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1.2 (Dés)organisation de Mumbai

1.2.1 Mumbai, une megacity du Sud

Mumbai représente un exemple typique de ces villes géantes, développées sous la houlette d'un néo-libéralisme déchaîné, grossissant au travers d'une migration interne tant saisonnière que de longue durée (Dyson et al., 2004; Roy, 2014). Sa taille démographique a fortement cru depuis le milieu du vingtième siècle (passant de 1.5 millions en 1941 à 2.3 millions d'habitants en 1951) suite à la Seconde Guerre mondiale et à l'arrivée de nombreux réfugiés lors de la Partition du pays (Saglio-Yatzimirsky, 2002). Dans les décennies suivantes, l'aura de Mumbai, ancrée dans l'essor industriel puis dans le développement des services et de l'informel, attire de plus en plus de migrants15. Ce

13 Les villes sont définies selon les critères de 1961: le statut administratif doit correspondre, la population doit atteindre un minimum de 5'000 personnes, parmi laquelle 75% des hommes en âge de travailler doivent se situer dans le secteur secondaire et tertiaire, enfin la densité doit être d'au moins 400 habitants par kilomètre carré (Bhagat & Mohanty, 2009; Narayan, 2014).

14 A noter qu'il est possible que la périurbanisation, ces vastes espaces urbains en bordure de cités, ne soit pas assez prise en compte dans le calcul de l'urbanité indienne (Dupont, 2008).

15 En 1988, le nombre de nouveaux migrants par semaine était d'environ 4'000 (Saglio, 2001).

phénomène, associé à un taux de fécondité encore élevé, conduit la ville à atteindre les 8.6 millions de résidents déjà en 1980. D'après la division population des Nations Unies, le peuplement de la zone urbaine de Mumbai passe de 9.9 millions d'individus en 1991 à plus du double, soit 21.4 millions, en 2016. Cela en fait la deuxième ville la plus grande au monde, confirmant les projections des démographes (Véron, 2007)16.

Selon le recensement de 2001, Mumbai compte 43% de migrants de toutes origines, une majorité de ceux-ci provenant de la campagne pauvre du Maharastra et le reste étant issu d'une migration inter-Etats (Risbud, 2003).

Jusque dans les années 70, cette dernière engageait principalement des individus originaires du Gujarat et des Ghats (zones rurales de falaises au bord de l'océan) au sud du pays (dans le Karnataka et le Tamil Nadu principalement), où sévissent sécheresses et inondations, la déforestation faisant le reste pour forcer au départ une partie de la population rurale. Par la suite, dans les années 80, le flux s'est transformé pour voir arriver des personnes venant d'Etats du nord plus lointains, comme l'Uttar Pradesh et le Bihar, qui cherchent à échapper à une pauvreté endémique. Parallèlement, moins de migrants arrivent des Etats du Sud et du Gujarat, qui connaissent une remontée économique (Saglio-Yatzimirsky, 2002, 2013). Cette diversité des origines explique la multiplicité des ethnies et des langages qui se trouvent mélangés à Mumbai, où se parlent le Marathi avant tout, mais aussi le Gujarati, l'Urdu, le Hindi et nombre d'autres dialectes (Saglio-Yatzimirsky, 2013).

Capitale du Maharastra située sur la côte ouest de l'Inde (voir figure 1.1), Mumbai est initialement composée de sept îles et d'une grappe de petits villages de pêcheurs, qui se sont progressivement développés afin de soutenir les flux commerciaux coloniaux (Saglio, 2001). Suite à d'importants travaux de réaménagement effectués au 19ème siècle sous l'administration britannique, les sept îles n'en formèrent plus qu'une et Mumbai atteint son aspect actuel de presque-île. Colaba, le centre-ville historique qui héberge un quartier d'affaires, se situe à la pointe sud et la totalité de l'agglomération s'étend sur 63 km de long (Saglio, 2001). Du fait de la disposition géographique de la ville, les seuls espaces disponibles permettant de s'étendre sont localisés vers le nord, l'est et le sud-est, à l'opposé donc du nœud des affaires et des ambassades. Dans les années 80, la croissance géographique prend de l'ampleur et un second quartier d'affaires se constitue plus au nord, dans la zone suburbaine de Bandra-Kurla, qui semble alors se positionner au centre de l'agglomération tant l'expansion de cette dernière a été conséquente. Les quartiers industriels sont toujours davantage repoussés vers le nord (Saglio, 2001) et une troisième couronne périurbaine voit le jour, regroupant à présent la majorité de la population.

16 D'après la National Family and Household Survey de 2005-06, le taux total de fécondité par femme à Mumbai est passé en dessous du seuil de renouvellement (2.1), soit à 1.7 enfants par femme. Ce qui signifie qu'à l'heure actuelle, la croissance de la population de Mumbai provient uniquement du fait que la population est jeune ainsi que de l'arrivée de nouveaux migrants (NFHS-3, IIPS, 2005-06). Par ailleurs, ce taux est sensiblement moindre que celui calculé sur l'entier de l'Etat du Maharastra (2.31), démontrant que l'urbanisation a bien encouragé cette diminution.

Toutefois, la baisse n'est pas homogène à travers la ville, et la fécondité s'avère légèrement plus élevée parmi les pauvres (de 0.2 à 0.5 points supplémentaires), qui sont en partie des immigrés des zones rurales.

