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Démarche adoptée. Répondre à la problématique incitait à repartir de la définition du

Dans le document La prodigalité en droit privé (Page 35-38)

droit romain. À cet égard, ce qui caractérise le prodigue est un attrait pour les jouissances et un défaut de caractère qui le rend incapable de se modérer. La prodigalité se compose notamment de dépenses excessives, habituelles et absurdes. Ayant fait l’objet d’une protection juridique en raison des conséquences patrimoniales occasionnées, la dissipation des biens devrait également être considérée comme un facteur à l’origine de l’attitude. Or à l’instar du droit des successions, dont l’objet n’est plus la transmission du patrimoine aux héritiers, ce n’est pas tant la sauvegarde de celui-ci que l’état de besoin auquel la prodigalité conduit qui mérite l’attention du législateur. La dilapidation des biens doit être un élément constitutif du fait de sa nuisance aux héritiers, uniquement parce qu’elle empêche le prodigue de subvenir à ses besoins primaires. Ceci ayant été précisé, ces éléments constitutifs peuvent être répartis en deux catégories. La première est relative aux éléments matériels ou objectifs de la prodigalité ; la seconde concerne les éléments intentionnels ou subjectifs de la prodigalité.

Alors que pour les premiers, la question a portée sur le fait de savoir si les éléments identifiés étaient alternatifs ou cumulatifs, les éléments subjectifs ont soulevé une autre interrogation à laquelle il n’est pas possible de se substituer : comment qualifier juridiquement la prodigalité ? Effectivement, ni tout à fait de la folie, ni tout à fait de la faiblesse d’esprit, le prodigue intrigue. Presqu’en désespoir de cause, certains se sont demandés s’il n’agissait pas dans l’intention de frauder les droits de ses créanciers. Le législateur a cependant rapidement rejeté une telle idée. La question reste pour le moins pertinente. Quel est l’état d’esprit du prodigue au moment de dépenser ? Comment appréhender convenablement la prodigalité ? Sur ce point, le droit romain a eu tort d’assimiler ce comportement à une forme de folie. Il convient plutôt de rejoindre le doyen Carbonnier, qui a choisi d’exclure la prodigalité du domaine d’application de l’altération des facultés mentales. Il a considéré qu’elle était la résultante d’un vice, rejoignant l’idée de Schopenhauer et dotant la prodigalité d’une connotation péjorative. La personne vicieuse étant

celle qui a des tendances perverses66 et le pervers celui qui aime accomplir des actes cruels ou immoraux67, le prodigue serait tout à fait conscient de ses agissements et agirait sans s’occuper de ses créanciers et des personnes qui dépendraient de son comportement. Du latin « vitium », signifiant « disposition naturelle au mal », le vice aurait pourtant dû être envisagé comme une attitude non-intentionnelle, car la disposition naturelle est innée de sorte qu’il n’est pas possible de transiger avec elle. Or dans la pensée des deux auteurs, la prodigalité serait le produit d’un dérèglement des mœurs, c’est-à-dire d’une attitude volontairement immorale. Le vice s’entend d’un penchant que la morale, la société, et la religion réprouvent68. Or si la prodigalité est un vice et que la société la réprouve, pourquoi a-t-elle été exclue du paysage législatif français ?

En réalité, la prodigalité est bien un comportement non-intentionnel, sur lequel le prodigue ne peut avoir aucune emprise. En raison de ces considérations, elle mérite une grande attention de la part du législateur qui se doit de l’envisager avec tolérance. Il s’agit d’un comportement contre lequel il n’est pas possible de lutter seul. Il ne peut être admissible que soit laissé le soin au prodigue de trouver les remèdes à ses passions coupables. D’ailleurs, la morale réprouve au moins implicitement la prodigalité. Non seulement il n’est pas moral de s’appauvrir à l’excès au détriment des personnes qui dépendent de soi, mais il n’apparaît pas non plus très moral de laisser un individu s’appauvrir aux dépens de ses propres intérêts. Il paraît donc étonnant que la loi se soit lassée de la prodigalité, d’autant qu’elle cherche à moraliser le droit. Par exemple, trop conscient des déboires auxquels peut aboutir le jeu, le législateur ne l’interdit pas mais refuse que la question du jeu soit portée devant les tribunaux. En ce sens, le Code civil dispose-t-il que « la loi n’accorde aucune action pour aucune dette du jeu ou pour le paiement d’un

pari »69. La morale se veut ici protectrice de la personne car il n’est pas admis que le gagnant ait tiré profit d’une situation de faiblesse. Dès lors, pourquoi la faiblesse du prodigue ne mérite-t-elle pas une protection idoine ? La réponse réside dans le caractère absolu de la propriété car le législateur n’a plus admis cette cause particulière de restriction à ce droit, d’autant plus que le prodigue n’est pas réputé souffrir d’une altération de ses facultés mentales.

