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Ambitions et contraintes de la politique allemande de défense

III. ALLEMAGNE : LE BUNDESTAG AU CŒUR DES POLITIQUES DE DÉFENSE

1. Ambitions et contraintes de la politique allemande de défense

La culture stratégique en mutations

L’Allemagne a développé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale une culture stratégique et militaire particulière au sein des nations occidentales. Cette tradition peut notamment se caractériser tout d’abord par la notion de « puissance civile »340 et de fort attachement au multilatéralisme341. En effet, le pays n’a connu qu’un développement de sa politique de défense très progressif et partiel : l’accent a toujours été mis sur les actions de type non militaire, ou encore, dans le cadre européen, de « diplomatie du chéquier ». L’Allemagne a développé en ce sens une culture non-militariste, préférant d’autres modes d’action au niveau international. Tant la classe politique, la population que les élites militaires ont été pendant longtemps fortement imprégnées de cette tradition réticente aux actions militaires traditionnelles. De même, la politique étrangère allemande n’a été pensée et ne reste pensée que dans un cadre multilatéral, donnée fondamentale de la reconstruction historique de la Bundeswehr au moment de la Guerre froide.

Cette caractéristique forte de la politique de défense allemande a pourtant connu de grandes évolutions depuis la fin de la Guerre froide et la réunification du pays. Ainsi, la posture antimilitariste de l’Allemagne a-t-elle été questionnée dès le début des années 1990, à l’occasion des premiers conflits de la décennie tels que la Guerre du Golfe. Dans cette perspective, l’arrêt du Tribunal constitutionnel allemand de 1994 permettant à la Bundeswehr d’intervenir hors des frontières nationales représente un changement important dans la culture militaire nationale. Un autre moment crucial fut celui de la guerre du Kosovo : pour la première fois, l’Allemagne envoya des troupes hors du territoire national affronter celles d’un autre Etat souverain. Cette décision, prise sous le gouvernement du chancelier Schröder et soutenue par le ministre du parti des Verts – traditionnellement pacifiste – Joschka Fischer constitue en cela un tournant historique dans la tradition allemande.

D’un point de vue de la posture diplomatique et politique prise par l’Allemagne depuis la fin des années 1990, certains ont pu parler de « normalisation »342 de cette dernière : les autorités politiques successives semblent avoir eu à cœur de faire rentrer l’Allemagne dans le cercle des Etats légitimement présents sur la scène internationale, tant d’un point de vue diplomatique que militaire. De nombreuses analyses ont ainsi pu caractériser l’augmentation substantielle de nombre d’opérations militaires343 auxquelles participe l’Allemagne comme un signe de la fin de la tradition de puissance civile344 par le biais de la militarisation345 de son action extérieure346.

L’Allemagne est impliquée depuis 1999 dans nombre d’opérations extérieures : - ISAF : Afghanistan, depuis 2001.

- Operation Enduring Freedom (OEF): corne africaine, depuis 2001. - KFOR : Kosovo.

- Macédoine : opération Essential Harvest - EUFOR ALTHEA : Bosnie-Herzégovine. - UNAMID : Darfour.

340 MAULL Hanns W., “Germany and the use of force : still a “civilian power”?”, Survival, 42(2), 2000, p. 56-81 341 BECHER Klaus, « German Forces in International Military Operations », Orbis, vol. 48, n°3, 2004, p. 404

342 SCHMITT Olivier, La R.F.A. et la Politique Européenne de Sécurité et de Défense, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 85. 343

BECHER Klaus, « German Forces in International Military Operations », Orbis, vol. 48, n°3, 2004, p. 397-408.

344 LUDGER Volmer, « Was bleibt vom Pazisfismus », Frankfurter Rundschau, 7.1.2002, p. 6; MARTENS Stephan, “Le nouveau rôle international de l’Allemagne », Allemagne d’aujourd’hui, 2002, n°161, p. 190 .

345 SCHMITT Olivier, La R.F.A. et la Politique Européenne de Sécurité et de Défense p. 91.

346 BAUMANN Rainer, HELLMANN Günther, “Germany and the Use of Military Force:‘Total War’,the ‘Culture of Restraint’ and the Quest for Normality”, German Politics, Vol.10 No.1, 2001, p. 61-82 ; BOHNEN Johannes, « Germany », dans HOWORTH Jolyon, MENON Anon, The

- UNIFIL : Liban.

- Opération Active Endeavour.

- Opération EU NAVFOR Atalanta : côtes de la Somalie, depuis 2008.

Changements politiques et institutionnels

Le début des années 1990 est marqué par deux débats concernant les politiques de défense. Une première question, prépondérante, porte sur le futur rôle de la Bundeswehr et ses implications sur la planification d’armement avec le déficit capacitaire de l’armée. Le second enjeu concerne les coûts de cette politique dans un contexte combinant crise économique et effort budgétaire de la réunification. Appelée par certains la « quadrature du cercle »347, la politique de défense est confrontée à deux impératifs : faire « mieux et plus », mais avec un budget, structurellement bas et connaissant encore de fortes réductions348.

