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Distinction entre mauvaise foi et intention de nuire

Dans le document La prodigalité en droit privé (Page 132-136)

LES ÉLÉMENTS SUBJECTIFS DE LA PRODIGALITÉ

SECTION 2 : LE CARACTÈRE NON-INTENTIONNEL DE LA PRODIGALITÉ

1. Distinction entre mauvaise foi et intention de nuire

98. Mauvaise foi et intention de nuire. La mauvaise foi correspond à une déloyauté. Elle

s’entend d’une attitude malhonnête et peut résulter du comportement que n’aurait pas adopté le bon père de famille dans des circonstances identiques. La mauvaise foi s’apparente à une notion objective. Le maintien des pourparlers, sans intention sérieuse de parvenir à un accord, est un comportement de mauvaise foi, la personne normalement diligente devant, par principe, refuser cette situation afin de ne pas alimenter les faux espoirs de l’autre partie. L’appréciation de la mauvaise foi par le truchement de standards juridiques n’exclut pour autant pas l’exigence d’un élément intentionnel. Le dol, attitude malhonnête menant au consentement que le cocontractant n’aurait pas donné sans la présence des manœuvres481, présuppose la présence de cet élément subjectif. La jurisprudence atteste du propos, arguant que les manœuvres sont destinées à créer une erreur de nature à vicier le consentement482. Suivant cette idée, le défaut d’information doit avoir eu pour objet de tromper la caution afin de l’amener à contracter483. La tromperie présente dans ces décisions laisse bien augurer d’une intention nocive. La doctrine l’entend du désir du dommage, rapprochant par ailleurs l’intention nocive et la faute intentionnelle484. Il est dès lors impossible de se défaire de l’idée selon laquelle l’intention de nuire implique systématiquement la mauvaise foi. Il est en revanche intéressant de déterminer si elle suppose préalablement que soit caractérisée l’intention de nuire. Or à l’instar du droit pénal, qui admet volontiers la volonté de l’acte dommageable sans nécessairement le résultat qui s’y affère485, il existe des hypothèses dans lesquelles il est possible d’agir de façon déloyale sans vouloir les conséquences attachées à cette déloyauté. La personne agissant de la sorte recherchera avant tout un avantage, quand bien même il serait procuré aux dépens des intérêts d’autrui. Une distinction entre mauvaise foi et intention de nuire semble, de ce fait, bel et bien présente au sein du droit positif. Opérer une dissociation entre les notions reviendrait cependant à octroyer à la mauvaise foi une acception très restreinte. En effet, il serait possible d’arguer ne pas avoir désiré le dommage pour échapper à la répression intraitable de l’intention de nuire. Au regard de cette possibilité, il convient de se demander s’il n’est pas plus pertinent de retenir une conception plus extensive, possiblement plus sévère, de l’intention nocive. Doit-elle s’entendre de la volonté du dommage, ou résulte-t-elle plus largement de la simple connaissance du préjudice causé ?

481 C. civ., art. 1137.

482 Cass. civ. 1ère, 10 juill. 1995 : Defrénois 1995.1399, obs. Aubert. 483 Cass. civ. 1ère, 13 févr. 1996 : Bull. civ. I, n° 78.

484 Ph. Stoffel-Munck, L’abus dans le contrat : essai d’une théorie (préf. de R. Bout), coll. Bibliothèque de droit privé, LGDJ, tome 337, p.48, n° 38-39.

99. Rejet d’une conception large de l’intention nocive. L’idée selon laquelle l’intention

nocive pourrait résulter de la connaissance du préjudice causé est tentante. L’individu possédant un bien de mauvaise foi sait bien qu’il perçoit des fruits qui reviennent, en réalité, au véritable propriétaire. Il est délicat, sinon douteux, d’affirmer que celui qui agit de mauvaise foi n’a pas souhaité porter atteinte aux intérêts de celui avec qui il a contracté. Conscient du dommage et agissant délibérément, l’agent témoigne de sa mauvaise foi, révélant l’intention de nuire au-delà du profit recherché. L’acception extensive de l’intention de nuire est par ailleurs corroborée par un rapprochement entre la fraude et l’intention nocive. Correspondant à l’intention de nuire à autrui, donc de préjudicier ses droits486, la fraude s’inscrit comme l’une des déclinaisons de la mauvaise foi, elle-même entendue du versant négatif de la notion de bonne foi contractuelle487. Relativement à la fraude paulienne, les juges ont entendu définir l’intention frauduleuse comme l’intention de nuire au créancier488 ou la conscience du préjudice causé489. Celle-ci suppose un degré de malveillance amoindrie, puisque « sans précisément agir pour nuire au créancier, le

débiteur sait néanmoins que son acte porte atteinte aux intérêts de celui-ci »490. Il apparaît donc plausible, probable, de considérer que la fraude n’implique pas systématiquement une intention de nuire. Selon la jurisprudence et la doctrine, elle peut résulter de la connaissance du préjudice causé et donc, a fortiori, de la simple mauvaise foi491. Les difficultés relatives à la preuve de l’intention de nuire confortent néanmoins l’idée selon laquelle elle serait présumée par la simple connaissance du dommage causé. La jurisprudence atteste du propos, bon nombre de décisions évoquant que « le débiteur n’ignorait pas »492, « avait forcément conscience »493, voire « ne

pouvait qu’avoir conscience »494 du préjudice causé.

