on nous présente la situation, comment est-ce que… ? Je veux dire, ce n’est pas à nous de donner une sentence, on n’est pas là pour [ça]. (Marie)

L’intervenante réfléchit à la façon dont elle aurait aimé être traitée dans une situation similaire. Elle fait aussi la distinction entre l’autorité du système judiciaire et celle des professionnelles de la protection de la jeunesse par cette idée que son rôle n’est pas de « donner une sentence ». Elle laisse entendre qu’elle n’est pas là pour punir les familles, mais bien pour les soutenir. Cette distinction a d’ailleurs émergé du discours de plusieurs professionnelles.

Dans un dernier exemple illustrant le rôle de soutien, un professionnel raconte combien la sensibilité et l’empathie exprimées par l’intervenant peuvent influencer le processus d’évaluation :

La sensibilité qu’on va avoir, la compréhension qu’on va avoir, l’empathie qu’on va avoir, ça va [influer sur] ce qui en ressort et surtout le rapport qu’on va en faire. Ce que j’ai appris, en tout cas moi, ce que je comprends, c’est qu’il faut être très sensible à la réalité, au vécu de ces gens-là. Qu’ils viennent d’un autre pays et que c’est nouveau, pour eux. Surtout quand ils ne parlent pas notre langue. Il ne faut pas arriver très « rentre là-dedans », très rigide et se dire : « La loi est au-dessus de la culture ». Je pense qu’il faut niveler un peu, des fois. Faut s’adapter. (Steve)

Selon cet intervenant, la sensibilité et l’empathie dont font preuve les professionnelles influencent le cours du processus d’évaluation et permettent de l’adapter aux besoins particuliers des familles racisées. Il met en opposition des rôles dits « rigides », sous-entendus comme étant d’application stricte de la LPJ, avec des rôles plus flexibles où l’intervenant choisit de s’adapter, parfois même de « niveler un peu ». La tension résulte de l’existence de ces deux pôles et de la possibilité qu’un intervenant se situe dans l’un ou l’autre à différents moments.

5.2.2.2 Rôle d’enquête

Plusieurs professionnelles ont mentionné la nécessité de rester collées à leur mandat, qui est celui d’évaluer somme toute rapidement la situation de l’enfant et de prendre une décision sur sa compromission. Ce faisant, elles conceptualisent leur rôle comme étant plus près de l’enquête

que de la relation d’aide bien que son exercice reste teinté par la valeur de respect pour les familles racisées. Pour décrire ce rôle, les professionnelles font allusion à la spécificité temporelle du mandat, à l’autorité qui en découle, à l’importance de vérifier les faits, de prouver l’impact des gestes reprochés et d’être rassurées par rapport à la sécurité des enfants en exigeant des preuves aux parents. Une intervenante illustre ceci dans l’extrait qui suit :

On a un mandat de courte durée, on n’est pas supposées voir les clients dix fois. On est supposées les voir deux, trois fois à peu près, plus ou moins. Rapidement on est supposées voir. On leur demande quelque chose, on vérifie est-ce que ça a été fait. Pas les accompagner dans des rendez-vous, pas les accompagner dans différentes choses. On n’est pas un intervenant. En fait, c’est ça : ce n’est pas qu’on n’intervient pas, mais on évalue. On a un rôle quand même d’évaluateur. Puis quand on se met à les accompagner… pour moi on devrait les accompagner vers un intervenant qui va les accompagner après. (Natacha)

Dans le jargon interne qui semblait compris comme tel par les interviewées, plusieurs ont parlé de la possibilité de « tomber dans l’intervention ». Cette expression renvoie au risque d’outrepasser le mandat de l’évaluation en s’engageant avec les familles dans une relation d’aide trop soutenue. De façon fort intéressante, cette expression témoigne de la perception qu’ont les professionnelles d’une limite entre un rôle d’évaluation et un rôle d’intervention. Selon les personnes rencontrées, les intervenantes sont à risque de basculer dans l’intervention lorsqu’elles dépassent les frontières de l’évaluation, c’est-à-dire lorsqu’elles prennent trop de responsabilités à l’égard des familles en faisant trop d’interventions cliniques. Dans l’extrait qui suit, Steve raconte une situation où sa chef l’a enjoint à fermer un dossier :

Bref, j’me suis tellement impliqué qu’à un moment donné, ma chef m’a dit : « Hey, [sifflement] dégage un peu, parce que tu fais de l’application des mesures. Tu fais plus que de l’évaluation. » Moi, j’avais statué, ça faisait un bout de temps. Donc là, j’étais dans l’orientation, mais beaucoup plus, aussi, dans le service. Alors j’avais comme dépassé mon mandat.

