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Le cas de Daoud

5.8. La mort, une forme de violence physique et morale

Du latin mors, la mort comme définie par les dictionnaires, représente la cessation physique de la vie. Si cette définition nous est connue de tous, elle peut être élargie. En effet, dans son sens médical, elle correspond à la fin des fonctions du cerveau définie par un électro-encéphalogramme plat.

Dans le dictionnaire philosophique, la elle fut considérée successivement par une pluralité dřauteurs. Platon lřa ainsi définie comme le terme dřune vie terrestre et lřaccès à un monde idéal. Pour lui la mort « est-ce autre chose que la séparation de

l’âme d’avec le corps ? On est mort, quand le corps, séparé de l’âme, reste seul, à part, avec lui-même, et quand l’âme, séparée du corps, reste seule, à part, avec elle-même »195

Epicure ou encore Lucrèce, lřont définis comme la dissolution de lřâme et du corps (approche matérialiste). Heidegger lřenvisage comme la forme même de la vie humaine, considérée dans sa finitude ; cette forme saisie et assumée, permet lřaccès à lřauthenticité.

« La mort, si nous voulons nommer ainsi cette irréalité, est la chose la plus redoutable […]. Ce nřest pas cette vie qui recule dřhorreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort même, qui est la vie de lřesprit ».196

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https://la-philosophie.com/philosophie-mort-definition

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Enfin, Sartre, voyait la mort comme un fait sans aucune cause ontologique. Selon ses propos la mort « N’est pas seulement le projet qui détruit tous les projets et qui se

détruit lui-même […]. Elle est le triomphe du point de vue d’autrui sur le point de vue que je suis sur moi-même. »197

Scientifiquement parlant, La mort est un concept qualifiant l'état d'un organisme biologique ayant cessé de vivre. Au niveau cellulaire, la mort désigne lřarrêt des fonctions de base dřune cellule. À l'échelle des organismes, la mort peut être vue comme la fin de la vie par opposition à la naissance, ou comme lřabsence de vie.

Ce terrible événement quřest la mort suscite une peur universelle. Aussi, nous ne devrions pas être surpris que la société humaine en général voit la mort comme une perspective désespérante. Face à la mort, nous comprenons combien il est futile de consacrer sa vie à la poursuite de la richesse et du pouvoir.

Aborder la mort comme thème principal cřest une manière pour nous dřévoquer la présence dřune forme de violence dans le texte sansalien. Nous mourrons tous un jour, cřest inéluctable. La conscience de la mort nřest pas le propre de lřêtre humain. On peut qualifier lřangoisse de la mort comme lřangoisse suprême, enfouie au plus profond de notre cerveau le plus ancien.

Comme dans plusieurs romans sansaliens, Rue Darwin nřéchappe pas à cette tendance où lřhistoire sřouvre sur la scène de la mort. Le premier roman de Sansal, sřouvre sur le champ sémantique de la mort. Funérailles, meurtres, décapitation, lřhistoire racontée se dresse au tour de deux meurtres commis simultanément dont les corps se retrouvent au cimetière. Lřinspecteur incorruptible, tel que décrit pas le narrateur, au nom de Si Larbi mènera une enquête pour trouver les coupables.

La même démarche est adoptée dans plusieurs de ses romans. Dans Le journal des frères Schiller, lřhistoire est entamée par le suicide de Rachel. Lřévocation de la mort du père renforce ce choix. Dans 2084, ce thème est perceptible dès son ouverture

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dans sa dimension apocalyptique la suite du titre « Fin du monde » nous rappelle ce destin périlleux que nul ne peut détourner.

La récurrence de la mort comme thème dans les écrits sansaliens fait écho dřune violence qui est à la fois double. En effet, dřune part elle réincarne les traits de la violence physique dans le sens où lřêtre humain perd ce qui fait de lui un être vivant, et dřune autre, la mort dřun proche laisse des traumatismes au profit de son entourage. Ce que nous considérons comme violence morale.

Dans Rue Darwin, cřest dans un cadre la mort est présente comme élément essentiel du récit. Plusieurs extraits du roman Rue Darwin évoquent la thématique de la mort, nous en avons sélectionné les plus pertinents, à savoir :

« On veut être seul face à la mort, on a honte de soi et de la pauvreté de

la vie. Et moi, je me suis épuisé dans de longues marches sans but dans des rues qui me paraissaient étrangement vides. »

« C’était tout elle, discrète et courageuse jusqu’au bout. Sept jours plus

tard, elle passait du coma à la mort sans déranger personne. Elle n’a pas vu ses enfants. Elle ne les avait jamais vus ensemble depuis la rue Darwin. »198

« Ce que la vie n’a pas réussi, nous réunir, la mort l’a fait d’un coup.

Dans mon e-mail, je leur disais : « Maman est en train de mourir. Venez vite. » 199

Ces extraits ou le lexique reprend la thématique de la mort, retrace le décès de la mère de Yazid. Cependant, même si ce mot reprend toute la charge émotionnelle de la tristesse et du désarrois, la mort de Karima a été lřélément essentiel du regroupement de la fratrie. En effet, cřest au chevet de leur mère mourante que les enfants se sont revus pour la première fois depuis Řla rue Darwinř. Elle peut donc apparaitre sous un aspect différent, unificatrice, paradoxalement opposé à son sens car la mort est sensé séparer les êtres.

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Sansal, Rue Darwin, 2011, (p. 24)

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Dans le même contexte, les sentiments du personnage principal Yazid traduisent cette peur que chacun porte en lui au sujet de la mort.

