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1.2 (Dés)organisation de Mumbai

1.3 Structures sociales inégales et discriminations culturelles

1.3.3 Condition féminine et patriarcat

La famille est une institution capitale dans la régulation de la vie des Indiennes et des Indiens. En effet, le statut d'une personne se définit essentiellement par la situation qu'elle occupe au sein de son ménage et de sa famille élargie, position qui évolue en fonction des étapes de son parcours de vie, en particulier en ce qui concerne les femmes. Petite fille, jeune femme prête à se marier, jeune épouse, mère, belle-mère, grand-mère, veuve sont autant de positions qu'une femme peut occuper tour à tour (Bourgeois, 2013), et qui impliquent des rôles et des contraintes spécifiques. Toutefois, quel que soit son statut, une norme sociale demeure: son autonomie est réduite et subordonnée aux hommes de la famille, d'abord son père puis son mari, enfin ses fils (Vella, 2003).

Aux origines de cette discrimination se trouvent trois caractéristiques de la famille indienne: patriarcat, patrilinéarité et virilocalité (Joshi, 2016; Vella, 2003).

Le patriarcat est fondé sur des rapports de pouvoir hiérarchiques de genre et d'âge – le pouvoir étant exercé par les hommes et les séniors du ménage –, qui ont pour but de régenter notamment le transfert du nom et des biens ainsi que les rapports de parenté (Mullatti, 1995; Vella, 2003). Au sein du foyer, il sert à justifier le contrôle de l'homme sur la femme (Bourgeois, 2013), mais souvent ces règles de subordination sont aussi intériorisées et reproduites par les femmes plus âgées (belle-mère vis-à-vis de sa bru par exemple). En outre, plus l'écart d'âge entre les époux est grand, plus cette forme d'ascendance s'accentue. La patrilinéarité est une inégalité qui repose sur l'héritage et qui signifie que les femmes ne peuvent recevoir de biens ou de propriétés de leur lignée, ces derniers se transmettant de pères en fils35. Enfin, la virilocalité indique que les épouses partent habiter sous le toit de la belle-famille au moment du mariage et quittent donc le nid originel. Elles sont alors obligées de s'intégrer à cette belle-famille élargie ce qui, en tant que dernière arrivée, représente souvent une nouvelle forme de dépendance (Dimri, 2015).

Les discriminations de genre sont une réalité ancienne (Vella, 2003) qui perdure dans l'Inde actuelle, voire se détériore depuis quelques décennies (Banerjee, 2005), à l'image des viols et des violences à l'encontre des femmes36.

35 Parfois la dot permet de garantir un héritage à la fille, sous formes de biens qu'elle conserve (bijoux, etc.).

36 Les violences contre les femmes ont longtemps été taboues, et le sont encore dans de nombreuses strates défavorisées de la société. L'impression d'augmentation des viols et des violences est donc difficile à vérifier, puisque bien souvent ces crimes ne sont pas dénoncés par les victimes, particulièrement si elles sont d'origine pauvre. Toutefois, la répression croissante à l'égard de l'ascension sociale des Dalits est au cœur de ce phénomène, qui semble pourtant de

Effectivement, après l'Indépendance du pays, les quelques zones de l'Inde qui connaissaient des coutumes matrilinéaires ont évolué vers le modèle patriarcal (Mullatti, 1995). De plus, bien que des lois promouvant l'équité de genre aient été votées (à l'image de la loi de 2005 sur les droits de succession pour les enfants des deux sexes), la réalité démontre que l'inégalité reste ancrée dans les mœurs.

Dans la religion hindoue comme dans de nombreux autres systèmes sociétaux, le mariage est utilisé comme un outil pour favoriser l'endogamie, en l'occurrence ici celle des castes, dont elle est une composante cruciale, manifestant leur fermeture et permettant leur reproduction (Joshi, 2016)37. Généralement, les unions sont arrangées par les familles, qui choisissent les candidats répondants aux attentes de caste et de sous-caste et négocient une dot financée par la famille de l'épouse38. En ville, les jeunes bénéficiant d'une éducation obtiennent un peu plus de liberté dans leur choix du conjoint, mais le mariage arrangé reste la norme (Sharangpani, 2010). Associée à la dot, cette forme d'union constitue un risque de perte d'autonomie importante pour les femmes hindoues, au travers de l'accueil dans la belle-famille (Loiselle-Léonard, 2001). Si les termes de l'échange ne conviennent pas aux deux parties, les conséquences peuvent être des pressions, du stress, des conflits à l'encontre de la jeune mariée. Les violences domestiques représentent l'apogée de ces moyens de contrôle de la femme, par ailleurs souvent pratiqués au tout début de l'union (Bourgeois, 2013).

