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Genèse d'une recherche sise dans un environnement atypique

d'encadrement des vies et contexte de pauvreté de masse

Chapitre 3. Enquêter la subjectivité des parcours de vie à Mumbai

3.3 Pratique de la recherche: deux terrains à Mumbai

3.3.1 Genèse d'une recherche sise dans un environnement atypique

Il n'est pas évident – malgré l'intérêt patent que présente ce milieu – d'entrer en tant que chercheuse (qui plus est, issue d'un pays occidental) dans le monde bigarré des bidonvilles de Mumbai. Au travers d'une succession de collaborations entre des étudiantes et des étudiants de l'Université de Genève et une ONG locale (le Centre for the Study of Social Change, CSSC), un certain réseau s'est toutefois mis sur pied. Ce dernier forme la pierre angulaire qui rendit possible la réalisation du premier terrain à Bandra East, en nous mettant en contact avec des personnes proches ou résidantes des slums, et simultanément en nous permettant de découvrir la configuration et la population de ces derniers.

Rencontre avec le CSSC, autour de données sur la grande pauvreté

La collaboration entre l'Université de Genève (en la personne du Professeur Oris) et le CSSC débuta en 2008, par le biais de la Fondation Internationale

84 Pour plus d'informations sur les relocations, voir Felber et Schmid, 2014.

pour la Population et le Développement (IFPD) sise à Lausanne. Elle se concrétisa avec le départ de deux étudiantes du master de Socioéconomie à destination de Mumbai.

Le CSSC est une organisation non gouvernementale avec une vocation médicale. Il favorise la santé reproductive et l'accès aux soins de première nécessité des habitants (surtout des habitantes) des zones défavorisées du quartier de Bandra East (et d'une partie des quartiers voisins de Khar East et Santa Cruz East) à Mumbai. Une vingtaine de doctoresses généralistes et quelques spécialistes (gynécologues et pédiatres) donnent bénévolement de leur temps pour tenir une vingtaine de cliniques de consultation dans les bidonvilles (voir figures 3.3 et 3.4). Ces dispensaires sont en fait de petites salles dépourvues de tout ce que la médecine occidentale qualifierait de basique, afin de prodiguer des soins aux femmes et enfants (parfois les hommes sont admis), offrir des consultations, suivre des grossesses, etc.

Figure 3.3: la zone de bidonvilles de Bandra East et les 20 cliniques de l'ONG CSSC

Source: Henke & Schlaefli, 2009, p. 146 Figure 3.4: l'exemple d'une clinique du CSSC

Source: photos de l'auteure, 2010

Principalement, le CSSC gère un projet d'envergure nommé WIN (Women of India Network), qui a pour objectif d'amorcer un changement social, dont les femmes sont les actrices privilégiées (Henke et Schlaefli, 2009). Le concept d'empowerment féminin est très présent, c'est-à-dire la capacité à s'autonomiser, à ne plus être en posture de dépendance ou d'infériorité, à prendre sa vie en main. Les conditions de vie des pauvres doivent être améliorées au travers de différents moyens médicaux ou sociaux comme la santé générale et la santé reproductive pour les femmes, la santé et la survie infantiles, mais aussi l'accès à la contraception ou l'éducation informelle.

Lors du premier contact avec le CSSC, Julia Henke et Katja Schlaefli (2009) ont eu pour tâche d'éplucher le recensement de la population de Bandra East effectué par l'ONG, qui possède de nombreuses données sur les familles de ses patientes et patients85. Un autre enjeu crucial fut de comprendre la structure de l'organisation ainsi que du projet WIN. Fortuitement, c'est aussi au cours de ce voyage qu'eu lieu la rencontre des étudiantes avec Dinesh Shenai, sur le campus du Tata Insitute of Social Sciences où elles suivirent des cours. Depuis, Dinesh fut régulièrement sollicité pour servir de traducteur. Il remplit le rôle de collaborateur lors du second terrain réalisé à Santa Cruz East.

Dans les années qui suivirent, plusieurs autres travaux de master virent le jour, bénéficiant toujours de l'appui et de l'accès aux données du CSSC, afin d'étudier les facettes de la population des slums de Bandra East (sur les sujets de la fécondité [Bertrand, El Rassi, & Weibel, 2011], des trajectoires de vie [Eggimann

& Yannick, 2012] ou encore de la migration [Rossignon & Gaillard, 2013]). C'est en amont de ces travaux, mais après le passage de Julia et Katja, que j'ai moi-même eu mon premier contact avec le CSSC, mais aussi avec le milieu des slums de Mumbai et plus généralement avec l'Inde, en 2010.

Six mois pour connaître la population de WIN

Durant six mois, en compagnie de Camille Guignet (également étudiante en master de Socioéconomie), j'ai eu l'opportunité de travailler pour le CSSC afin de traiter les nombreuses données que le centre possède sur la santé reproductive de ses patientes. Au cours de ce stage, nous avons découvert la réalité des bidonvilles, au travers des conditions de vie bien sûr, mais aussi dans leur configuration spécifique à Bandra East. A la différence de Dharavi par exemple, les quartiers n'y sont généralement pas organisés par secteurs de métier, mais par religion (quartier hindou, musulman, bouddhiste) et par lieu d'origine (donc, plus ou moins selon les dialectes et les langues). Précisons que

85 En 2006, le CSSC a effectué un vaste recensement de la population de Bandra East (près de 100'000 individus furent concernés). Des données sur les structures familiales, le revenu du ménage, le niveau d'éducation et le statut socioprofessionel des habitants ont ainsi été collectées.

