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Discours et écriture hétérogène

3.3. L’Hétérogénéité constitutive du discours

Avant de sřengager dans une définition de lřhétérogénéité, quelle soit énonciative ou discursive, nous nous proposons dřaborder les deux notions binaires dřhomogénéité et hétérogénéité. Le dictionnaire Larousse définit lřhomogénéité comme étant une

qualité de ce qui est homogène, cohérent. Et en parallèle accorde à lřhétérogénéité un

caractère hétéroclite, voire composite.

Le centre national des ressources lexicales définit lřhomogénéité comme uniformité

d'un ensemble, d'un tout. Ou encore : Unité, régularité des éléments constitutifs d'un ensemble, d'un tout. Quant à son antonyme, lřhétérogénéité est selon la même source composée d'éléments de nature différente ou présente des différences de structure, de fonction et de répartition.

Ces deux notions binaires engagent incessamment lřimplication de la dichotomie Polysémique/monosémique.

Dans son intention de théoriser et de définir la notion dřhétérogénéité discursive, AUTHIER-REVUZ opte pour une dichotomie désormais célèbre Ŗdřhétérogénéité constitutiveŗ (HC) et Ŗdřhétérogénéité montréeŗ (HM). Dans le cadre de notre étude, nous retiendrons la définition de lřhétérogénéité constitutive qui selon Authier, trouve son origine chez des auteurs extérieurs à la linguistique et qui renvoie à une réalité interne propre au sujet. Pour elle, chaque discours apparaît dialectiquement comme unitaire et comme pluriel : dřune part il a une identité propre parce quřil se distingue des autres, et dřautre part il est constitué de matériaux divers qui gardent des traces des univers qui les ont vus circuler.107

Pour promouvoir une démarche analytique de ce quřest lřhétérogénéité énonciative et discursive dans un roman, il est essentiel de prendre en considération la situation de communication qui charpente ce dernier.

Selon Ruth Amossy, il existerait différents plans dans un récit fictionnel dans lesquels il se produit des échanges entre protagonistes où « toutes ces voix narratives sont constitutives de lřensemble de lřœuvre littéraire que lřauteur, dont le nom apparaît

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sur la couverture, transmet à son lecteur. »108 Ce qui rend par conséquent le récit fictionnel un champ abondant prêt à être exploité sous un code argumentaire offrant à lřhétérogénéité énonciative et discursive une fonction majeure.

Nous ne pouvons faire abstraction de la relation étroite qui réside entre lřhétérogénéité discursive de lřhétérogénéité énonciative. Les différencier revient à prendre en considération les propos de Ruth Amossy :

« Lřhétérogénéité discursive (Martens et Meurée 2014, Duteil-Mougel et Fèvre-Pernet 2011), quant à elle, se réfère aux matériaux discursifs Ŕ registres de langue, genres de discours, modalisation, figures de style et de rhétorique Ŕ permettant au locuteur, par lřactivation de sa culture personnelle, de manifester son ancrage social, bref, de construire son identité sociale »109

Il est donc primordial de souligner que lřhétérogénéité énonciative se construit à travers la structuration narrative du récit.

« Le concept dřhétérogénéité constitutive réaffirme le postulat bakhtinien selon lequel tout discours porte trace dřautres discours. Quant à lui, le concept dřhétérogénéité montrée réfère dřune part aux différentes formes de discours rapportés et dřautres part à quatre autres formes (dites marquées) au moyen desquelles le sujet parlant fait retour sur ses propres paroles. »110

108Ruth Amossy, La mise en scène de lřargumentation dans la fiction, 2000

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Ruth Amossy, 2010

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3.3.1. Les discours constituants

Dans Rue Darwin, lřhétérogénéité discursive est due à la multiplicité des discours qui surplombent le discours littéraire. Ces discours en question retracent lřidéologie de lřauteur. Parmi les discours qui ont attiré notre attention ; la présence du discours historique, intégré dans celui de la guerre.

Lřinscription de lřHistoire dřAlgérie dans lřhistoire narrée par Yazid est visible dans la première partie du roman, spécialement dans le sixième chapitre en provoquant une superposition des deux codes à savoir narratif et historique.

Lřépoque décrite par SANSAL est celle de la guerre entre Algériens et Français, la guerre dřIndépendance. Lřauteur nous fait découvrir la grande Histoire dřAlgérie au fur et à mesure que lřon découvre la petite histoire de sa vie.

Le narrateur blâme cette guerre car pour lui une guerre doit être la promesse de la paix, dřun monde meilleur, tandis que celle-ci nřétait pas la vraie, « on ne combattait

pas, on assassinait tout bonnement, le constat est que rien n’a changé, que le terrorisme court toujours ». (R.D.; p. 106)La violence de la guerre est destructrice et

meurtrière

« Il me semblait que six siècles sřétaient écroulés dans le sang, la misère et lřennui. Ce nřétait pas peu, nous avions essuyé une guerre monstrueuse, changé de pays et de monde, enduré la folie des seigneurs de guerre et lřivresse des raïs, affronté dřinterminables famines et traversé je ne sais combien de goulags sur lřintrouvable chemin de la liberté » (Idem p.133) Mais aussi, séparatrice

« Mes frères et mes sœurs avaient quitté le pays, comme tant dřautres lřont fait avant eux et après eux, et massivement durant la guerre civile, dans lřeffroi et le grouillement de la misère, y revenir était encore inconcevable dans leur esprit…..nous réunir nřétait pas facile. Et de fait, cela nřétait jamais advenu depuis notre dispersion dans les années de plomb du socialisme, que les années de fer et de sans de la guerre civile avaient définitivement consacrée. » (Idem p.27

