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Chapitre 1. Population, dynamique urbaine et enjeux socioéconomiques de Mumbai enjeux socioéconomiques de Mumbai

1.1 L'Inde indépendante: capitalisme et urbanisation à grande échelle

1.1.3 Exode rural et urbanisation rampante

En Occident, l'industrialisation et le développement économique ont été les déclencheurs de l'urbanisation. Dans les pays du Sud et particulièrement en Asie, le même schéma a été constaté bien que plus tardivement, soit au cours du 20ème siècle (Bhagat & Mohanty, 2009; Narayan, 2014). Cependant, dans les pays du Sud, le processus s'est déroulé en quelques décennies seulement, faisant montre d'une rapidité sidérante (Véron, 1987). Plusieurs facteurs appellent ce phénomène éclair de croissance des villes, auxquels l'Inde répond parfaitement: l'ouverture économique à la globalisation qui crée à la fois des opportunités de travail en ville et un appauvrissement des campagnes, puis la migration du monde rural vers le monde urbain qui en découle, enfin, la constitution d'un secteur informel de l'emploi qui permet d'absorber la demande de travail des populations reléguées dans la pauvreté et qui se base sur l'exploitation d'une main d'œuvre extrêmement bon marché. Ainsi, alors qu'en 1901 moins de 11% des Indiens sont urbains (Bhagat & Mohanty, 2009), la part de la population indienne qui réside en ville triple au cours du siècle pour atteindre 31% en 2011 (Narayan, 2014).

Des campagnes vers les villes

En Inde, essentiellement, deux facteurs se sont conjugués pour produire cette croissance de la population dans les villes: un accroissement naturel fort (excès des naissances par rapport aux décès) et une migration importante de personnes jeunes, en âge de fonder une famille, ce qui a aussi contribué à l'accroissement naturel (Desai, 1994). La première cause de l'envolée urbaine provient donc du renouvellement naturel; nonobstant, depuis le début du 21ème siècle, la migration prend une importance considérable (Bhagat & Mohanty, 2009; Narayan, 2014). Par ailleurs, la taille et le nombre de villes s'étendent également avec l'incorporation progressive des zones rurales à leur périphérie (Guilmoto, 2005), ainsi que la reclassification administrative de villages en villes suite à leurs évolutions socioéconomiques et démographiques (Bhagat &

Mohanty, 2009).

L'urbanisation indienne est donc de plus en plus liée à la migration interne.

Initialement, cette dernière était de type rural-rural, mais elle s'est progressivement modifiée en un flux rural-urbain. Récemment, des migrations à l'intérieur du système urbain se sont aussi développées, effectuées surtout par des individus de niveau socioéconomique moyen ou supérieur. Le phénomène migratoire s'explique par la recherche d'opportunités et de ressources qui font défaut au point de départ, formant en somme une stratégie d'adaptation (Véron, 2006). Il se produit généralement en parallèle du développement économique et de l'augmentation des secteurs secondaires et tertiaires (Jones & Visaria, 1997), les migrants cherchant la plupart du temps à fuir une situation de pauvreté.

Dans cette idée, la relégation du monde rural, affecté par les changements de

productivité des cultures et les inégalités d'accès à la propriété foncière, a poussé les habitants des campagnes vers les cités où ils sont attirés par des perspectives d'emploi (Desai, 1994). Les villes puisent dans cette réserve de main d'œuvre disponible, flexible et peu coûteuse, la sève pour alimenter leur croissance (Bhagat, 2011). Pour illustration, la moitié de la masse ouvrière des usines de textiles de Mumbai du début du 20ème siècle, qui aura largement contribué à offrir à la cité sa place de pivot économique, était issue d'un district rural (Ratnagiri) situé plus au sud sur la côte ouest (Chandavarkar, 1994).

En moyenne, les migrants sont plutôt jeunes, entre 16 et 40 ans, la limite basse correspondant à l'âge de l'entrée sur le marché de l'emploi et de la formation de la famille (Connell, Dasgupta, Laishley, & Lipton, 1976; Joshi, 1999). Ils ont généralement un niveau d'éducation plus élevé que leurs pairs qui restent au village, mais moindre que celui des citadins natifs (Desai, 1994). Les hommes recherchent avant tout un revenu, afin d'assurer la survie de leur famille, mais d'autres causes peuvent être à l'origine de leur départ: les possibilités professionnelles, l'accès à l'éducation, la protection face aux catastrophes naturelles et aux conflits. En ce qui concerne les femmes, la cause majeure de la migration est le mariage, ce qui implique des déplacements de personnes jeunes, sur une courte distance mais pour une longue durée. Entre les années 70 et 90, elles ont eu plus tendance à migrer que les hommes et, une fois installées en ville, à prendre un travail. Toutefois, cette tendance semble s'inverser depuis le début du 21ème siècle et ce sont à présent davantage les hommes qui arrivent (Bhagat & Mohanty, 2009), majoritairement pour le travail, la formation ou le mariage (Bhagat, 2011).

