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d'encadrement des vies et contexte de pauvreté de masse

Chapitre 3. Enquêter la subjectivité des parcours de vie à Mumbai

3.3 Pratique de la recherche: deux terrains à Mumbai

3.3.2 Collecter des données dans une zone défavorisée

C'est avec le soutien de l'ONG CSSC et l'aide d'Anouk Piraud87, que 633 questionnaires88 ont été remplis par des habitants des bidonvilles de Bandra East, entre mars et juin 2012. Le souhait de faire passer les questionnaires sur la perception des changements et des événements marquants de la vie dans des slums de Mumbai était irréalisable sans un encadrement qui aménage un accès aux résidents, ainsi que des connaissances suffisantes des divers dialectes parlés par ceux-ci, pour effectuer ensuite des traductions vers l'anglais.

Le CSSC fut pour nous cet intermédiaire clé.

Au sein du projet WIN, des femmes résidant dans les slums ont été engagées pour aider les médecins dans leurs tâches. Plus précisément, ces quelques 40 personnes sont chargées soit d'assister le médecin en tant que pharmaciennes, soit de suivre les patientes en tant qu'assistantes sociales. Sans aucune illusion, la gestion du CSSC reste très hiérarchisée: somme toute, nous sommes toujours en Inde. Ainsi, chaque équipe d'assistantes dans les cliniques est gérée par une assistante superviseure ayant plus d'expérience. Mais l'embauche de femmes vivant dans les bidonvilles permet astucieusement de faciliter l'approche vers la population locale (qui au départ ne fut pas toujours aisée à convaincre, une méfiance initiale vis-à-vis de la médecine régnant) et de fournir un revenu à ces dernières. Si ce salaire est plus symbolique qu'autre chose, joint à la formation qu'elles reçoivent et au statut conféré, l'ensemble leur assure une certaine reconnaissance et fait d'elles des figures reconnues dans leur communauté. D'un point de vue concret, leur fonction de suivi des patientes les amène à remplir des fiches d'informations sur celles-ci, sur leur ménage, à divers niveaux démographiques et médicaux. Ce sont donc des femmes ayant

87 Alors stagiaire au Centre interfacultaire de gérontologie et d'études des vulnérabilités de l'Université de Genève, Anouk a été encadrée par Aude Martenot et Michel Oris. Pour plus d'informations sur ce terrain voir: Piraud, 2012.

88 646 personnes ont en fait été interrogées, mais 13 d'entre elles ne rentraient pas dans les classes d'âge prédéfinies ou avaient à peine remplis le questionnaire.

une scolarisation de base qui leur permet d'écrire et de saisir parfaitement les modes de remplissage d'un questionnaire.

Le prof. Michel Oris a pris contact avec le CSSC afin de pouvoir engager un certain nombre de ces assistantes sociales pour faire le premier travail d'enquête sous la direction d'Anouk Piraud. Considérées par les responsables de l'ONG comme ayant plus d'expérience et un statut en conséquence de la tâche, ce sont des assistantes supérieures qui ont eu pour mission de faire remplir les questionnaires à l'occasion de leurs visites mensuelles. Les assistantes sociales sont chacune en charge d'une clinique de l'ONG et de ses patientes, se répartissant sur toute l'aire de Bandra East89, parmi lesquelles les personnes interrogées ont été recrutées.

Ces bidonvilles regroupent des communautés qui partagent une même religion;

ils peuvent donc être distingués entre les slums hindous, musulmans ou bouddhistes. Au moment de démarrer notre collecte, il a été décidé que les répondants seraient, outre les variables d'âge et de sexe, également répartis entre les deux religions majoritaires (hindoue et musulmane), ce qui équivaut à un sur-échantillonnage des musulmans. En conséquence, 22 enquêtrices de l'ONG ont été recrutées pour réaliser ces entretiens, qui se sont déroulés chez les interviewés, durant l'après-midi. Une formation des enquêtrices a été organisée sur deux après-midis, par un responsable du CSSC et Anouk Piraud.

