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d'encadrement des vies et contexte de pauvreté de masse

Chapitre 3. Enquêter la subjectivité des parcours de vie à Mumbai

3.3 Pratique de la recherche: deux terrains à Mumbai

3.3.3 Diriger une enquête à Mumbai

De mars à avril 201490, une nouvelle récolte de données a été dirigée, cette fois dans le quartier de Santa Cruz East. L'objectif de ce second terrain était d'étayer les premiers résultats issus des questionnaires passés à Bandra East, en les confrontant au point de vue de Mumbaikars qui ne résident pas dans des bidonvilles. Ainsi, la variable du lieu de résidence devrait permettre de définir les impacts sur les réponses liés à l'environnement socioéconomique différent, quoique dans un cadre spatial et culturel partagé.

Durant ces deux mois et demi, j'ai été assistée par un collaborateur, Dinesh Shenai, recruté sur place pour encadrer 15 enquêteurs. Ils ont interrogé 622 personnes91, dans la rue mais également dans divers immeubles de la zone choisie. Deux personnes ont servi de superviseurs aux enquêteurs et de lien avec le collaborateur et moi. Le recrutement des intervieweurs a eu lieu sur plusieurs campus universitaires, mais la période des examens a empêché de nombreux étudiants de participer à notre enquête. Ensuite, des agences spécialisées dans la gestion de récolte de données (avec négociations des prix) ont été contactées. Elles ont surtout permis de rencontrer des enquêteurs intéressés à nous rejoindre, mais elles-mêmes n'ont pas été employées car leur coût dépassait le budget prévu. Finalement, le bouche-à-oreille a été des plus efficaces.

Se retrouver à la tête d'une équipe relativement nombreuse d'enquêteurs (qui ne comprenait que deux femmes), dont la majorité ne parlait que hindi ou marathi, a fait de la présence du collaborateur une nécessité. En effet, il a rendu possible la communication entre les enquêteurs, les superviseurs et moi, mais aussi entre les enquêteurs et les répondants lors des premiers tests sur le terrain.

Lors des formations, il a servi d'interprète, et dans l'adaptation des questionnaires de traducteur92. Ses connaissances préalables dans la passation d'enquêtes ont fait également de lui une source d'échanges intéressants, sur le contenu même de la recherche. Au sein d'un monde où tout se marchande, il m'a aidée à déjouer les difficultés d'interaction avec l'équipe et les participants afin de gérer au mieux cette étude.

La présence des superviseurs a, par exemple, été une surprise qui n'avait pas été envisagée. A la fin de la première formation organisée pour les enquêteurs, où une quinzaine de personnes étaient présentes, trois d'entre elles se sont approchées pour me signifier qu'elles ne voulaient pas être enquêtrices mais superviseurs. Autrement dit, elles avaient fait venir à cette formation un petit groupe d'enquêteurs (qu'elles connaissaient auparavant) et souhaitaient en avoir la gestion plutôt que d'aller sur le terrain elles-mêmes. Evidemment, un paiement particulier devait leur être réservé, qui n'entrait ni dans le coût d'un questionnaire rempli, ni dans celui du rôle du collaborateur. Ils ont indiqué de

90 Sont exclus de la durée des terrains: l'embauche et la formation des enquêteurs, la saisie et la traduction des réponses, le travail de codification des données.

91 De fait, 661 personnes ont répondu; 14 questionnaires ont été ôtés car hors classes d'âge; 25 mal remplis ont été écartés.

92 En effet, quelques questions ont été ajoutées au questionnaire de 2012; toutefois, les questions principales ont été dûment conservées identiques.

manière plus ou moins explicite que si leur poste était refusé, les enquêteurs venus avec eux repartiraient de même. Finalement, le collaborateur a choisi les tâches qu'il souhaitait attribuer aux superviseurs (nous en avons gardé deux) et pour lesquels il leur réservait un revenu sur son propre salaire.

Un montant forfaitaire par questionnaire (de 100 INR93) a été décidé dès le départ, afin de n'avoir pas à négocier de prix à chaque paiement. Ce prix a été évalué en fonction du temps moyen de remplissage. Les enquêteurs parvenaient à environ une dizaine de questionnaires par journée de travail, soit une paie de 1'000 INR (18.00 CHF) par jour. Sachant que le revenu moyen mensuel par habitant (avec toutes les limites qu'un tel chiffre, dans pareil contexte d'informalité, puisse contenir) est de 10'417 INR94 à Mumbai (Times of India, 23.03.2011), nous dépassions les normes en vigueur. Toutefois, un jeu de rétention a été mené durant toute la récolte, qui consistait, pour ma part, à ne pas payer tous les questionnaires faits en une seule fois (afin que les enquêteurs reviennent chercher leur paie ainsi que d'autres questionnaires) et du côté des enquêteurs à ne jamais me remettre l'entièreté des questionnaires remplis pour être sûr de conserver leur place et de se faire payer.

Plusieurs demi-journées de formation ont été organisées. Nous y avons présenté le questionnaire et la méthodologie d'enquête. En fonction des langues que les enquêteurs pratiquaient le plus aisément à l'écrit (anglais ou hindi), la décision de faire imprimer le matériel dans les deux langues (avec davantage d'exemplaires en hindi) a été prise. Le questionnaire n'a pas semblé revêtir de difficulté, grâce notamment au fait qu'une partie des enquêteurs professionnels avait l'habitude de poser des questions dans le domaine du marketing, des sciences économiques. Un essai a été pratiqué en présence de tous les participants, afin de les confronter au contenu de l'enquête. A cette occasion, il est ressorti que le volet II (les grands tournants de la vie) représentait plus de difficultés de compréhension que les deux autres, essentiellement parce que les Indiennes et les Indiens ne sont pas habitués à repenser leur existence de manière subjective et sélective95.