486 S. Guinchard, T. Debard, Lexique des termes juridiques 2017-2018, 25ème éd. Dalloz, V° Fraude. 487 P. Sargos, La fraude licite, JCP G, juin 2018, p. 662, n° 24.

488 Req. 25 juill. 1938, Gaz. Pal. 1938.2.792 ; 18 nov. 1946, JCP 1947, II, 4011.

489 Cass. civ.1ère, 3 mai 1972, Bull. civ., I, n° 117 ; sur une définition de la fraude en matière civile et commerciale : B. Thullier, Définition de la fraude et efficacité de l’article L.650-1 du Code de commerce, Bull. Joly entreprises en difficultés, Lextenso, n° 2, p. 116, éd. mars 2018.

490 L. Sautonie-Laguionie, Rép. civ., Action paulienne, nov. 2016, Dalloz, n° 64.

491 « La fraude paulienne n’implique pas nécessairement l’intention de nuire ; elle résulte de la seule

connaissance que le débiteur et son contractant à titre onéreux ont connaissance du préjudice causé au créancier par l’acte litigieux » : Cass. civ. 1ère, 29 mai 1985, Bull. civ., I, n° 163 ; également : V. Bonnet, Sanction de la fraude : nullité ou inopposabilité, D. 2002, 2217.

492 Com., 12 juill. 1994, RJDA 1995, n° 168. 493 Cass. civ. 1ère, 12 déc. 2000, n° 98-19.341. 494 Cass. civ. 1ère, 13 oct. 2015, n° 14-13.972.

Si l’argumentation semble confirmée par les nouvelles dispositions du Code civil495, la fraude, en général, est une situation particulière justifiant un raisonnement tout à fait singulier. La fraude induit généralement de vouloir porter atteinte aux intérêts d’autrui. La conscience du préjudice causé sert donc principalement à protéger les créanciers qui, en plus de subir les effets d’un tel comportement, doivent rapporter la preuve de l’intention de nuire du débiteur. Retenir une acception extensive de l’intention nocive est également en contradiction avec les principes du droit pénal et du droit du travail. Le dol général, qui suppose l’intention de nuire, commande la volonté de l’acte et du résultat dommageable496. De même, la jurisprudence de la Chambre sociale décide que la connaissance de nuire à l’entreprise ne peut être constitutive de l’intention nocive497. Si le salarié entend obtenir un avantage personnel au lieu de causer un dommage à la société, l’intention nocive et de fait, la faute lourde ou grave à l’origine de son licenciement, ne sera pas caractérisée498. L’intention de nuire et la mauvaise foi ne sont pas perçues comme des synonymes. Si la première suppose la mauvaise foi, elle n’implique pas nécessairement la présence d’une volonté de porter atteinte aux droits du cocontractant. L’intention de nuire, à savoir la volonté du dommage, n’a qu’un rôle ponctuel et résiduel dans l’appréciation de la mauvaise foi. Or la prodigalité, aboutissant à la dissipation du patrimoine, laisse présumer une fraude à même de porter atteinte aux droits des créanciers.

100. Sanctions relatives à la fraude. Aboutissant à l’illégitimité du résultat atteint, la fraude

est généralement sanctionnée en vertu de l’adage « fraus omnia corrumpit »499. Elle fait l’objet d’une répression intransigeante en droit positif. L’inopposabilité est la sanction « naturelle » de l’acte réalisé en fraude des droits d’autrui. Du comportement se déduit l’intention de nuire, à la source de l’intention frauduleuse. La sanction constituée par l’inopposabilité de l’acte n’a donc pas été privilégiée par hasard. Elle permet d’exprimer « que l’acte frauduleux est privé d’effet

à l’égard du créancier agissant, dans la mesure nécessaire à lui permettre d’obtenir l’exécution de sa créance »500. Si les juges ont mentionné la nullité de la fraude paulienne501 et la doctrine

495 C. civ., art. 1341-2.

496 Vocabulaire juridique (Cornu), V° Dol général.

497 J. Mouly, Rép. soc., Vers une résurrection de la jurisprudence Le Berre ? (à propos de l’arrêt de l’assemblée plénière du 23 octobre 2015), 2016, p. 27.

