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Mutations du contrôle de l’emploi de la force

IV. ESPAGNE

5. Mutations du contrôle de l’emploi de la force

Le contrôle de l’emploi de la force est un des aspects dans lequel le contrôle parlementaire des forces armées en Espagne a connu les plus grandes avancées au cours des dernières années. Outre les prérogatives inédites confiées aux parlementaires, la mise en place de la loi de défense nationale 5/2005 a été l’occasion pour ces derniers d’intervenir directement sur la confection de la politique gouvernementale.

475 Entretien, porte-parole « défense » du groupe populaire, Madrid, 13/05/2009. 476 Entretien, conseiller de la ministre de la défense, Madrid, 17/12/2008. 477

Entretien, conseiller « défense » du groupe socialiste, Madrid, 18/12/2008. 478 Entretien, porte-parole « défense » du groupe populaire, Madrid, 13/05/2009.

Comme dans d’autres puissances européennes, les forces armées espagnoles ont été confrontées à partir des années 1980 à une augmentation du nombre de leurs opérations extérieures479. Ce développement s’est fait dans un relatif

vide juridique en ce qui concerne la procédure de prise de décision. Jusqu’à récemment, en effet, les textes en vigueur étaient ceux concernant l’organisation de la défense nationale adoptés au moment de la transition. La loi organique 1/1980 du 10 juillet 1980, traitant des « Criterios Basicos de la Defensa Nacional y la organizacion Militar »480, bien

que modifiée en 1984481, mettait avant tout l’accent sur la primauté de l’exécutif par rapport aux autres pouvoirs étatiques, accordant peu d’importance au rôle joué par le Parlement en la matière. Dans cette perspective, le déploiement de troupes espagnoles lors de la première guerre du Golfe et des conflits dans les Balkans dans les années 1990, puis la participation à la guerre en Afghanistan et en Irak au début des années 2000 s’est fait sans autre contrôle parlementaire que celui prévu par l’article 63.3 de la constitution de 1978 qui attribue au Roi, après autorisation des Cortes Generales, la prérogative de déclarer la guerre et de conclure la paix. Cette situation n’excluait pas une certaine information du Parlement. Au cours de l’intervention au Kosovo en 1999, les ministres de la défense et des affaires étrangères ont ainsi régulièrement rendu compte à la commission de la défense du déroulement de la mission. Mais il s’agissait alors d’un choix politique, suggéré par le président de la commission de la défense d’alors482. L’engagement de l’Espagne en Irak aux cotés des Etats-Unis, à partir de juillet 2003, est à l’origine d’âpres débats quant aux règles à respecter en la matière483. D’abord, parce que l’envoi des troupes est décidé en conseil des

ministres sans que le Parlement soit consulté. Invoquant la résolution 1483 du conseil de sécurité des Nations Unies du 22 mai 2003, qui déclare close la guerre contre Saddam Hussein et appelle les Etats membres à contribuer « à la stabilité et à la sécurité » du pays, le gouvernement Aznar considère que l’Irak n’est pas en état de guerre et que les dispositions de l’article 63.3 prévoyant une consultation du Parlement n’ont pas lieu de s’appliquer. Ensuite, parce que l’annonce du retrait du contingent espagnol par José Luis Rodriguez Zapatero le 18 avril 2004, alors qu’il vient à peine d’être élu, est aussi le fruit d’une décision unilatérale. Outre que cette annonce se fait à la télévision, sans que le conseil des ministres ait été réuni, elle ne fait pas non plus l’objet d’une consultation du Parlement. Le nouveau gouvernement tire, à son tour, argument du fait que le conflit irakien n’étant pas une guerre, les dispositions de l’article 63.3 n’ont pas lieu de s’appliquer à une décision qui ne revient pas à conclure la paix. La VIIe législature, dominée par une majorité absolue du Parti Populaire et les débuts de la VIIIe sont ainsi marqués par une réflexion sur la définition des conditions d’envoi des troupes à l’étranger et le rôle que le Parlement est susceptible d’y jouer. La loi organique 5/2005 du 18 novembre 2005484, qui abroge les lois organiques de 1980, 1984 et 1991, est donc venue profondément redéfinir les compétences du Parlement en matière d’opérations extérieures. Dans son exposé des motifs, elle fait référence aux changements intervenus dans le contexte international depuis les années 1980, et à l’augmentation des missions d’interposition, de maintien de la paix ou d’aide humanitaire auxquelles sont confrontées les forces armées espagnoles, qui obligent à ce que ces opérations soient incluses dans la loi et que le rôle du Parlement dans leur autorisation soit mieux défini. Dans cette perspective, le titre III de la loi, intitulé « Les missions des forces armées et leur contrôle parlementaire » est entièrement consacré à cette question. L’article 17 stipule que pour « ordonner des opérations extérieures qui ne sont pas directement liées avec la défense de l’Espagne ou de

l’intérêt national, le gouvernement mènera une consultation préalable et demandera l’autorisation du congrès des députés », tandis que l’article 18 prévoit que « le gouvernement informera régulièrement, au moins une fois par an, le congrès des députés du déroulement des opérations extérieures des forces armées »485.