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La présence de lřHistoire du pays du narrateur, quřest lřAlgérie, conduit à la représentation idéologique de lřauteur. Dans le cadre de cette inscription de lřimaginaire de lřauteur dans Rue Darwin, sřajoute le discours socio- culturel, qui apporte une description des « parvenus, ou leurs compères » quřil qualifie de « bornés » et dont on peut sřimaginer lřapparence à travers la description donnée « Ray-Ban en périscope sur un front volontaire, bijoux divers, stylos fuselés,

porte-clés de 4x4 avec télécommande, briquet et LED incorporé, qu’ils tripatouillent comme un chapelet, sacoche à tiroirs et tirettes » « téléphone portable à écran tactile » (Idem p.21) se sont les arrivistes.

Cette description de ce que lřauteur appelle « parvenus » retrace un arrière fond sémantique motivé par le discours social qui revoit à cette montée dřalgériens arrivistes, sommaires et bornés que lřon reconnait sans faute.

- Le discours religieux ou anti-religieux :

Lřévocation, « Des religieux en burnous, l’air fourbu, le visage terreux, les

vêtements crasseux pris pour des bandits de grand qui n’étaient autre que les récitants « aux petits récits effrayants » (p.51) venus lors de la mort du supposé père de Yazid,

Kader Kadri pour réciter le coran à la cérémonie funéraire de ce dernier retrace un arrière fond sémantique qui décrit une scène de funérailles. Cette action qui relève de la pratique religieuse et culturelle du monde arabo-musulman, est comparée à un Tralala magico-religieux à effet lent et aléatoire qui existe depuis des siècles. En parallèle de cette évocation, les religions ne manquent pas à lřappel.

« Quřest-ce là, un imam...ici ? » Lřai-je dit ? je suis phobique à ce mot, mon ulcère saigne à la première lettre, il évoque en moi des plans terrifiants, genre extinction des races et des espèces, des foules torrentielles, des imprécations sans merci, des cruautés sans bornes, des souffrances sans i n, bref un monde obsessionnel radicalement ouvert à la folie, la moins douce de toutes. 111

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Religion Fréquence

Islam 83

Judaisme 40

Christianisme 28

Tableau n °4 : Références aux religions monothéistes

Dans le tableau ci-dessus, nous avons recensé le nombre de mots en relation avec les religions monodéistes. Les statistiques annoncent une forte présence de lřislam dans le roman Rue Darwin, avec une occurrence de 300 fois, suivi par le judaisme puis par le christianisme. Les occurrences repérées ne sont pas fortuites comme dans ses autres romans, Sansal ne cache passa notion de la religion.

Figure n°2 : statistiques relatives à l’évocation des religions dans le roman

Religions

Islam Judaisme christianisme

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Dřune manière générale, dans chaque œuvres de tout auteur, apparait sa propre vision du monde, son idéologie, sa propre méthode de réflexion, sur le plan universel. Dans « Rue Darwin » et à travers les combats menés au nom dř« Allah », le regard de lřauteur est porté sur la religion de son pays, entre autres, sur lřislam. Dans ce sens, sa position, indécise, apparait à travers les paroles du personnage- narrateur Yazid.

« Je découvrais que les grands criminels ne se contentent pas de tuer, comme ils s’y emploient tout le long de leur règne, ils aiment aussi se donner des raisons pressantes de tuer : elles font de leurs victimes des coupables qui méritaient leur châtiment. » (p. 117)

La vision de la religion chez Yazid, narrateur et personnage principal du roman renvoie à lřextrait suivant

« Cřétait comme ça, nous nous intéressions aux mystères de lřAncien Testament, point à la ligne, le Roxy nous en avait inculqué le goût avec ses péplums qui tenaient lřaffiche dřun bout à lřautre de lřannée, nous avions la tête pleine de héros mythiques, de prophètes graves et infiniment patients, de légendes qui mettaient en scène lřhumanité entière, faisaient parler les animaux, opposaient Dieu et Satan en personne, jetaient lřarmée des anges contre lřarmée des démons dans dřimmenses fracas, rapportaient des calamités à lřéchelle des continents et des cieux. Notre répertoire était dense : Noé et son arche, David et Goliath, Moïse lřenfant du Nil et le pharaon, Ève et le serpent, Samson et Dalila, Jonas et sa baleine, Abraham et son mouton, Daniel et ses lions au temps de la révolte des Macchabées »112

Dans lřensemble Lřhistoire se déroule sur lřun des sujets éternels : la recherche des origines, le besoin de retourner sur nos pas pour trouver les explications de notre propre existence, les clés qui gardent les secrets les plus chers, les plus intimes et les

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plus oubliés de notre mémoire. Ceci implique la présence du discours philosophique ; qui se présente par un monologue de questionnements où le personnage sřadresse à lui même ou encore à Dieu. Ces questionnements sont dřordre ontologique et se déploient dans la dimension du retour aux origines, de la quête identitaire, et sont surplombées par les notions de « vie » et de « mort ». En somme ce discours philosophique apparait à travers deux sphères : par lřimplication personnelle à travers le « je » du narrateur-personnage principal « Yazid » mais aussi dans une typographie ancrée dans le texte (rôle de lřitalique) et dont le fonctionnement illustre ces propos philosophiques.