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La Morale en droit positif

Dans le document La prodigalité en droit privé (Page 185-191)

L’ÉVICTION DE LA PRODIGALITÉ DU DOMAINE DE L’INCAPACITÉ JURIDIQUE

SECTION 2 : LA LIBERTÉ DE DÉPENSER DU PRODIGUE

1. La Morale en droit positif

149. La ou les morales. Dans son traité relatif à la morale générale, René Le Senne affirme

qu’elle est « l’ensemble des déterminations idéales, règles, ou fins, que le moi (…) doit, par son

action, actualiser dans l’existence pour qu’elle atteigne plus de valeur »699. La morale se veut unique, faisant l’objet d’une appréhension par l’esprit humain, d’une « conversion par laquelle

quelque chose, qui lui paraissait d’abord extrinsèque, est assimilé par lui au point qu’il devient capable, à partir de sa propre intimité et par son opération, non seulement de l’engendrer, mais également de la transformer à son gré en la transcendant »700. Si une telle transformation est envisageable, elle se réalise par la connaissance de principes supérieurs qui proviennent de la philosophie grecque. Il s’agit de la moralité de l’excellence, de la réalisation des potentialités humaines, ce que les Grecs assimilaient jadis à une attitude appropriée « qui sied à un humain

fonctionnant au mieux de ses capacités, plutôt que des idées relatives au bien et au mal, ou à l’exigence et à l’obligation morale »701. Cette appréhension de la morale ne signifie toutefois pas que les notions de Bien et de Mal sont exclues de son domaine. En effet, déterminer ce qui est parfaitement bon suppose d’avoir identifié ce qui ne l’est pas ou ce qui l’est moins. Or cela ne peut faire l’objet d’un consensus, de sorte que l’accord apparent au sujet de ce qui est mal résulte généralement d’un conditionnement social ou d’un préjugé partagé702. Il a été nécessaire de dissocier la moralité du devoir de la moralité d’aspiration, dans le but d’aboutir à un accord

699 R. Le Senne, Traité de morale générale, coll. Logos, coll. PUF, 5ème éd. 1967, p. 22. 700 Ibid, p. 1.

701 L. L. Fuller (trad. J. Van Meerbeeck), La moralité du droit, Université Saint Louis Bruxelles, 2017, p.15. 702 Ibid, p. 20.

au moins majoritaire, sur ce que doit comprendre le comportement moral au sein de la société703. Ainsi, alors que la moralité d’aspiration fait référence à une Vie bonne, à un idéal, la moralité du devoir établit les règles essentielles permettant de vivre en société. Il a d’ailleurs été suggéré que la moralité du devoir a trait aux rapports entre l’homme et celle-ci, la moralité d’aspiration concernant les rapports entre l’homme et lui-même, ou les rapports entre lui et son Dieu704. Sur une échelle des valeurs, il est envisageable de considérer que la moralité du devoir constitue les fondations et la moralité d’aspiration le sommet. Quelque part entre les deux se trouverait « un

curseur qui marquerait la ligne de séparation entre la pression du devoir et le défi de l’excellence »705.

150. Droit et Morale. Distinction. Le lien qui existe entre le devoir et la morale implique a fortiori de distinguer le droit de la morale. Plusieurs théories ont été proposées pour permettre

de dissocier les règles de droit et les règles de la morale sociale. Reprenant la distinction opérée entre la moralité d’aspiration et la moralité du devoir, il a pu être allégué que le droit règlemente les relations extérieures des individus, la morale sociale concernant uniquement les relations de chaque individu avec lui-même706. L’argument a néanmoins subi de vives critiques707, de sorte qu’une opinion différente suggère que la distinction n’est pas dans les objets de règlementation qu’elles approchent mais bien plutôt dans la manière dont elles les approchent, c’est-à-dire par la contrainte708.

Il est vrai qu’à l’inverse de la morale709, la règle de droit peut faire l’objet d’une mesure de coercition. Son caractère obligatoire provient de son appréhension par l’État, qui la crée, la

703 « Les hommes ne sont pas tous d’accord sur les principes qui devraient définir les termes de base de

leur association. Cependant, nous pouvons dire, en dépit de ce désaccord, qu’ils ont chacun une conception de la justice, c’est-à-dire qu’ils comprennent le besoin d’un ensemble caractéristique de principes et sont prêts à les défendre ; ces principes permettent de fixer les droits et les devoirs de base et de déterminer ce qu’ils pensent être la répartition adéquate des avantages et des charges de la coopération sociale » : J.

Rawls, Théorie de la justice, éd. Points, 2009, p.31. 704 Ibid, p. 21.