Chacune d'elle a rempli un questionnaire en auto-administré, après que les questions principales aient été explicitées. Une discussion autour des incompréhensions et des difficultés perçues a permis d'ajuster quelque peu le questionnaire (par exemple, en commençant par les questions complémentaires sociodémographiques plutôt que les questions ouvertes, afin de sécuriser le répondant).

Plusieurs autres adaptations ont dû être opérées dans ce contexte si spécifique de grande pauvreté, d'habitat précaire et de mobilité continue. Premièrement, vis-à-vis du mode de passation usuel de l'enquête, le remplissage du questionnaire en auto-administré (par le répondant lui-même) était inenvisageable. En effet, le taux élevé d'illettrisme, en particulier chez les adultes âgés (D'Costa & Das, 2002), rendait impossible la lecture des questions et la rédaction des réponses pour une grande partie de l'échantillon. Or, un élément important dans les choix méthodologiques est de garantir au maximum des conditions similaires de réponses. L'option choisie a donc été de renoncer à l'auto-administré et de procéder à l'enquête en mode face-à-face, c'est-à-dire en faisant rédiger les réponses des participants par les enquêtrices. Elles posaient les questions une à une aux individus, puis transcrivaient leurs réponses directement sur le questionnaire papier. Cette manière de faire implique bien sûr des limites, puisqu'elle nécessite un passage de l'oral à l'écrit par une tierce personne (cf. figure 3.5). Nonobstant, cela restait le moyen le plus équitable d'interroger tout le monde de manière similaire.

89 La zone s'étend de fait à deux quartiers voisins, mais nous avons préféré nous concentrer sur des cliniques de Bandra East pour trouver des participants.

Figure 3.5: l'une des assistantes sociales du CSSC faisant passer le questionnaire à Bandra

Source: Piraud, 2012 p. 37.

Au départ, une liste d'une quarantaine de noms de personnes entrant dans les critères d'âge, de sexe et de religion avait été fournie à chaque enquêtrice à partir du recensement réalisé par l'ONG en 2006 (Henke & Schlaefli, 2009), afin d'obtenir une répartition équitable entre les slums. Toutefois, cette liste n'a pas été suffisante pour compléter l'échantillon, la population des bidonvilles ayant une grande propension à fluctuer (suite aux migrations ou aux décès). Par ailleurs, WIN ne travaille qu'avec des femmes et, bien que dans leurs fichiers de recensement les hommes des ménages soient inscrits, un manque de participants masculins s'est vite ressenti, pour des raisons que nous discuterons plus en avant. Outre cela, certaines enquêtrices se sont révélées plus efficaces à trouver des participants et d'autres moins. Ainsi, la répartition géographique n'a pas pu être complétement contrôlée et certaines zones sont donc surreprésentées. Très vite, il est apparu que l'option d'un 50/50 sur la religion ne pourrait pas non plus être maintenue.

Quelles qu'aient été ces difficultés, l'aide du CSSC nous a offert une opportunité d'étude inespérée. Dans les bidonvilles, mêmes les recensements sont ardus à faire passer: d'une part parce que comme nous l'avons déjà évoqué, les habitants connaissent une très grande mobilité, pour des raisons sociales ou économiques, et d'autre part car ils ne font que rarement partie des registres de population, de la population de jure. Ceci explique également pourquoi, dans une telle situation, construire un échantillon aléatoire et représentatif relève de la pure fiction. Ce fut en fait notre ambition initiale, avec des tirages aléatoires à partir du recensement de WIN en 2009, mais la réalité nous a rapidement rattrapés… Par ailleurs, pénétrer un milieu si précaire peut s'avérer impossible pour un chercheur qui ne fait pas partie de la communauté. Un certain nombre d'autres d'obstacles concrets s'érigeaient sur notre chemin. La langue, le sexe, l'âge entre autres, qui pouvaient constituer autant de restrictions dans la communication avec la population interrogée. Bénéficier de l'aide de travailleuses issues de ces quartiers défavorisés a été la garantie du succès d'une telle opération.