Ces dernières décennies, alors que la structure du marché de l'emploi s'est modifiée (Srivastava & Bhattacharyya, 2003) avec une hausse du chômage, une baisse des salaires et des places de travail dans le secteur organisé, le volume de la migration continue malgré tout de croître. Cela résulte d'une part de l'effet du réseau de connaissances sur place qui encourage à se diriger vers les agglomérations, celles-ci offrant de facto plus de perspectives d'avenir et de mobilité sociale pour les familles pauvres que les campagnes délaissées par le développement (Marius-Gnanou, 2008). D'autre part, les familles moyennes ou aisées viennent à migrer elles aussi, bien que pour des raisons différentes (Kundu & Sarangi, 2007). Enfin, le surplus de main d'œuvre et les difficultés de logement en ville ont créé une nouvelle forme de migration, à caractère temporaire (Dupont, 2008).

Migration circulaire et exclusion

Bien que l'emploi au jour le jour soit une pratique répandue depuis longtemps dans divers domaines (comme l'industrie du textile par exemple), et que les migrants aient toujours gardé un lien avec leur communauté d'origine (Desai, 1994; Srivastava & Echanove, 2015), par solidarité autant que par sécurité, la proportion de migrants temporaires s'est accrue depuis les années 1990 (Chandavarkar, 1994). En effet, les opportunités professionnelles formelles en ville correspondent davantage aux travailleurs qualifiés et semi-qualifiés (Narayan, 2014), il devient difficile pour les pauvres sans qualification de trouver un travail fixe en ville. Par contre, la demande en main d'œuvre peu coûteuse existe toujours et les lois de protection des travailleurs du secteur formel, ainsi

que la syndicalisation relativement élevée, encouragent les patrons dans l'industrie de construction, la manufacture, les transports ou le commerce à embaucher quotidiennement des journaliers, de manière informelle, soit sans contrat, en fonction de leurs besoins.

La migration de courte durée, ou circulaire, se caractérise par de multiples allées et venues entre le village d'origine et les quartiers urbains, pour des périodes allant de un mois à six mois maximum. Cette forme de migration est davantage observée parmi les groupes socioéconomiques les plus bas, comprenant les individus les moins éduqués (Bhagat, 2011; Deshingkar, 2008).

Ce sont avant tout les paysans pauvres sans terre, souvent illettrés et contraints de vendre leur force de travail là où il y a nécessité, qui présentent une propension à migrer comme travailleurs saisonniers et acceptent toute forme d'emploi en ville (Connell et al., 1976; Haberfeld, Menaria, Sahoo, & Vyas, 1999;

Rogaly et al., 2001). Les employeurs montrent une préférence pour cette main d'œuvre qui ne rechigne pas à la tâche et dont le salaire est peu élevé. En 2010, 30% des travailleurs urbains étaient des temporaires (Bhagat, 2011)10.

Ainsi soumise à la précarité du revenu, la population migrante est particulièrement à risque d'être discriminée et exploitée. A la différence de la Chine, aucun processus administratif n'empêche les migrants de s'établir en ville11, mais leur vulnérabilité se construit sur une absence de protection face aux mécanismes du marché, une impossibilité d'obtenir des papiers officiels (tels que passeport, ration card12, carte d'électeur ou encore permis de conduire [Mahadevia et al., 2012]), un manque d'accès à un logement décent et le sentiment anti-migrant qui est entretenu par la politique de certains partis pro-nationalistes. Leurs origines rurales, avec peu de formation, ainsi que la barrière de la langue et l'exclusion dans le processus de prise de décisions politiques, relèguent les migrants pauvres précaires aux marges de la société citadine.

L'urbanisation a contribué à cette exclusion, en termes sociaux et spatiaux (Bhagat, 2011). Outre les conditions de travail défavorables, le rejet ambiant est subit de plein fouet au travers de déplacements forcés de population du centre vers les périphéries, de destructions de baraquements, de violences, etc.

(Bhagat, 2011).

Alors que l'exode rural s'annonçait comme une transition d'adaptation vers un système urbain qui promet une augmentation des ressources financières et sanitaires, c'est en fait la part de misère des campagnes qui vient grossir celle des villes, l'une étant en quelque sorte la conséquence de l'autre (Damon, 2014). De plus, le manque chronique d'habitations dans les grandes villes affecte en premier les populations démunies, expliquant le caractère transitoire d'une grande part de cette migration. A la vulnérabilité professionnelle s'ajoute donc celle du logement, les pauvres étant de plus en plus nombreux à squatter

10 Deux-tiers des travailleurs temporaires se trouvent dans les villes, contre un tiers dans les campagnes (Bhagat, 2011).

11 En Inde, aucun enregistrement n'est obligatoire – ni dans le lieu d'origine ni dans celui de destination – et le libre déplacement des individus est garanti par la Constitution indienne (Bhagat

& Mohanty, 2009; Bhagat, 2011).

12 Carte en deux modalités, l'une pour les personnes se situant au-dessus du seuil de pauvreté, la seconde pour celles en dessous, comprenant l'adresse permanente de l'individu.

des emplacements à proximité de leur lieu de travail éphémère, le temps de gagner quelques roupies (Nangia & Thorat, 2000). Face à cette situation, Mumbai (dont la configuration géographique empêche l'étalement urbain) se trouve rapidement dépassée.