705 Ibid, p. 19.

706 Ce n’est pas la distinction entre la moralité du devoir et la moralité d’aspiration qui est remise en cause. Ce qui est contesté est le fait que la moralité du devoir corresponde au droit, alors que la moralité d’aspiration s’apparenterait davantage à la morale.

707 Droit et morale (sous la dir. de D. Bureau, F. Drummond et D. Fenouillet), coll. Thèmes et commentaires, éd. Dalloz 2011, p.106, n°16 ; L. L. Fuller (trad. J. Van Meerbeeck), La moralité du droit, op.

cit., p.21 ; K. E. Beys, Le problème du droit et des valeurs morales : l’aventure humaine, entre le bien et le

mal, coll. Ouverture philosophique, 2004, p.312.

708 K. E. Beys, Le problème du droit et des valeurs morales : l’aventure humaine, entre le bien et le mal, coll. Ouverture philosophique, 2004, p. 264, n° 3.1.

709 Not., « Lorsqu’à une faculté, à un droit, à une liberté, offerts par le droit, répondent un interdit de la

supprime, la modifie et veille corrélativement à la répression de sa violation. Si la règle de droit peut s’inspirer des valeurs morales, elle perd ce caractère lorsqu’elle devient un véritable devoir dont l’inexécution est sanctionnée en droit positif. Apparaît une incompatibilité entre le droit et la morale : cette dernière se situe dans le psychique de l’individu, dans son attitude mentale, de sorte que « ce n’est pas parce que l’homme se conforme aux règles du droit positif parce

qu’il croit en leur contenu en tant que valeur morale, que cette conformité par rapport aux lois acquiert une dimension morale »710. Pour autant, il ne semble pas tout à fait exact d’arguer que le non-respect de la règle morale n’induit aucune sanction. Effectivement, cela revient à sous-estimer la rumeur selon laquelle une personne n’a pas d’intégrité morale, ce qui peut « blesser

plus profondément que n’importe quelle décision de justice rendue sur la base des règles du droit »711. Le non-respect de la morale instille un jugement de valeur dont il peut être difficile, ou impossible de se défaire. Si la règle de droit peut être d’inspiration morale, la règle de droit et la règle morale se distinguent en ce que celle-ci suppose une pleine liberté, la légalité n’ayant en elle-même aucune véritable valeur morale. D’aucuns affirment cependant qu’il n’est pas si aisé de dissocier la règle morale de la règle juridique. La contrainte attachée à la règle de droit serait une réalité empirique712. Les deux notions resteraient intrinsèquement liées. C’est sur le fondement de la morale que le contenu du contrat doit être conforme aux bonnes mœurs713 ; le concubinage a également été considéré comme une situation immorale car contraire à la morale sexuelle de l’époque. Ainsi, Ripert a pu arguer que la morale et le droit n’ont aucune différence de nature, de domaine et de but714. Plus encore, la règle morale et la règle de droit auraient une identité de but, la même idée morale, c’est-à-dire celle de la justice715. Le prodigue n’étant pas libre car gouverné par ses passions, il n’est pas possible d’affirmer, comme à l’instar de celui qui dilapiderait sciemment ses biens, qu’il agit avec immoralité. En revanche, si la convergence du droit et de la morale est un idéal auquel la règle juridique se doit de souscrire, la moralité

soumette à sa conscience plutôt qu’au droit » : D. Laszlo-Fenouillet, La conscience (préf. de G. Cornu),

coll. Bibliothèque de droit privé, tome 235, LGDJ, p.10, n° 18. Plus spéc. sur la définition de la conscience et son assimilation à la morale : « La conscience sera donc définie comme la faculté, intuitive ou raisonnée,

qu’a l’individu de déterminer sa morale personnelle, de fixer la conduite à adopter ou de juger ses actes en fonction de cette morale », v. ibid, p. 7, n° 10.

710 K. E. Beys, Le problème du droit et des valeurs morales, op. préc, p. 264, n° 3.1. 711 Ibid, p.313.

712 « Cependant cette analyse emporte renoncement à un véritable critère de distinction. En effet, elle s’en

remet finalement au pouvoir établi, pour déterminer le contenu du droit et tracer corrélativement les frontières le séparant de la morale » : Droit et morale (sous la dir. de D. Bureau, F. Drummond et D. Fenouillet), coll. Thèmes et commentaires, éd. Dalloz 2011, p. 105.

713 B. Lavaud-Legendre, Où sont passées les bonnes mœurs ? coll. Partage du savoir, éd. 2005, PUF. 714 G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, coll. Anthologie du droit, 1949, LGDJ, p. 10, n° 6.

du devoir nécessite que des mesures soient prises afin de protéger le prodigue contre sa propre faiblesse.