479 A. COSSIO CAPDEVILLA, S. ALONSO RODRIGUEZ, « Análisis de la participación de las Fuerzas Armadas Españolas en las operaciones de mantenimiento de la paz de distintas organizaciones internacionales y su control », Revista Española de Control Externo, Vol. 7, nº 19, 2005 , p. 103- 130.

480 « Ley Organica 6/1980 de 1 de Julio, por la que se regulan los criterios básicos de la Defensa Nacional y la Organización Militar », B. O. E., n° 165, 10 juillet 1980, p. 15750.

481 « Ley Organica 1/1984 de 5 de enero, de reforma de la L. O. 6/1980 de 1 de julio, sobre Criterios Basicos de la Defensa Nacional y la Organización Militar », B. O. E., 7 juillet 1984.

482 Entretien ancien président de la commission de défense, Madrid, 12/05/2009.

483 MIGUEL C.R, « La retirada española de Irak : Significado y consecuencias », Análisis del Real Instituto Elcano (ARI), n° 81, 2004, p. 1 et s. 484

« Ley Organica 5/2005, de 17 de noviembre, de la Defensa Nacional », B. O. E., n°276, 18 novembre 2005, p. 37717-37723. 485 Ibid., p. 37721.

L’adoption de la loi de defensa nacional de 2005 a suscité de longs débats entre groupes486. Le projet initial défendu

par le gouvernement socialiste ne faisait référence qu’à une « consultation préalable pour recueillir l’opinion du congrès », tandis que le suivi des opérations n’était évoqué qu’au travers d’une « information périodique » des députés. Les dispositions concernant le contrôle parlementaire des missions extérieures ont alors fait l’objet de multiples amendements, 18 portant sur l’autorisation des missions et 5 sur le suivi, émanant pour l’essentiel du groupe Esquerra Republicana de Catalunya e izquierda Verde (ERC-ICV), associés au gouvernement, de celui de la Coalition Canarienne et du groupe populaire. Les plus radicaux des amendements déposés par le groupe ERC-ICV poussaient à l’extrême le principe d’un contrôle parlementaire des opérations en demandant une majorité des 2/3 pour que ces missions soient autorisées, voire que même des manœuvres menées par les forces armées espagnoles en dehors des terrains appartenant au ministère de la défense y soient soumises487. D’autres suggéraient plus simplement que la consultation préalable lie le gouvernement, ou que soit mentionnée une « autorisation » à obtenir. Pour les autres groupes, comme la coalition canarienne, le groupe mixte, celui du parti nationaliste basque et de convergència i Unió, les amendements proposés allaient dans le sens plus neutre d’un contrôle accru du Parlement sur la politique de défense. Seul le groupe populaire s’est clairement opposé à l’adoption des articles 17 et 18. Ses porte-paroles ont contesté la remise en cause que ces mesures représentaient pour une compétence qui ne devait relever, selon eux, que de la seule responsabilité du gouvernement, tout en contestant l’efficacité du contrôle parlementaire que le gouvernement prétendait mettre en place. Ces critiques ont été en partie reprises au Sénat, où le rapporteur du parti populaire a contesté le « pouvoir de décision » qui était ainsi accordé au Parlement, préférant que l’on se limite à une simple information préalable. Le groupe socialiste s’est montré particulièrement accommodant avec ses alliés d’ERC-ICV, dont les voix étaient par ailleurs nécessaires à l’adoption du texte, et a mené des négociations permettant d’aboutir à un accord sur la rédaction finale des deux articles. Le groupe catalan et celui de la coalition canarienne ont également approuvé le texte, le parti nationaliste basque et les autres formations nationalistes s’abstenant, tandis que le groupe populaire votait contre.

Pour les différents acteurs du congrès, l’adoption de la loi organique de 2005 est une étape importante dans l’évolution des rapports entre gouvernement et Parlement en matière de défense. Outre que les opérations extérieures sont régulièrement revenues dans les entretiens que nous avons réalisés comme un des thèmes privilégiés de ce contrôle, la loi est apparue à certains de nos interlocuteurs comme un aboutissement de la « parlementarisation

de la politique de défense »488. Au-delà des prérogatives inédites confiées aux députés, c’est leur capacité à négocier