A l'opposé du mariage arrangé endogame, existe le mariage mixte (entre langues, religions ou castes), appelé dans le langage courant un "mariage d'amour" et qui engage – si on considère que tous les mariages exogames appartiennent à cette catégorie – un peu plus d'une union sur dix. Dans ce cas, les conjoints ont fait leur choix seuls, en général sans obtenir l'accord de leurs familles. Mais ce second type d'union est encore peu répandu, et la source de nombreuses tracasseries pour les époux (surtout de la part la belle-famille si celle-ci accueille la mariée). Au travers de ce phénomène, se distingue la tendance collectiviste de la société indienne, où les intérêts du groupe priment sur celui de l'individu (Chasles, 2008; Loiselle-Léonard, 2001). Le mariage sert à lier deux familles, en préservant les statuts socioéconomiques, avant d'être le symbole du couple.

Culturellement, il demeure impérieux de marier sa fille39. Les frères attendent d'ailleurs communément que toutes leurs sœurs soient mariées avant de suivre à leur tour (Joshi, 2016). On conçoit donc que l'avancée en âge signifie une perte de valeur pour la jeune femme sur le marché matrimonial, mais soit aussi prime abord très individuel, et le caractère public de celui-ci, lui conférant sa portée mobilisatrice, est bel et bien en augmentation (Dreze & Sen, 2013; Roy & Demanuelli, 2015).

37 Les autres religions présentes en Inde se sont adaptées au système des castes et fonctionnent souvent d'une manière similaire en ce qui concerne la famille.

38 En 2000, 95% des mariages étaient arrangés et accompagné d'une dot (Elkouri, 2000). Bien que cette dernière soit interdite par la Constitution depuis 1961, elle s'est largement répandue et la coutume est plus que jamais de rigueur.

39 Le mariage reste encore aujourd'hui un passage obligé: selon les chiffres de 2005-2006, 95% des femmes de 45 à 49 ans sont mariées et 67% des hommes de la même tranche d'âge (Véron, 2008).

associée à des pressions émanant des membres du foyer, du voisinage, des collègues (Guilmoto, 1996). Il n'est dès lors pas surprenant que l'âge médian au mariage des femmes indiennes ne se soit que très légèrement élevé au fil du 20ème siècle, tout en restant extrêmement précoce: de 16 ans en 1951-1961 (respectivement 22 ans pour les hommes), il est passé à 17 ans en 2005-2006 (respectivement 23 ans)40. Par ailleurs, le taux de célibat définitif est de moins de 1% (Guilmoto, 1996).

Une fois le mariage conclu, la reproduction est elle aussi fortement encadrée par la communauté, à travers des pratiques normées telle que l'abstinence, l'allaitement prolongé, le tabou du remariage, etc., qui tendent à réduire la fécondité. Toutefois, l'urbanisation et l'exode rural entraînent une réduction des pouvoirs de contrainte de la famille élargie; la nucléarisation des foyers contribue de même à une gestion plus étroite de ces dimensions. Cela a probablement favorisé la diffusion de la contraception. A Mumbai, 59% des femmes mariées la pratiquent, les techniques permanentes (stérilisations) étant davantage employées dans les bidonvilles, où moins de 40% des femmes utilisent une technique dite moderne, ou réversible, de contraception (Guilmoto, 1996).

La séparation des tâches entre sphère publique et sphère privée est importante entre les genres, ce qui participe au manque d'indépendance féminin (Guérin, 2008). L'épouse est responsable de l'éducation de ses enfants, de la tenue du ménage et de son harmonie. Mais même au sein d'un foyer dont la gestion est reléguée aux membres féminins, l'égalité n'est pas obligatoirement de mise. Des marques de discriminations sont visibles au quotidien, par exemple lorsque les hommes mangent avant les femmes (Dimri, 2015). La femme obtient du respect avant tout lorsqu'elle devient mère, plus précisément si elle met au monde un garçon (Loiselle-Léonard, 2001). Avant d'obtenir ce statut de génitrice d'un enfant mâle, de lourdes pressions peuvent s'abattre sur elle de la part de sa belle-famille et de son mari, pouvant aller jusqu'à la répudiation. Dans la sphère publique, les obligations financières reposent sur les épaules du mari, qui doit assurer la subsistance du ménage (Guérin, 2008; Loiselle-Léonard, 2001).

Néanmoins, en pratique, ce sont souvent les femmes qui se chargent de l'organisation financière et de la comptabilité (Guérin, 2008).

Un pan conséquent des inégalités de genre provient du fait que les femmes n'ont que peu accès au marché du travail41, ce qui est une entrave à l'émancipation féminine (Ghosh, 2015; Guérin, 2008). Par ailleurs, lorsqu'elles participent au revenu du ménage, c'est généralement au travers de travaux infromels très précaires, sans qualifications (vente de rue, travaux domestiques,…) (Mahadevia, 2002). Posséder une source de revenu stable permet de se projeter, d'anticiper et d'être le gestionnaire de sa vie. Sans disposer de ressources (foncière à cause de la patrilinéarité ou salariale du fait

40 Il a été démontré que la maternité des adolescentes est plus élevée parmi les pauvres et les moins éduqués, en campagne surtout, que parmi les citadins de classe moyenne ou aisée (à Mumbai, 10% des adolescentes vivant dans les taudis sont concernées, contre 3% des adolescentes vivant hors des bidonvilles) (Guilmoto, 1996).