151. Objet de la morale. La morale innerve le droit positif. Les obligations naturelles, la

sanction de la fraude, du dol, le serment, les aveux, sont autant de techniques juridiques basées sur les principes de la morale chrétienne. Plus particulièrement, la morale cherche à rétablir une parfaite égalité entre les individus. Cette parfaite égalité se traduit par l’idée que les dispositions légales conduisent à la justice, le droit s’attachant à ce qui est bien et a fortiori à ce qui est juste. La justice serait donc bel et bien la finalité du droit716. Il existe toutefois deux sens principaux au terme justice. Le premier s’entend de la justice générale, de la conformité de l’individu à la loi morale c’est-à-dire à la somme des vertus, ou à la vertu universelle717. Le second s’entend de la justice particulière, de l’homme juste, au sens où il prend exactement sa part, rien de plus, rien de moins. Aristote opère une distinction entre le fait « d’être juste » et le fait « d’accomplir

le juste »718. Et pour cause, il est possible d’accomplir des actes justes sans pour autant être un modèle de vertu. Celui qui rend un objet volé peut le faire par peur des poursuites dont il fera par la suite l’objet. Cela revient à accomplir un acte juste alors que l’intention d’agir avec justice ne fait pas partie de ce schéma de pensée. Le droit peut subséquemment s’entendre d’un juste milieu dans les choses. Il oriente les sujets de façon à ce qu’ils accomplissent le juste sans être animés par l’idée de justice. Le droit a par ailleurs pour objet la justice particulière. Celle-ci a spécialement vocation à rétablir l’égalité ce qui implique de distinguer la justice distributive et la justice commutative. S’il s’agit d’une égalité arithmétique, tout un chacun doit recevoir une part identique à celle de son voisin. C’est de cette façon qu’est présenté le droit des obligations, dans la mesure où « lorsque deux parties passent un contrat, chacune d’elles entend obtenir

une prestation équivalente à celle que fournit l’autre, l’équivalence se mesurant souvent par référence à la valeur tierce de la monnaie »719. Cette justice commutative ou encore corrective s’attache alors à l’équilibre formel des échanges. Or la tradition morale admet une facette autre que celle de la justice commutative. Il s’agit de la justice distributive. Autrement dénommée

716 Contra : M. Villey, Abrégé du droit naturel classique, in APD, La réforme des études de droit : le droit naturel, tome 6, 1962, pp. 25-72, spéc. p.31. Critiquant la justice des modernes : selon l’auteur, les règles que dicterait la justice varieraient en fonction de ce qui est utile et praticable, de sorte que « qui décidera de

la part à faire au praticable et au juste ? (…) Est-ce soumettre à la justice le travail du législateur que de lui permettre à tous moments de s’en écarter sous des prétextes variés ? (…) la justice rend impossible que le juste soit le but du droit ».

717 M. Villey, Philosophie du droit : définitions et fins du droit, coll. Précis Dalloz, 3ème éd. 1982, p. 59, n° 31.

718 M. Villey, La formation de la pensée juridique moderne, coll. PUF, éd. Léviathan, 2003, p. 84. 719 X. Dijon, Droit naturel, tome I : les questions du droit, coll. Thémis droit privé, 1998, p. 339.

justice sociale, elle contribue, dans une moindre mesure, à déterminer ce qui est dû par la société à l’individu720.

Alors que la justice commutative recherche l’égalité, la justice distributive se fonde sur la notion d’équité. Elle prend en considération la particularité des situations de chaque individu. Les biens communs sont distribués aux membres de la communauté en fonction des disparités existantes. L’idée de proportionnalité sous-tend dès lors cette justice sociale. Effectivement, la justice commutative considère que chacun est titulaire de ses biens, rétablissant ainsi l’équilibre lorsque la situation l’exige721. En revanche, la justice distributive prône que les biens sont à la communauté avant de les distribuer selon les relations des personnes au sein de la société722. La question est conséquemment d’identifier la part revenant à chaque individu ? Elle interroge sur la légitimité des biens attribués en propre à chacun. S’il faut répartir en fonction de la place que le sujet occupe à l’égard des autres, « faut-il donner davantage aux riches ? Aux vertueux ?

Comment échapper ici à l’arbitraire qui nierait l’essence même de la justice ? »723.

