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1.2 (Dés)organisation de Mumbai

1.2.2 Les dynamiques spatiales en réponse à la croissance

En plus des changements économiques, de la croissance démographique exponentielle et paradoxalement à la pauvreté urbaine, la mégapole acquiert au début des années 1990 la réputation de ville la plus chère du monde (Saglio-Yatzimirsky, 2013). La cité souffre à la fois d'un manque d'espace, d'une forte spéculation et d'une inadéquation des lois sur l'immobilier. Le coût de la vie et plus spécifiquement du logement a dès lors formidablement augmenté (Saglio-Yatzimirsky, 2013).

Deux réglementations participent à ce constat. Premièrement, la loi de 1946 a gelé les loyers au niveau de ceux de 1940 (afin de protéger les locataires de l'inflation), créant un marché captif du parc immobilier et figeant le turnover des locations et achats d'appartements. De plus, cela a découragé la rénovation et l'entretien de nombreuses maisons et immeubles (Saglio-Yatzimirsky, 2013). La loi fut abandonnée en 2000, et depuis les propriétaires peuvent progressivement augmenter les loyers, ce qu'ils s'empressent de faire. En second lieu, une loi passée en 1976 imposa un plafond à la propriété foncière (limitant les zones bâtissables afin de laisser des terrains libres pour des infrastructures sociales), créant une augmentation du prix de la terre (Saglio-Yatzimirsky, 2013). Au lieu de garantir des droits aux petites gens, ces règles favorisèrent une spéculation illégale (Bautès et al., 2011). La demande des individus riches pouvant se permettre d'acheter et de construire dans des zones bien situées de la ville, participe finalement à augmenter le prix de l'immobilier dans toute la métropole.

Concrètement, en à peine 5 ans, entre 1991 et 1996, les loyers ont quintuplé dans le centre-ville, s'élevant à la hauteur de ceux que l'on peut trouver à Manhattan (Saglio-Yatzimirsky, 2013). Le logement est résolument inaccessible pour les pauvres et à la part inférieure de la classe moyenne, à moins de se localiser très à l'extérieur de la ville. L'habitat informel s'avère la seule option à la disposition de larges segments de la population. Auparavant, la cité se dessinait essentiellement par quartier selon les langues et les ethnies des résidents. Avec la carence de logements pour les individus pauvres (Chalana, 2010) et la montée de la valeur foncière, ce sont les statuts socioéconomiques qui deviennent les variables principales de cette gestion invisible du marché de l'immobilier (Saglio-Yatzimirsky, 2002). Un déplacement des habitations pauvres du centre-ville vers la périphérie se produit (Bhagat & Jones, 2015) et, du fait de cette externalisation des masses populaires, une ségrégation apparait (Narayan, 2014). Des dynamiques spatiales se profilent en faveur des plus nantis, accompagnées d'une modification dans la gestion des bidonvilles.

Les "Building Boomers" et la spéculation foncière

Comme le reste des grandes villes indiennes, Mumbai a dû faire face aux conséquences d'une urbanisation rapide, sans réelle gouvernance de la part de l'état. De prévisibles – quoique difficiles à endiguer – problèmes de planification urbaine sont survenus (Bhagat & Jones, 2015). Mumbai a vu se substituer à l'occupation coloniale une manne de propriétaires immobiliers, d'entrepreneurs, de politiciens et de promoteurs corrompus, protégés par l'administration, qui se lancent dans le jeu de la spéculation foncière et de la construction tous azimuts (les Building Boomers comme les nomme Nainan [2008]). Cette collusion a

permis de libéraliser la gestion du marché immobilier, d'alléger les lois foncières par des arrangements de transfert de droit d'exploitation, conduisant à la destruction des usines et à la récupération de leurs terres au centre de la ville, pour y bâtir des immeubles modernes, des appartements coûteux, des centres commerciaux et des bureaux pour les multinationales (Nainan, 2008; Saglio, 2001; Srivastava & Echanove, 2015).

Ce faisant, le jeu spéculatif participe à constituer des insuffisances dans la demande d'habitations par rapport à l'offre. Ainsi, dans une ville où plus de la moitié des habitants vit dans un taudis, des immeubles flambants neufs demeurent partiellement inoccupés, prévus pour une classe moyenne qui ne peut payer les loyers demandés et demeure dans des immeubles anciens qui se désagrègent. De plus en plus d'appartements très chers se construisent, dédiés aux ultra-riches, où peu de gens consomment une place considérable. Paradoxe s'il en est, le territoire de la cité se trouve en sur-occupation constante, avec une concentration particulièrement élevée dans les lieux d'habitats informels, malgré la sous-occupation des grands immeubles du centre (Echanove & Srivastava, 2011; Srivastava & Echanove, 2015).