41 Dans l'enquête NFHS-3 de 2005-2006, 43% des femmes de 15 à 49 ans ont un emploi contre 87% des hommes de ces âges en Inde.

qu'elle ne travaille pas), la femme se retrouve dépendante de son mari et démunie en cas de séparation conjugale. En outre, bien qu'il soit de plus en plus fréquent, le divorce demandé par la femme reste un sujet tabou et l'épouse est menacée du rejet de la part de sa communauté ou de sa famille lors d'une séparation, par crainte des retombées sur leur réputation (Bourgeois, 2013).

L'idéologie patriarcale a une autre conséquence bien connue sur le sous-continent: la préférence pour le fils (Guilmoto, 2008; Das Gupta et al., 2003;

Vella, 2003; Véron, 2008). Le fils s'occupant des parents dans la vieillesse, des rituels religieux et recevant l'héritage familial alors que la fille part au moment du mariage et coûte en plus de cela le prix de la dot, il est économiquement bien plus sensé d'élever un garçon en Inde. Ainsi, avoir des enfants revête une importance considérable pour tous les Indiens, mais avant tout s'il s'agit de mâles.

Le rapport de masculinité (calculé comme le nombre de femmes pour 100 hommes) est un indicateur important du niveau de discrimination féminin. Sans impact extérieur, il nait environ 105 garçons pour 100 filles, chiffre qui s'équilibre avec l'avancée en âge et la légère surmortalité masculine. Or, en 2011 en Inde, il est né 109.4 garçons pour 100 filles (Véron & Nanda, 2011). Déséquilibré en faveur des garçons, ce ratio montre qu'il existe avant la naissance des pratiques de sélection des embryons afin de conserver les mâles, ainsi que des facteurs sociaux de discrimination après la naissance42. Depuis que la chute de la fécondité s'est répandue dans le sous-continent et que la libéralisation initiée en 1991 a accru les coûts de santé (consultations, médicaments), l'avortement des fœtus féminins se pratique, de même que la discrimination envers les petites filles, creusant l'écart déjà substantiel du ratio de la population féminine par rapport à la masculine.

Pour résumer, la famille en Inde est un lieu où les rôles et les positions sont diverses selon le genre, suivant le schéma classique de la sphère privée réservée aux femmes et de la sphère publique comme l'apanage des hommes.

Ce lieu sert aussi de refuge et favorise la coopération de ses membres, d'autant plus lorsqu'aucune assurance sociale ne palie aux difficultés économiques du quotidien. Cette réalité est vraie en particulier parmi les couches les plus pauvres de la population, fortement représentées au sein des habitants des bidonvilles. Cependant, la famille possède également une importance considérable dans les classes moyennes, de par la forte tradition patriarcale et patrilinéaire qui se maintient dans la culture indienne. Se marier reste indispensable, et se marier selon la tradition de l'union endogame et de la dot versée à la famille de l'époux reste une norme largement dominante. En outre, il est crucial d'avoir une progéniture pouvant recevoir un héritage et s'occuper des parents vieillissants, donc d'avoir des garçons. Lors de ces deux moments de construction du ménage (mariage et procréation), la place de la femme subit une discrimination par rapport au sexe masculin.

42 La surmortalité féminine peut survenir durant les premières années de vie par un accès restreint aux soins, ou à la nourriture équilibrée, liée à la dévalorisation des femmes en Inde (Guilmoto, 1996).

1.4 Conclusion

Ce que cet aperçu du contexte de l'Inde d'aujourd'hui, si succinct soit-il, a permis de saisir est la situation d'un pays émergent, et surtout d'une ville à la croisée des chemins alors que la globalisation s'arrange un passage en son sein. Des ruptures anciennes (hindous contre musulmans, riches et pauvres, castes défavorisées contre castes supérieures, patriarcat) cotoient des ruptures nouvelles (villes contre campagnes, extrême richesse contre extrême pauvreté, capitalisme contre misère). Pour résumer, il s'agit d'une illustration du choc de la modernité contre l'écueil des traditions (Lani-Bayle & Mallet, 2006).

Le cœur économique du pays, Mumbai, bat depuis plusieurs décennies au rythme de cette modernisation, largement encouragée par une entrée en force dans l'économie planétaire. Parallèlement, dans un effort de prouver sa valeur urbanistique aux yeux d'un monde bien cruel, l'urbanisme sauvage de la mégacité a ouvert la porte à une répartition spatiale fracturée entre la vertigineuse ascension politique et économique d'une poignée d'individus et le naufrage du plus grand nombre vers les abîmes du dépouillement le plus complet. Ainsi, les disparités d'origine et de religion recoupent les inégalités socioéconomiques et les localisations dans les divers types de quartiers. Ce qui se constate dans le plus misérable des logements: le bidonville. Ce phénomène comprend une montée de l'informalité, tant dans le domaine du logement que de l'emploi, ainsi que la cohabitation compliquée d'une population dans le quartier mais aussi au sein du foyer.