Toutes les informations méthodologiques n'ont pas été divulguées lors de ces journées de formation. Notamment, la consigne de respect des classes d'âge n'a pas été mentionnée au départ, afin de conserver la motivation des enquêteurs. Par ailleurs, la difficulté de trouver des individus correspondant aux critères de l'échantillon aurait pu ouvrir des négociations sur le paiement, qui n'étaient pas souhaitées. Lors des tests en situation réelle, passés avec chacun des interviewers les jours suivants la formation, ces compléments de sélection étaient révélés. Une fois sur le terrain et ayant connaissance de la tâche attendue, les enquêteurs ont facilement intégré ces nouvelles instructions.

93 Soit environ 1.80 CHF.

94 Soit environ 156.00 CHF. Le taux de change de la roupie indienne étant fluctuant, ces chiffres ne correspondent plus exactement à l'heure de rédiger cette thèse.

95 En effet, l'Inde pratique régulièrement des recensements de sa population, mais il s'agit de questions fermées et précises sur les modes de vie (âge au mariage, nombre d'enfants, années d'études, etc.).

Ainsi, des tests en situation réelle ont été prévus à la suite de la formation pour chacun des enquêteurs, sous la supervision du collaborateur. Cela permettait d'expliquer plus précisément le mode de remplissage du questionnaire. Des fiches techniques pour faciliter la récolte des informations sociodémographiques et économiques ont été construites. Dans ces renseignements, nous demandions l'âge de l'individu. Or, les Indiens indiquent leur âge six mois avant et six mois après leur anniversaire; pour cela, il a été préconisé de préciser que nous souhaitions connaître leur âge révolu96. Il est arrivé que cette consigne ne soit pas appliquée, ce qui explique la quantité non négligeable d'années de naissance et d'âges déclarés qui ne coïncident pas, à une année près. Dans ces cas, l'année de naissance a été privilégiée.

Afin de respecter le mode de passation appliqué lors de la précédente récolte de données, les enquêteurs ont été formés à passer le questionnaire en face-à-face. Une fois encore, nous reconnaissons que le passage de l'oral à l'écrit par une tierce personne représente une source potentielle de biais, et ce alors qu'à Santa Cruz les répondants auraient – dans une grande majorité – pu écrire eux-mêmes leurs réponses. Mais cela a permis de limiter les divergences méthodologiques entre les deux enquêtes, dont la comparabilité est de la sorte assurée. Comme à Bandra, la taille réduite du questionnaire a laissé aux enquêteurs davantage de temps pour retranscrire les réponses et les interviewés, n'ayant pas à subir la fastidiosité d'une passation interminable, ont pris leur temps pour réfléchir.

Les enquêteurs se sont vus attribuer des immeubles et des rues par les superviseurs et le collaborateur, afin de couvrir largement la zone de Santa Cruz East (cf. figure 3.2). Ils sonnaient aux portes des appartements, se présentaient et demandaient si la personne était d'accord de répondre. Une carte de légitimation avec le logo de l'Université de Genève, expliquant qu'ils étaient des enquêteurs engagés par l'institution pour faire passer ces questionnaires, a permis de faciliter l'approche. En cas d'acceptation, l'âge de la personne était vérifié97. Généralement, les individus sollicités se prêtaient facilement à l'exercice; le seul défi était donc de trouver les personnes à la maison et qu'elles correspondent aux critères d'âge. Certains immeubles du quartier n'étaient accessibles qu'aux habitants de ceux-ci, et nos enquêteurs ont parfois été refoulés par le gardien à l'entrée. A plusieurs reprises, demander la permission a suffi pour accéder aux logements. Il est aussi arrivé que nous nous retrouvions le dimanche matin dans un parc du quartier, pour y interroger les passants (souvent des personnes âgées).

Des immeubles SRA ont été pris en compte, avant que je ne m'en rende compte et demande de préférer ceux de classes moyennes. Pour rappel, les immeubles SRA représentent des édifices voués à la relocalisation des habitants des bidonvilles (cf. figure 3.2). Le processus de relogement est multiple et complexe, mais le résultat explique ces longues barres d'immeubles massifs, rapprochés, peu avenants, qui abritent des centaines de personnes dont la situation

96 Complied en anglais

97 D'autres personnes du ménages pouvaient être présents, et même être interrogés s'ils entraient dans les classes d'âge, mais il était préconisé d'éviter les passations en présence d'un tiers.

socioéconomique est similaire aux slums dwellers. Une minorité (31%, n=185) des membres de l'échantillon interrogé en 2014 appartient donc à cette catégorie, inférieure en termes de niveau de vie au reste des participants de Santa Cruz.

La passation s'est très bien déroulée dans l'ensemble et ce sur une courte période. Une seule consigne a été modifiée en cours de route dans la méthodologie. Après environ 200 questionnaires récoltés, je me suis rendue compte que souvent le nombre de réponses était faible (un ou deux événements mentionnés, pas plus). J'ai alors demandé explicitement à avoir plusieurs réponses par question, ce qui a représenté plus de temps de travail pour les enquêteurs.