Les justifications à la construction de gratte-ciels sur des zones territoriales limitées – telles que la péninsule de Mumbai ou l'île de Manhattan – vont généralement dans le sens d'une solution au manque de logement et à la densité urbaine. Or, à Mumbai, la spéculation immobilière qui en découle permet au contraire l'explosion du prix des logements dans toute l'agglomération ainsi qu'une gentrification des quartiers, et finalement se trouve à l'origine de la prolifération des bidonvilles (Bhagat & Jones, 2015; Srivastava & Echanove, 2015).

L'état de délitement apparaît de manière évidente dans le recensement de 2001:

une majorité des ménages (65%) ne dispose que d'une pièce pour vivre, plus de la moitié (53%) n'ayant pas de toilettes intérieures (Dupont, 2008). Autre témoin révélateur, la croissance des slums s'avère plus rapide que la croissance urbaine (Nangia & Thorat, 2000), se constituant sous l'impulsion de deux éléments: l'établissement des individus qui ne possèdent pas de quoi payer le loyer d'un habitat formel, et l'extension urbaine qui englobe les zones villageoises pauvres ou les mangroves à proximité. Près de la moitié de ces bidonvilles s'installent sur des terrains privés, le reste se trouvant sur des terres de l'Etat ou du gouvernement central (Chalana, 2010). En bordure de la ville, les distinctions perçues entre le monde rural et le monde urbain se confondent dans ces taudis, qui possèdent souvent des caractéristiques issues des deux univers (Srivastava & Echanove, 2015).

L'inflation des loyers, la pollution et la densité de population ont encouragé la réflexion autour de nouvelles politiques d'aménagement, qui visent une reconfiguration de l'espace urbain en direction d'une suburbanisation. Par ailleurs, depuis 1995, un partenariat public-privé appelé "Bombay First", composé de lobbyistes nationaux et internationaux, pousse la métropole à devenir compétitive sur la scène internationale (Bautès et al., 2011). Afin de faire émerger Mumbai comme une ville de "classe mondiale", de vastes programmes sont mis en place pour, d'une part, libérer les terrains du centre-ville qui possèdent une forte valeur et, d'autre part, résoudre la question de la

pauvreté urbaine par trop visible (Bautès et al., 2011). A cette occasion, le délogement des pauvres pour une relocalisation en périphérie est la première étape (Saglio, 2001). Le processus d'urbanisation prend une tournure exclusionnaire marquée (Bhagat, 2011) et les zones de taudis sont les premières affectées.

Suburbanisation et relocalisation des slums

L'expansion horizontale des zones périurbaines de Mumbai se produit à nouveau sans pilotage global (Angueletou, 2007), engendrant des aires métropolitaines de plus en plus vastes, une densification de l'habitat accompagnée d'un manque d'infrastructures (cliniques, écoles, etc.). Dans ce lieu de haute mixité, de nouvelles fractures prennent racine, des fragmentations issues de l'aggravation des inégalités socio-spatiales entre les territoires environnant la métropole (Banerjee-Guha, 2002). Une population composée de migrants ruraux et de citadins pauvres délocalisés du centre ainsi qu'une grande partie de l'industrie polluante cohabitent dans ces territoires de périphérie, témoignant d'un changement de structure démographique et socioéconomique (Angueletou, 2007; Guilmoto, 2005).

Ajouté à ce déploiement, la volonté du lobby "Bombay First" de nettoyer le centre de la cité de ses bidonvilles prend de l'ampleur, bien que résoudre la question des slums ait toujours été dans l'air. Jusque dans les années 70, la seule politique observée (à part le laisser-faire) visait l'éradication pure et simple des bidonvilles, pour des raisons d'hygiène (Saglio-Yatzimirsky, 2002, 2013).

Dans le corridor de 20 km entre l'aéroport international et l'entrée du centre historique – dans les quartiers de Santa Cruz, Khar, Bandra, Mahim, etc. jusqu'à Dharavi –, la spéculation immobilière a été considérable et de nombreux bidonvilles y ont été démantelés (Bautès et al., 2011; Risbud, 2009). Par la suite, une prise de conscience face à l'urgence de la situation ainsi qu'à l'inutilité de telles pratiques a fait émerger deux options alternatives: la relocalisation et la réhabilitation des slums (Bautès et al., 2011).