La volonté de rattraper le retard accumulé en matière d’armement et de retrouver une stature militaire internationale s’observe sous de nombreux aspects. D’un point de vue industriel, on observe dès les années 1990 un renforcement des firmes allemandes par le biais de concentrations nationales – parfois difficiles – et surtout européennes, avec des coopérations jusqu’à leur intégration au sein de groupes européens, tels qu’Eurocopter dès 1992 ou encore EADS. Certains observateurs voient dans ces restructurations industrielles l’émergence d’une politique industrielle de défense349. Du point de vue militaire, le débat est engagé sur le rôle de la Bundeswehr et sur ses capacités. Les Lignes

directrices de défense (Verteidigungspolitische Richtlinien) de 1992 sous le ministère de Volker Rühe énoncent pour la première fois l’existence d’un intérêt national allemand en matière militaire. La question à l’agenda est notamment celle de la légitimité de la Bundeswehr à opérer des interventions extérieures, missions a priori bannies par la Loi fondamentale allemande : ce débat trouve sa fin en 1994 par un arrêt du Tribunal constitutionnel fédéral qui autorise la Bundeswehr à intervenir hors du territoire national. En outre, l’avenir des missions de la Bundeswehr a un impact direct sur les besoins opérationnels, et de là sur la planification d’armement. Dans cette décennie, en effet, les besoins d’acquisition sont très élevés dans ce pays, dont les équipements apparaissent obsolètes au vu du rôle d’intervention que la Bundeswehr est appelée à jouer350. Le retournement du cadre cognitif et institutionnel de la politique extérieure et de la politique de défense allemande, d’abord lancé sous le chancelier Helmut Kohl, est repris sous le mandat de Gerhard Schröder, dont le ministre de la défense, Joschka Fischer, issu d’un parti traditionnellement pacifiste et antimilitariste, défendra la participation allemande à l’intervention au Kosovo en 1999.

La volonté de réforme est ainsi reprise par le Rudolf Scharping, ministre de la défense de 1998 à 2002. Il lance une concertation élargie autour de la Commission Weizsäcker. Cette réaffirmation de la nécessité de réforme s’opéra dans un cadre budgétaire particulièrement contraignant. Les problèmes économiques et budgétaires, aggravés par les coûts de la réunification, ont rendus la poursuite de la réforme de la Bundeswehr très incertaine351. Les modalités

organisationnelles et budgétaires de cette dernière ont été pour part façonnées par la réforme de l’Etat articulée autour de la rhétorique du « Schlanker Staat » (état « mince »), et tendant à vouloir diminuer les coûts de cette dernière. Le ministre se voit très critiqué en raison des faibles moyens accordés à son ministère, rendant tant la

347 REVUE Magdalena, « La réforme de la Bundeswehr : une réforme historique ou à réformer ? », Allemagne d’aujourd’hui, n°161, juillet-septembre 2002, p. 209.

348 YOUNG Thomas-Durel, “Nationalization or Integration? The Future Direction of German Defense Policy”, in Defense Analysis, Vol. 11 No 2, 1995, p. 109-120 ; MANEVAL Helmut, “Country Survey III. Defence Spending in West Germany”, Defence and Peace Economics, vol. 5, 1994, p. 221-246 ; LOCK Peter., VOSS Werner, “The German arms industry in a European context: a study in successful downsizing”, Defense and Peace

Economics, Vol. 5, 1994, p. 341-348.

349 ROHDE Joachim, SCHMIDT Peter, “German Armaments Policy : its Consequences for the Armaments Industry”, in Defense Analysis, Vol. 11, No. 3, 1995, p. 273-74; MANEVAL H., op. cit..

350 YOUNG Thomas-Durel, “Nationalization or Integration? The Future Direction of German Defense Policy”, in Defense Analysis, Vol. 11 No 2, 1995, p. 111.

351

DYSON Tom, “German Military Reform 1998-2004: Leadership and the Triumph of Domestic Constraint over International Opportunity”,

réforme de l’armée que les engagements de programmation militaires impossibles à mettre en œuvre352. Le budget

de la défense allemand subit en effet de fortes réductions au milieu des années 1990.

Une nouvelle étape de la restructuration de la Bundeswehr est entamée avec la publication de nouvelles lignes directrices pour la défense sous le mandat du ministre Peter Struck, ainsi que par la parution du Livre blanc sur la défense en 2006 sous le mandat de l’actuel ministre Franz Josef Jung. Les nouvelles lignes directrices de défense réaffirment la nécessité de réforme de la Bundeswehr dans un contexte fortement marqué par les attentats du 11 septembre 2001. La Bundeswehr se doit de répondre aux défis de défense et de sécurité du 21e siècle. Le ministre Struck relance ainsi la réforme appelée alors « Transformation de la Bundeswehr » en 2003. Malgré certains efforts budgétaires consentis, certaines analyses y voient pourtant les mêmes lacunes que dans les réformes précédentes, avec notamment le manque de moyens budgétaires dévolus à l’armée allemande et à son adaptation aux nouvelles contraintes géopolitiques353. Le livre blanc conforte l’idée de l’orientation de l’Allemagne vers un engagement militaire international plus important. Demeurent toutefois les questionnements quant aux capacités matérielles à répondre à de tels engagements, ainsi que ceux sur le positionnement de la politique allemande entre l’OTAN et l’Union européenne354.

Ainsi, l’évolution de la politique allemande de défense peut se comprendre par ce tiraillement entre ses ambitions et ses moyens. On observe à ce titre le paradoxe entre cette volonté d’affirmer une place plus importante de l’armée allemande sur la scène internationale et la réduction des budgets et des effectifs militaires d’autre part.

La politique allemande de défense est l’objet de certaines analyses quant à son degré d’européanisation. Cette question est intéressante, puisque l’Allemagne avait toujours joué le rôle d’« élève modèle » de l’intégration européenne355. Il est montré que cette politique n’est pas européanisée356 , voire se « dé-européanise »357 : les

décisions politiques, et notamment concernant l’emploi de la force, sont plus influencées par le facteur transatlantique (avec le poids de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord) et des pressions domestiques, telles que la volonté des gouvernements de donner à l’Allemagne plus de poids sur la scène internationale, ou encore des considérations budgétaires, pesant notamment sur les engagements nationaux en matière d’armement européen.

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