« La mort me faisait peur et la façon penaude et empesée des vivants de la servir me

désespérait. Ils avaient l’air de moutons bêlants qui attendaient leur tour de mourir. Et ils trouvaient ça naturel, ils disaient « Demain, ce sera notre tour. » Cette absence de volonté me dégoûtait.200

Dérouté, ce personnage ne comprenait pas comment les gens pouvaient accepter aussi facilement ce destin et dire « Demain, ce sera notre tour » qui est la traduction de la citation tant répandu dans le discours des arabo-musulmans à lřannoncée dřun décès « "ْوم لَ آ ٔا اْومٱ ضٌ اُحٔ . ». Qualifié dřabsence de volonté, ces propos choquants répugnaient Yazid.

Dans une optique existentielle, une remise en question de la vie humaine est dévoilée dans cet extrait à travers la notion de destin et de ce que peut nous réserver lřavenir. Un avenir, qui selon certains, serait tracé depuis longtemps. Comparé la mort, le Mektoub selon Sansal est la fin de lřhumanité.

« Je ne voulais pas mřinterroger davantage, nous ne saurons jamais ce que serait notre vie si elle sřécrivait une fois pour toutes. Nous serions dans lřabsolue certitude que demain est un jour inutile. Le destin, le mektoub, je le crois, est la mort de lřhumanité et la fin même de Dieu, il dégénère forcément pour finir dans la violence et le néant. Si la vie était écrite par avance, il nřy aurait pas de chemin pour y mener nos pas ou alors il nřirait nulle part. On devient fou avant de savoir quřon vit pour rien. Le bien et le mal seraient alors de bien piètres choses, de vulgaires artifices pour tirer son épingle du jeu, pour un moment, une joie éphémère, ou une douleur superficielle qui sřoublie à mesure quřelle cicatrise. Pour le reste, le pourquoi et le comment de cette mystérieuse et inlassable épreuve, il faut demander aux psychiatres, aux philosophes, aux devins, à Dieu si on peut. »201

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Idem, (p.54)

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Le thème de la mort est universel et atemporel, en effet cřest un sujet récurrent dans la littérature. La mort est souvent appréhendée comme un événement ethnologique unissant dans les mêmes conditions les faits et gestes des protagonistes évoluant dans des espaces différents. Lřécriture de la mort constitue une démarche récurrente dans les fictions qui lřabordent.

Le roman est inauguré par la mort de Karima (mère adoptive de Yazid) à lřhôpital de la Salpêtrière à Paris, et se clôture au dernier chapitre en racontant la mort de Farroudja (mère biologique de Yazid), décédée elle aussi à lřhôpital.

La mort me semblait à cette heure la chose la plus banale du monde, jřallais vers elle dřun pas traînant, lřâme un peu nauséeuse, comme on va au boulot par mauvais temps, retrouver sa machine glacée et ses collègues taciturnes. On y va comme on commence une nouvelle journée bête à pleurer comme les précédentes.

Cet Extrait tiré de la page 230 du roman illustre les sentiments de Yazid après la mort de Farroudja.

Les personnages proches, ou pour qui le personnage principal Yazid avait de lřaffection lřont tous quitté, et de façon permanente. Entre les deux mères, nous avons appris la mort de son supposé père « Kader Kadri »,

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Puis de celle de Djedda « grand-mère » assassinée dans son lit, ensuite cřétait le

tour de Daoud, décédé de sa maladie « sida » son « frère de sang ». Ce sont tant de personnages emportés par la mort, une mort violente, qui ne laissa pas notre Yazid indifférent. Cela dit, dans une autre vision des choses, la vie et la mort sřopposent lřune à lřautre comme thématiques universelles et se rejoignent de par leur appartenance à une dimension réelle.

Conclusion

Voilà tant de tabous reconstitués au fur et à mesure que notre personnage principal « enfant du néant et de la tromperie » avance dans sa quête. En dřautres termes, lřécrivain reconstitue dans son roman « Rue Darwin » le devis dřune violence sociale due à lřhistoire du pays « Au pays, en Algérie, les choses sont ce qu’elles sont, brutales

et incompréhensibles, on meurt comme on mourait dans les temps médiévaux, dans l’effroi et le grouillement de la misère » 202

Dans notre roman, lřhétérogénéité des thèmes développés, si diversifiés se rencontre dans un point de ralliement qui se rapporte à la violence. Une violence des origines par la bâtardise. Une violence de la vérité, par le mensonge, le secret et les magouilles. Une violence de la religion, par la bâtardise, lřhomosexualité masculine qui est une dépravation humaine dans notre culture. Une violence sociale et culturelle par la guerre et le terrorisme

Dans ce chapitre, nous avons fait le tour des thèmes majeurs en relation étroite avec la violence. Les notions de progression thématique et de binarisme nous ont servi comme matériaux pour mettre en relief les variations sémantiques dřun concept qui apparait à double tronchant, à travers les thèmes mais aussi par le lexique utilisé. Ces variations renvoient à plusieurs sortes de violences à savoir : verbale morale, la physique, culturelle ainsi que la violence sociétale.

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Les éléments présents représentants de la violence développés dans un cadre théorique cohérent supposent un imaginaire linguistique203 de lřauteur à travers ses choix. Et nous amène à nous demander si cet imaginaire est motivé par un positionnement ? En ce sens et en continuité avec les axes que nous avons étudiés dans ce chapitre, nous nous proposons de soulever le point pertinent du positionnement de lřauteur dans Rue Darwin.

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Nous considérons lřimaginaire linguistique dans sa dimension de normes subjectives des locuteurs tel quřinspiré par Houdebine, et reprit par Wim Remysen. Lequel rend compte « [du] rapport (ou [des] représentations) des sujets parlant à la langue » (Houdebine-Gravaud 2002 : 11). Cet imaginaire se traduit par un ensemble dřattitudes parmi lesquelles Houdebine distingue les normes évaluatives, fictives, prescriptives, communicationnelles et identitaires.

Chapitre 6