498 De même, pour le droit canadien, la mauvaise foi ne doit être confondue avec l’intention de nuire : Micro-brasserie Le Grimoire inc. c. Pérusse, Cour supérieure du Canada (province du Québec), 2013 QCCS 3314.

499 Traduction du latin signifiant « la fraude corrompt tout ».

500 L. Sautonie-Laguionie, Rép. civ., Action paulienne, nov. 2016, n° 105 ; Cass. civ. 1ère, 4 nov. 2010, n° 08-17.898.

sa révocation502, une décision ultérieure a rejeté une telle possibilité503. La réforme du droit des obligations confirme le propos, le nouvel article 1341-2 disposant que « le créancier peut agir

en son nom propre pour faire déclarer inopposables à son égard les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits ». Il ne faut pas en conclure que l’inopposabilité réprime toujours les

hypothèses de fraude. La fraude commise lors d’un dépassement subjectif de pouvoirs504 est sanctionnée, non par l’inopposabilité mais par la nullité de l’acte conclu par le fautif. La solution se justifie, car l’hypothèse est prévue par un texte, et fait l’objet d’une sanction efficace. L’adage « fraus omnia corrumpit » est d’application subsidiaire et ne peut jouer que lorsque la fraude résulte d’un moyen « en lui-même efficace, un moyen qui, en soit, est licite et n’encourt aucune

autre sanction »505. C’est alors valablement que « la fraude commune à un époux et à un tiers

entraine la nullité des actes conclus entre eux, et non pas seulement leur inopposabilité »506. Si l’article 1421 du Code civil rend inopposables les actes faits en fraude des droits du conjoint, il concerne spécialement ceux relevant de la gestion concurrente et non ceux relevant de la gestion conjointe. Ceux-ci ont pour domaine l’article 1427 dudit code, la nullité ainsi que la prescription biennale. L’exception de fraude ne s’appliquera pas toujours, de sorte que sa mise en œuvre sera parfois sans intérêt507.

La dilapidation du patrimoine est un effet de la prodigalité. Cette attitude laisse augurer un moyen frauduleux de porter atteinte aux intérêts du créancier. Le prodigue peut être celui qui organise son insolvabilité. Faisant obstacle au paiement des créances, la fraude donne lieu à une répression toute particulière notamment en droit des sociétés et en droit pénal des affaires. En effet, le dirigeant d’une société peut, de mauvaise foi, faire un usage des biens contraire à l’intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une entreprise dans laquelle il est intéressé508. S’agissant des entreprises en difficultés, la banqueroute vient sanctionner celui qui a dissimulé ou détourné tout ou partie de l’actif dans l’intention d’éviter, de retarder l’ouverture

502 Sur le caractère révocatoire de l’action paulienne en jurisprudence : Cass. civ. 1ère, 1er juill. 1975, Bull. civ., I, n° 213 ; en doctrine, not. : Ghestin, Jamin, Billiau, Traité de droit civil. Les effets du contrat, 3ème éd., 2001, LGDJ, n° 819.

503 Relativement à la fraude paulienne : Cass. civ. 1ère, 23 juin 2011, n° 10-16.602. 504 C. civ., art. 1427.

505 V. Bonnet, Sanction de la fraude : nullité ou inopposabilité ? D. 2002.2217. 506 Cass. civ. 1ère, 31 janv. 1984 : Bull. civ., I, n° 38.

507 Lorsque la situation ayant donné lieu à la fraude est envisagée par l’article 1427 (ou par toute autres dispositions législatives), la fraude perpétrée à cette occasion est indifférente, puisqu’elle est déjà sanctionnée par le droit positif : Cass. civ. 1ère, 24 oct. 1977, D. 1978 ; Cass. civ. 1ère, 30 mars 1999 : Bull. civ., I, n° 111.

d’une procédure collective509. Contraires aux intérêts des créanciers et de la société, ces fraudes sont assimilées à des crimes et des délits que la loi punit avec sévérité510. Indépendamment des infractions pénales mentionnées, le droit des sociétés évoque des sanctions civiles contre le dirigeant, au titre desquelles figure sa responsabilité vis-à-vis de la société, des associés et de ses tiers cocontractants. Eu égard aux premiers, il est en effet responsable des fautes commises à l’occasion de ses fonctions511. Eu égard aux tiers, il n’est inquiété que des fautes personnelles détachables des fonctions au service de la société512. La dilapidation du patrimoine au détriment des droits d’autrui est assurément sanctionnée. La répression civile est sévère, d’autant que sa mise en œuvre n’induit pas la démonstration d’un élément intentionnel.

Dans le document La prodigalité en droit privé (Page 132-136)