152. Le droit du plus faible724. La faiblesse est sans doute le critère permettant d’opérer une rupture avec la justice commutative. Véritable exception à celle-ci, elle peut s’entendre d’une rupture d’égalité en raison d’une altération des facultés personnelles, d’une absence de revenus ou de ce qui nécessiterait de recourir à l’équité afin de la ramener à un principe moralisateur. C’est à partir de l’égalité qu’est fixée la dignité des personnes et qu’est calculée la faiblesse qui pourra faire l’objet d’une protection juridique725. Cela suppose que la faiblesse soit rattachée à une catégorie d’individus, car « attachée à la personne empirique et réelle, elle sera suspecte

de naturalité corrompue et d’individualité récurrente »726. Elle implique néanmoins d’identifier ce à quoi correspond l’homme d’un genre donné pour déterminer sa faiblesse. Car la faiblesse qui n’est pas jugée pertinente ne pourra pas faire l’objet d’un régime juridique particulier. Cela

720 J. Hervada, Introduction critique au droit naturel, coll. Bibliothèque de philosophie comparée, 1991, p. 49.

721 La justice distributive est une égalité proportionnelle géométrique tandis que la justice commutative est une égalité proportionnelle arithmétique : F. De Vitoria, La justice (étude et traduction de J-P Coujou), Dalloz, 2014, p. 344.

722 Il ne faut pas entendre le mot « biens » au sens littéral. Il s’agit de donner « à chacun le sien », autrement dit, d’apporter une aide à chacun en fonction de sa situation, de ses besoins : v. not. T. d’Aquin, Somme théologique, Iia-IIae, Q. 58, art. 1, Réponse : « La justice est l’habitus par lequel on donne, d’une perpétuelle

et constante volonté, à chacun son droit ».

723 X. Dijon, Droit naturel, op. cit., p. 341.

724 J-M Trigeaud, L’homme coupable, critique d’une philosophie de la responsabilité, coll. Bibliothèque de philosophie comparée, n° 17, éd. Bière 1999, p. 41.

725 Ibid, p. 46. 726 Ibid, p. 47.

s’entend, puisque le droit n’a pas pour ambition de pallier toutes les disparités, au risque de manquer de cohérence. La faiblesse doit rester générique « au regard de laquelle il sera

uniquement possible de faire ressortir des particularités ou des spécificités »727.

Le droit s’est fondé sur une telle définition de la faiblesse pour édicter des dispositions propres aux individus qu’il a jugé vulnérable. Effectivement, le droit de la consommation, le droit des majeurs vulnérables, mais également les circonstances aggravantes en droit pénal, ont isolé la faiblesse pouvant résulter d’une situation particulière ou d’une catégorie de personnes. Il considère pour autant que la prodigalité ne peut être rattachée à de telles classifications. Cette éviction est surprenante, notamment eu égard aux caractères de ce comportement. Elle aurait pu être justifiée par rapport à l’immoralité du prodigue. En effet, en s’appuyant sur la moralité d’aspiration, dilapider son patrimoine constitue une attitude indigne d’un être doté de capacités humaines. Or il a préalablement été démontré que le prodigue n’agit pas délibérément. S’il peut avoir conscience du préjudice qu’il cause à ses créanciers, il dépense par pulsions, n’ayant plus la libre-disposition de sa volonté. La morale supposant la liberté dans les pensées, le prodigue ne peut être considéré comme une personne immorale. Il pourrait néanmoins être allégué qu’il fait preuve d’une mauvaise gestion de son patrimoine. L’exclusion de la prodigalité du domaine de la faiblesse pourrait être justifiée, en ce que ce comportement peut être corrigé sans qu’il ne soit nécessaire d’en faire une forme de vulnérabilité. Le prodigue reste toutefois victime d’une maladie mentale, qui n’est certes pas de nature à supprimer ses fonctions supérieures, mais qui lui nuit bel et bien, en ce qu’il se retrouve incapable de pourvoir seul à ses intérêts au sein de la société. L’exclusion de la prodigalité de la faiblesse ne se justifie donc pas. Au contraire, il s’agit d’une véritable faiblesse, digne d’un régime juridique particulier. D’abord parce qu’elle est à la fois empirique et générique, s’attachant à toute une catégorie d’individus, au regard des excès occasionnés par la société de consommation. Ensuite car l’absence de libre-disposition de la volonté du prodigue le distingue de la personne normalement raisonnable et diligente, ce qui occasionne une rupture d’égalité. L’absence d’appréhension juridique de la prodigalité est donc contraire à l’idée de justice distributive. Elle est contraire à la morale, et particulièrement à la moralité du devoir, érigeant des règles nécessaires à la vie en société. La solidarité est l’un des principes qui gouvernent le droit positif actuel. Il n’est alors pas moral de laisser un individu s’appauvrir involontairement, à son propre détriment.

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