Parallèlement, chaque mois les assistantes sociales sont chargées de noter les pratiques contraceptives des femmes. Chacun des répondants à ces enquêtes possède un code unique, permettant de lier les informations socioéconomiques et les pratiques de planning familial. Un second recensement fut réalisé en 2009, toujours à Bandra East parmi les patients de WIN, portant sur près de 80'000 personnes. A cette occasion, des sur-échantillons furent sélectionnés pour répondre à quelques questions supplémentaires portant sur des domaines spécifiques (migration, travail,…).

parmi la population patiente de WIN, la grande majorité des Hindous sont des Dalits.

Notre travail consista à analyser les bases de données afin d'en extraire des observations permettant d'évaluer l'impact du projet WIN sur l'empowerment féminin. Après avoir établi un certain nombre d'informations générales sur la population de 16 cliniques du projet (en présentant les pyramides des âges et les sex ratio par âge, les niveaux d'éducation, la distribution des revenus par ménage, les taux de vaccination des enfants, et le statut matrimonial féminin), nous avons réalisé des comparaisons entre les cliniques, pour déterminer le niveau de pauvreté et d'éducation en fonction, notamment, du statut matrimonial féminin et, le cas échéant, de l'âge moyen au premier mariage.

Bien que fort intéressant et formateur, ce stage n'a pas constitué mon travail de mémoire de fin de master, effectué auparavant à Genève et portant sur une toute autre perspective. Néanmoins, ce dernier joua un rôle prépondérant dans la suite d'éléments qui menèrent aux données constitutives de la présente thèse. En effet, ce fut à cette occasion que je m'insérais dans le programme CEVI.

Au départ du projet, une enquête à Genève

Parallèlement à l'établissement de nos premiers liens avec le CSSC et Mumbai, j'ai réalisé mon travail de mémoire en accomplissant – sous la direction de Stefano Cavalli et de Michel Oris et avec l'aide de deux autres étudiantes – une récolte de données à Genève dans le cadre d'une étude particulière: le programme international CEVI.

Durant 6 mois, entre septembre 2009 et février 2010, je me suis familiarisée avec l'outil CEVI, participant activement à la collecte des données, à leur opérationnalisation en base de données puis à son étude. Cet apprentissage a été complété, à mon retour de Mumbai en septembre 2010, par l'obtention d'une place d'attachée de recherche au sein d'un projet financé par le Fond national suisse de la recherche scientifique (FNS), dédié à CEVI et conçu sur deux ans86. J'ai alors travaillé à harmoniser les différentes bases de données des pays ayant rejoint le projet, ainsi qu'à en présenter et publier les résultats.

Au printemps 2012, nous avons saisi l'opportunité de lancer une enquête CEVI à Mumbai, dans les bidonvilles de Bandra East, grâce à notre attache avec le CSSC et à la présence sur place d'une étudiante de Socioéconomie, Anouk Piraud. En amont de cette récolte et surtout quelques mois après, alors munis des premiers résultats, nous avons pris contact avec l'International Institute for Population Science (l'IIPS est un centre de formation, de recherche et d'enseignement autour des questions de population, situé à Mumbai) afin de présenter notre étude et de proposer des collaborations. L'intérêt envers nos constats fut certain; cependant, l'enquête en tant que telle, portant sur un aspect subjectif des vies, ne souleva pas de velléités de participation de la part des professeurs de l'IIPS. Ceci peut s'expliquer par l'intérêt encore prégnant, à l'heure actuelle, des démographes indiens envers les vastes enquêtes et la

86 Il s'agit du projet intitulé "CEVI. Changements et événements dans le cours de la vie", subside n°

100017_132047 / 1 dont le requérant responsable est Stefano Cavalli.

recherche sur des populations au sens large (Spoorenberg, 2005) plutôt que sur des sujets comme la perception des parcours de vie individuels (voir par exemple la publication We, the Billion de Rajini Sen [2003]). A noter qu'une approche du côté de la sociologie au Tata Institute of Social Sciences aurait peut-être conduit à un autre résultat.

De notre côté, nous avons donc continué notre collaboration avec le CSSC et, lorsque le subside du FNS pour l'étude CEVI s'est achevé, alors que je débutais mon assistanat à l'Université de Genève et l'élaboration d'une thèse, l'idée d'un second terrain pour valoriser les premières données a vu le jour. Après une courte hésitation sur le lieu de concrétisation de cette deuxième enquête (une première idée avait été de répliquer l'enquête dans les quartiers informels de Ouagadougou au Burkina Faso, où nous connaissions des chercheurs), nous avons finalement opté pour Santa Cruz East, à Mumbai mais avec une population socioéconomiquement différente de celle des bidonvilles de Bandra.

Revenons sur le déroulement de chacun de ces terrains.