Si cette affirmation est indéniable et sera développée plus amplement ultérieurement, autre chose l’est tout autant : le prodigue ne peut être considéré comme une personne normalement raisonnable et diligente. Il ne combat pas à armes égales dans les relations contractuelles. Il est plus précisément atteint d’un vice de la volonté, car sa volition n’est pas le fruit d’une réflexion mais d’un élan pour des plaisirs fugaces et éphémères. La qualification la mieux appropriée est celle de folie morale. Si elle a une connotation péjorative en ce qu’elle rapproche prodigalité

66 Le petit Larousse illustré, éd. 2019. 67 Idem.

68 Le Petit Robert de la langue française, éd. 2015. 69 C. civ. art. 1965.

et folie, elle s’en distingue nettement car elle se définit comme « la perversion des sentiments

naturels, des affections, inclinaisons, humeurs, habitudes, dispositions morales et impulsions naturelles, sans trouble ni déficit marqué de l’intellect ou des facultés de connaissance et de raisonnement »70. À la rigueur pourrait-elle être considérée comme une espèce particulière de faiblesse d’esprit. Elle rejoint la signification retenue par le Code napoléonien qui l’envisageait lorsqu’un individu voyait ses facultés affaiblies, sans qu’il y ait perte totale et habituelle de la raison.

La prodigalité et plus particulièrement la dépense paraît donc à la source de bien des tracas. Autrefois considérée comme un synonyme d’abondance et de largesses au sens mélioratif du terme, la dépense met aujourd’hui l’accent sur l’idée de perte et de dommage71. Le prestige qui lui était associé a disparu au profit des notions d’économies et d’épargne. Il existe à cet égard une contradiction étonnante entre celle-ci et la société actuelle qui pousse à consommer voire à la surconsommation. La question se pose dès lors de savoir ce qu’est la « bonne » dépense ? Il s’agit sans doute de la dépense raisonnée. Mais dans ce cas, doit-on considérer prodigue celui qui redistribue la fortune dont il est héritier afin de se détacher de l’emprise familiale 72 ? Doit-il être rapproché de Baudelaire, qui a dDoit-ilapidé la moitié de son héritage en peu de temps ? Que le personnage de Balzac, dans son célèbre roman « L’interdiction » ? Une nuance existe-t-elle véritablement entre ces comportements ?

Répondre à de telles interrogations suppose nécessairement de définir la prodigalité. Et pour cause, de la définition retenue dépendra le régime juridique qui lui sera par la suite associé. Il ne sera pas question de s’attarder sur la moralité du prodigue, ce qui tendrait à assimiler à la prodigalité la notion de vice. En revanche, il conviendra de s’interroger sur le bien-fondé d’une éventuelle mesure de protection, dont l’objectif sera de concilier deux intérêts contradictoires pourtant légitimes : celle de la solidarité des intérêts de la famille et celle de l’émancipation économique du prodigue, dont le droit de propriété lui confère en principe la liberté de disposer allègrement de ses biens. Parce que la parcimonie est aujourd’hui de mise et que le bon sens incite à prévoir et à anticiper, le prodigue surprend car les dépenses effectuées vont assurément à l’encontre de ses intérêts. Ce constat devrait inciter le législateur à légiférer en la matière, ce que pour le moment, il se refuse à faire. La question est cruciale car bien au-delà de la définition de la prodigalité se trouve la problématique de ses droits et libertés, ainsi que de « la protection

70 J. Juillet, Dictionnaire de l’académie de médecine (sous la dir. de J-C Sournia), dictionnaire de psychiatrie français-anglais, CILF.

71 A. Gotman, Gaspillage, dilapidation, prodigalité : ou comment se débarrasser des liens, in Du gaspillage à la sobriété, avoir moins et vivre mieux ? (sous la dir. de V. Guillard), Broché, pp. 64-72, spéc. p. 66 et s. 72 V. l’affaire L. Wittgenstein : A. Gotman ; Déshéritage, dilapidation et filiation : Wittgenstein est-il un moderne ? in Communications, 59, 1994. Générations et filiation (sous la dir. de C. Attias-Donfut et N.

que l’individu est en droit d’attendre d’une société qui ne pense plus exclusivement à travers le prisme familial »73. Voilà pourquoi il est essentiel que la notion de prodigalité soit davantage explicitée.

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