Le premier plan d'action, la relocalisation, consiste à simplement déplacer les familles des bidonvilles, de manière souvent forcée, vers des immeubles prévus à cet effet et bien souvent situés loin du centre-ville. Cela concerne essentiellement les slums non-notifiés, c'est-à-dire ceux qui ne sont pas reconnus par le registre foncier19. L'autre option, lancée sous la politique de Rajiv Gandhi dans les années 80, puis développée avec l'arrivée en 1995 à la tête de la municipalité du parti de la Shiv Sena, est la réhabilitation in situ des zones de délabrement (Srivastava & Echanove, 2015). Dans ce deuxième cas, un partenariat public-privé est engagé, où l'état se charge de reconstruire des habitats à l'emplacement même du bidonville au travers d'appels d'offre aux entreprises privées. Ces dernières sont tenues de reloger les habitants sur 30%

du terrain original, après avoir détruit les anciennes structures. Le sol restant peut ensuite être utilisé pour y élever des immeubles ou des espaces commerciaux, vendus au prix du marché (Bautès et al., 2011; Narayan, 2014).

Une institution compétente est fondée en 1991, le Slum Rehabilitation Authority

19 Selon le National Sample Survey de 2011-12, près de la moitié des bidonvilles de Mumbai ne sont pas notifiés.

(dit SRA), afin de considérer, superviser et ratifier les projets de réhabilitation (Bautès et al., 2011; Saglio-Yatzimirsky, 2013). En outre, une procédure de

"Transfert de droits de construction" (TDR) est organisée, permettant l'indemnisation en nature (foncière) des entrepreneurs qui se chargent de bâtir des infrastructures publiques (Bautès et al., 2011).

Loin d'être suffisants pour gérer le problème de la pauvreté urbaine et des slums (à l'heure actuelle, le nombre de familles ayant bénéficié de réhabilitation est bien en dessous des attentes), ces programmes de réhabilitations sont très controversés. En premier lieu, le marché de l'immobilier n'est absolument pas favorable à une telle entreprise. Ensuite, la relocalisation gratuite signifie un financement colossal, que l'état n'arrive pas à couvrir. Par ailleurs, les habitants des bidonvilles émettent eux aussi de nombreuses critiques. Le relogement leur est généralement imposé et l'éligibilité à un tel programme est clairement sélectif: il faut pouvoir prouver être sur son emplacement depuis une date buttoir (estimée à 1995 puis révisée à 2000 [McFarlane, 2012]) et seul le rez-de-chaussée d'un habitat est pris en compte (aucune entrée en matière n'est prévue pour les familles des étages supérieurs); enfin, les habitants doivent être regroupés en association (Bautès et al., 2011; Saglio-Yatzimirsky, 2013).

Ensuite, les nouveaux immeubles posent un certain nombre de problèmes. Bien qu'étant prétendument gratuits pour les locataires venus des slums, un loyer est en fait perçu pour l'électricité et l'eau, dont le montant est vite inabordable.

Souvent mal finis, les nouveaux immeubles SRA se dégradent rapidement, connaissent des infiltrations d'eau, des moisissures et leur disposition très peu espacée, à quelques mètres les uns des autres afin de gagner en surface, les rend denses et peu lumineux. Autre dimension problématique, le temps intermédiaire entre l'évacuation et le relogement s'effectue dans des camps de transit aux conditions environnementales lamentables, pour une durée minimale de 18 mois mais qui se révèle souvent plus longue.

Finalement, l'idée de déplacer des populations des slums vers des immeubles fait montre d'une incompréhension fondamentale des manières de vivre des personnes concernées, et souligne une vision très occidentale du développement. Alors que la structure communautaire des slums favorise une survie grâce aux réseaux d'entraide et au passage par des moyens de production et d'écoulement des marchandises liés à l'habitat, la vie cloisonnée dans des édifices aux pièces exiguës sans accès direct à la rue est problématique. Bref, la réhabilitation des bidonvilles est une entreprise dont les résultats sont teintés de nuances, du point de vue sociétal comme de celui des individus (Felber & Schmid 2014).

Dans les megacities du Sud, l'émergence des bidonvilles est ainsi devenue l'icône des fractures sociales, et l'attention portée au problème de la pauvreté urbaine est en augmentation (Narayan, 2014; Risbud, 2009). Néanmoins, pénétrer le monde hétérogène des slums n'est pas évident vu la complexité de ces lieux de (sur)vie, de production, devenus parfois de vrais espaces politiques (Gemenne, 2015; Roy, 2011).