avec le gouvernement le contenu de la loi et l’étendue même de ces prérogatives qui est volontiers interprétée comme une preuve de l’influence qu’ils sont susceptibles de jouer en la matière. Pour autant, la portée de cette réforme reste encore incertaine dans le contexte espagnol. Cette incertitude tient d’abord à la rédaction même de la loi. Le texte de 2005 ne fait en effet mention que d’une consultation « du congrès », sans autre précision. Cette disposition a fait l’objet d’interprétations contradictoires de la part des différents acteurs intéressés. Depuis l’adoption de la loi, en effet, la pratique a oscillé. La décision prise en mai 2006 d’augmenter les effectifs envoyés en Afghanistan a ainsi donné lieu à un premier conflit entre le gouvernement et le bureau du congrès. Alors que le premier souhaitait voir son projet soumis au seul vote des membres de la commission, le second a estimé que l’article 17. 1 de la loi imposait un examen en session plénière. Quelques semaines plus tard, la participation de l’Espagne à l’opération de l’Union Européenne en République démocratique du Congo a fait l’objet d’un examen en commission. En septembre 2006, l’envoi de troupes au Liban a de nouveau été soumis au Pleno, tandis que celui d’instructeurs en Afghanistan passait en commission. Depuis cette date, les autres demandes d’autorisation ont donné lieu à un examen en commission, renforçant l’idée que c’est cette dernière qui était compétente. Pourtant, si un large accord s’est établi entre les différents groupes sur ce point, il ne fait pas l’unanimité. Les députés d’ERC-ICV ont ainsi systématiquement demandé un examen en session plénière permettant un débat de fond sur l’opportunité de ces opérations et ont voté

486 XUCLA i COSTA J, A. M. Pla i Boix, « La autorización y control parlamentario de las missiones del ejercito en el exterior : la falta de un procedimiento común », Revista de las Cortes Generales, à paraître en 2009, p. 7-45. J. Xucla est le porte-parole « défense » du groupe catalan au congrès.

487 Les effets sur l’environnement des manœuvres menées par les forces armées constitue un thème de préoccupation fort des groupes nationalistes. 488

Entretien, Porte-parole « défense » du groupe catalan, Madrid, 13/05/2009 ; entretien, conseiller « défense » du groupe socialiste, Madrid, 18/12/2008.

contre les demandes qui leurs étaient soumis489. La consolidation de la compétence reconnue à la commission s’est en

outre heurtée à la difficulté de lui donner une base juridique. Les différents projets visant à réformer le règlement du congrès ont systématiquement échoué depuis 1982, le gouvernement se montrant particulièrement soucieux de limiter les tentatives des députés visant à accroître leurs prérogatives. La menace d’une dissolution a ainsi été régulièrement utilisée pour tempérer leurs ambitions490. Dans cette perspective, les partisans d’une consolidation des

pouvoirs de la commission dans le cadre de l’article 17 s’en sont remis à la « coutume parlementaire » mise en place depuis 2005, même si, on le voit, celle-ci reste encore incertaine491.

Un autre enjeu de la loi de 2005 concerne la portée de l’obligation d’information à laquelle est soumis le gouvernement. Cette question a notamment pris un tour polémique au cours de la IXe législature. Le 19 mars 2009, en effet, lors d’une visite au contingent espagnol au Kosovo, la ministre Carme Chacón a annoncé le retrait de ces troupes avant la fin de l’été492. Justifiée par le refus de l’Espagne de reconnaître l’indépendance de l’ancienne province serbe, cette décision a suscité de nombreuses critiques. De la part du secrétaire général de l’OTAN, d’abord, qui l’a jugé précipitée493, mais aussi des différents partis et groupes parlementaires qui ont mis en cause un choix fait sans consultation des alliés de l’Espagne au plan externe et de l’opposition, au plan interne. A l’exception des socialistes, tous les groupes ont critiqué une décision mettant en cause la crédibilité internationale de l’Espagne et la fiabilité du gouvernement dans la définition de sa politique extérieure et de défense494. Cet épisode est depuis évoqué

comme un exemple des limites aux obligations d’information du Parlement en matière d’opérations extérieures. Dans cette perspective, le contenu à donner aux règles définies par les articles 17 et 18 de la loi de 2005 reste un sujet de débat parmi les parlementaires. Une première question porte sur le niveau d’information. Le gouvernement peut donner des détails sur les modalités des opérations ou se contenter de demander une autorisation formelle aux députés. Cet enjeu à notamment été soulevé en septembre 2006 lorsque le groupe populaire a interrogé le gouvernement sur l’opportunité d’envoyer, comme la France, des chars de combat au Liban. Le gouvernement a alors pris l’initiative de justifier ses choix, pour des raisons plus politiques que juridiques495. De manière plus générale, le

groupe populaire s’est fait l’auteur au printemps 2009 d’une proposition non-législative visant à obtenir une révision du règlement du congrès. Constatant le flou de la loi de 2005 et les tensions suscitées par l’annonce surprise du retrait espagnol au Kosovo, ce texte demande ainsi à ce que les moyens d’information de la commission sur les opérations extérieures soient accrus, qu’un suivi trimestriel et des protocoles d’enquête en cas de pertes humaines soient mis en place496. Pour ses auteurs, ce projet vise à formaliser les procédures d’information et à ne pas s’en remettre à « la bonne volonté » du gouvernement en la matière497.

Malgré les avancées réalisées par la loi sur la défense nationale de 2005, l’information du Parlement sur les missions extérieures reste donc un thème d’actualité en Espagne. L’interprétation du texte, les modalités et la portée des règles à respecter apparaissent largement tributaires des rapports de force entre les différents groupes et des choix politiques faits par le gouvernement.

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