Figure 1.1: le territoire indien en 2016

Source: Dejouhanet, 2016

Le grand Mumbai est composé de quatre municipalités: Mumbai, Thane, Kalyan et Navi Mumbai, elles-mêmes subdivisées en plus petites administrations (voir figure 1.2). Dès 1964, le focus du développement urbain porte sur les zones périurbaines afin de décongestionner le centre. Dans les années 80, Navi Mumbai est créée au sud-est de la cité (Saglio, 2001). Toutefois, avec la crise industrielle et le manque d'investissement financier dans les décennies suivantes, le projet n'aboutit pas au résultat escompté et Navi Mumbai reste essentiellement une cité-dortoir (Angueletou, 2007). Il faut attendre le début du 21ème siècle pour voir cette zone décoller, avec le développement immobilier, les commerces et l'industrie informatique, ainsi qu'un meilleur réseau de transport (Bhagat & Jones, 2015).

Figure 1.2: carte de la ville et de l'agglomération de Mumbai17

Les mouvements de population depuis les espaces périurbains sont considérables. Les travailleurs empruntent quotidiennement les axes de transport (7 millions de personnes par jour en moyenne utilisent les voies de chemin de fer) pour se rendre sur leurs lieux de travail, au sud de la ville, dans un trajet qui peut s'avérer de plusieurs heures dans chaque sens (Appadurai, 2000). Par ailleurs, les constructions d'habitats dans ces zones extérieures sont prévues pour les classes moyennes, non pour les pauvres, d'où une prolifération rapide des bidonvilles, qui plus est sur des terres agricoles, provoquant des désordres écologiques majeurs (Angueletou, 2007). Les migrants, particulièrement défavorisés, sont les premiers susceptibles de s'installer dans ces taudis aux abords de la ville (Saglio-Yatzimirsky, 2013), la montée du prix de la terre dans les années 80 et 90 ayant rendu inaccessible toute parcelle proche du centre (Angueletou, 2007).

17 Carte réalisée grâce à l'aide précieuse de Grégoire Métral, informaticien au Centre interfacultaire de gérontologie et d'études des vulnérabilités (Université de Genève).

Le gouvernement indien a cherché à planifier l'urbanisation au travers de plusieurs plans d'ajustement dès 1969, donnant aux municipalités la charge de gérer leur propre développement. S'il existe initialement un souhait de développement régional équilibré, afin d'éviter les grandes concentrations urbaines, cet objectif se modifie avec l'entrée de l'Inde dans l'économie mondiale (Angueletou, 2007), correspondant à la volonté de favoriser une croissance économique rapide. Ainsi, le plan de 1996-2001 définit comme une priorité l'attrait de capitaux étrangers pour financer les infrastructures urbaines.

Les mégapoles comme Mumbai deviennent des pôles d'investissements tout en connaissant en parallèle des problèmes de gouvernance (Dupont, 2008).

Rapidement, l'apport financier privé ne suffit pas pour maintenir les infrastructures, qui deviennent inadéquates avec l'augmentation de la population et la persistance de la pauvreté. De son côté, la part de subsides provenant du public est insignifiante, l'Etat perdant son statut de fournisseur de service pour n'être plus qu'un intermédiaire (Angueletou, 2007). En 2005, un programme d'incitation à la relance est entrepris, dans le but de favoriser la planification face au creusement des inégalités, mais il ne suffira pas à endiguer la situation (Mahadevia, 2001).

Mumbai se trouve donc confrontée à une taille de territoire et de population gigantesques, où la pauvreté est grandissante. Ceci, au fond, n'a rien de nouveau: depuis longtemps les bidonvilles y sont abondants. Mais l'échec d'une ville récemment mondialisée à faire profiter des retombées positives de sa croissance à la masse des miséreux qui y vivent est de plus en plus cuisant. La libéralisation de son secteur public ainsi qu'un déficit reconnu de gouvernance urbaine entraînent nombre de conséquences dramatiques. Nouvel enjeu phare de la fin du 20ème siècle, la pollution devient un problème considérable dans la métropole, tant à cause de la quantité de véhicules qui y roulent que par les industries qui polluent les abords de la mer et les sols, la mauvaise gestion des déchets, ou encore, au niveau micro, par les effluves de carburant utilisé par les ménages pauvres pour la cuisine. Globalement, l'inégalité entre les niveaux de vie – qui a toujours été de mise à Mumbai – devient véritablement criante avec l'entrée dans le 21ème siècle, alors que la ville se positionne sur la scène internationale comme un pôle éminent de l'économie mondiale. Cette inégalité se constate dans un accès très différencié à une protection sociale et des structures de soins, à un travail ou à un logement décent.

In fine, malgré une volonté tardive de maîtriser et de planifier le développement urbain, l'évolution récente de la métropole et de ses villes périphériques montre une croissance chaotique, définie par les déséquilibres, à l'image de la prolifération des bidonvilles (Narayan, 2014). De nos jours, l'agglomération de Mumbai possède une densité évaluée à 16'000 habitants par km2 (Bhagat &

Jones, 2015), soit deux fois plus élevée que la municipalité de New York. Cette pression immobilière, associée à la montée du prix des locations18, contribue à la création de nouvelles dynamiques spatiales ainsi que d'une contrainte exacerbée sur les espaces d'occupation informels (Bautès, Saglio-Yatzimirsky,

& Boissinot, 2011).

18 Sur la seule année 2006, le prix des locations avaient grimpés de 12% à New York contre 40%

dans le centre de Mumbai (Bautès, Saglio-Yatzimirsky, & Boissinot, 2011).