Cet exemple illustre la perception d’être « plus dans le service » ou de faire « plus que de l’évaluation », laissant entendre que le mandat est délimité par un cadre serré, balisé par l’enquête et une implication clinique restreinte. Cette vision implique un dosage entre enquête et soutien de la part des professionnelles. L’extrait qui suit expose comment les deux rôles se côtoient dans la pratique et font partie intégrante de la spécificité du mandat d’évaluation. L’interviewée expose les défis à relever pour maîtriser les deux rôles :

Je trouve qu’il faut comme avoir deux faces. Il faut être très empathique, compréhensive, mais il faut être en mesure de mettre des limites claires à nos clients et de dire : « Ça, ça se fait pas, puis ça ne devra plus se refaire. » Alors, tu sais, autant jouer la carte de la « p’tite gentille » qu’à un moment donné, il faut être stricte, il faut faire régner une loi. Ce n’est pas pour rien non plus, c’est pour protéger les enfants… (Sandrine)

Ces rôles sont cohérents avec la mission particulière des professionnelles de la protection de la jeunesse, entre d’un côté la visée de soutien et d’aide et de l’autre, celle d’enquête et de contrôle. Par contre, le rôle particulier qui se dégage de l’évaluation auprès de familles racisées est celui de l’éducation et de l’information aux parents.

5.2.2.3 Rôle d’éducation et d’information

Avec les familles racisées, les rôles de soutien et d’enquête semblent être accompagnés d’un rôle particulier, celui d’éducation et de transfert d’information. L’éducation et le partage d’information concernent tant ce qui a trait à la LPJ qu’aux droits de la personne et au fonctionnement des institutions de la société telles que la DPJ, les écoles ou les hôpitaux. Le partage de ces informations revêt une importance significative dans le rapport que les professionnelles entretiennent avec les familles racisées :

Souvent, ça fait une grosse différence sur leurs valeurs, leurs croyances, sur comment elles me perçoivent moi, comme individu, également. Il y en a qui croient que la loi de la DPJ, on enlève des enfants. Mais ils ne comprennent pas la part au niveau de leurs droits, au niveau de leur liberté, au niveau de qu’est-ce qu’ils peuvent endurer et tout ça. Donc, j’essaie vraiment de plus leur décrire mon rôle, comment est-ce que je peux être là pour les aider, mais c’est quoi mon rôle aussi envers mes clients, qui sont plus les enfants. Il y en a qui ne savent même pas que les enfants ont des droits. Ça dépend des familles, mais quelquefois faut partir vraiment de la base, puis commencer à zéro dans notre intervention. (Marie-Ève)

Dans cet extrait, l’intervenante met l’accent sur l’importance d’informer les membres des familles racisées de leurs droits, notamment en ce qui a trait à l’intervention de la PJ dans leur vie intime. Elle témoigne aussi de l’impact de ce partage d’information sur leurs valeurs et leurs croyances. Ces informations permettent, selon Marie-Ève, de jeter les bases pour établir la relation de confiance et la relation d’aide. L’extrait dévoile néanmoins une certaine tension puisque la professionnelle, qui est en position d’autorité, se retrouve aussi responsable

d’informer les parents de leurs droits et de leurs libertés par rapport à l’intervention de la PJ. Par « ce qu’ils peuvent endurer », elle réfère aux recours qu’ont les familles contre sa propre intervention. La tension entre les rôles s’exprime aussi à travers la collaboration qui est rendue possible par l’information, voire l’éducation fournie par l’intervenante. En informant les familles racisées de leurs droits, de la mission de la PJ et de son rôle à elle, Marie-Ève estime qu’elle parvient à recadrer leurs perceptions de la DPJ, mais aussi à créer les bases pour le travail d’exploration de la situation de maltraitance rapportée.

Une intervenante fait référence au besoin particulier de fournir aux familles racisées des explications sur le système québécois, tout en précisant que cela permet aussi de leur faire comprendre la nécessité de s’adapter aux façons de faire d’ici :

Je dirais que nous autres, à l’évaluation, on a moins un rôle d’intervention. Mais souvent avec des familles immigrantes, on utilise un petit peu plus notre rôle d’intervention, de relation d’aide, d’explication et tout. Mais je vous dirais aussi qu’on va essayer de leur faire comprendre qu’on comprend leur réalité, mais qu’ils ont fait le choix de venir ici, donc leur réalité va devoir se modifier et tout. (Sandrine)

Dans cet extrait, le rôle de transmission d’information et d’éducation semble être un prétexte pour inciter la famille à s’adapter au pays d’accueil. De ce point de vue, Sandrine se campe davantage dans une position où les « explications » qu’elle fournit servent à appuyer ses demandes de changement au sein de la famille. Ainsi, l’éducation et le partage de connaissances semblent guidés par une visée qui est moins la collaboration que l’adhésion aux valeurs et aux principes de la LPJ. Ces aspects seront élaborés davantage dans une section ultérieure du présent chapitre.

Les rôles de l’évaluation en contexte interculturel semblent donc modulés par la nécessité d’agir comme informateur clé sur les droits et devoirs entourant la parentalité. La place de chacun de ces rôles dans la poursuite de l’évaluation est plus ou moins prééminente, et ce, en fonction de l’influence d’autres facteurs, notamment les formes de maltraitance signalées.

Outline

Documents relatifs