• Aucun résultat trouvé

La déraison du prodigue. Dès lors, comment contester un contrat dont la contrepartie

Dans le document La prodigalité en droit privé (Page 125-128)

LES ÉLÉMENTS SUBJECTIFS DE LA PRODIGALITÉ

SECTION 1 : LES FAIBLESSES DE LA VOLONTÉ DU PRODIGUE

90. La déraison du prodigue. Dès lors, comment contester un contrat dont la contrepartie

n’est pas contestable ? La déraison du prodigue aura ainsi peu de conséquences sur l’existence de l’acte juridique. Objectivement, l’objet de l’engagement présente toutes les fonctions qu’une personne diligente peut raisonnablement attendre. D’un point de vue subjectif, les dépenses sont motivées par une volonté d’assouvir les passions même s’il est vrai que ces motivations peuvent donner lieu à une certaine polémique. Eu égard à l’existence même de l’acte juridique, seul un changement de circonstances économiques, imprévisible lors de la conclusion du contrat pourra donner lieu à sa renégociation461. Et lorsqu’il s’agira des agissements du prodigue, la remise en cause des contrats devrait théoriquement être limitée aux hypothèses de vices du consentement, d’incapacité ou de défaut de contrepartie. Dans le cadre de la prodigalité, une telle solution n’est pas satisfaisante. La déraison ne doit conséquemment pas être analysée au plan juridique, mais au plan économique.

C’est une dimension économique de l’intérêt dont il doit être tenu compte. Cet aspect a cependant été limité par le législateur. Ouvrir la faculté de contester les contrats en invoquant un motif économique aurait été préjudiciable à la sécurité juridique des transactions. De façon ponctuelle, l’article 465 du Code civil envisage néanmoins la nullité des actes effectués par le majeur protégé à condition qu’ils lui aient été préjudiciables. Le contrat revêt un double aspect : il doit mener à l’amélioration de la condition juridique (acception classique de l’intérêt) et il ne doit pas nuire à la situation patrimoniale de celui qui est objet de la mesure de protection. Dans cet ordre d’idée, l’action du représentant n’engagera le représenté qu’à la condition d’avoir été réalisée dans son intérêt. A contrario, il faudra considérer que l’acte qui lui porte préjudice ne l’engagera pas. La dimension économique de l’intérêt décidera seule de la portée juridique à donner à l’engagement.

460 Pour un aperçu la notion d’homme économique : Ch. Laval, L’Homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris Gallimard, coll. Tel, 2017 ; et ses critiques : M. Ferrière, Les principales critiques de la théorie du choix rationnel, Réseau Canopé « Idées économiques et sociales », 2011/3, n° 165, p. 37-45.

461 Ce qui sera rarement le cas dans le cadre de la prodigalité, puisque la situation patrimoniale du prodigue sera généralement déjà précaire au moment de la conclusion du contrat.

La prise en compte de la dimension économique de l’intérêt se justifie tant au regard du droit des personnes vulnérables, qu’à celui du droit de la représentation. Dans le premier cas, il s’agit de protéger la situation patrimoniale de celui qui est présumé ne pas pourvoir seul à ses intérêts dans les actes de la vie civile. Dans le second cas, il s’agit de protéger le représenté qui, du fait du mandat, n’est pas en mesure d’apprécier l’acte auquel il sera peut-être engagé. Une telle solution se justifie également dans le cadre de la prodigalité. La situation du prodigue se rapproche de celle du majeur vulnérable qui doit être protégé et doté d’un régime particulier en raison, précisément, de sa vulnérabilité. Il faut subséquemment considérer que le contrat ne présente pas d’intérêts pour le prodigue à partir du moment où il lui porte préjudice au regard de sa situation patrimoniale. L’engagement souscrit doit nuire à ses intérêts, dans la mesure où il aboutit à son insolvabilité ou qu’il est, tout du moins, susceptible de l’aggraver. En raison de la pathologie que constitue la prodigalité, c’est-à-dire une tendance compulsive à dépenser, la déraison du prodigue doit être étudiée d’un point de vue économique. Ce n’est pas uniquement l’intérêt au plan juridique, mais aussi l’intérêt au plan économique, qui devra faire l’objet d’une considération pratique.

B. Le défaut d’intérêt traduisant l’absence de volonté juridique du prodigue

91. Volonté juridique à l’origine de l’acte juridique. L’acte juridique a été défini par le

législateur462. Il s’entend d’une manifestation de volonté destinée à produire des effets de droit. Il s’agit d’une volonté couplée à une intentionnalité juridique463. Plus spécifiquement, le droit considère que la véritable volonté est celle qui a été « corrigée, rendue constante, cohérente et

correspondante à la raison telle que la loi se la représente »464. Par conséquent, la volonté465

prise isolément ne donne pas lieu à l’élaboration d’un acte juridique. D’aucuns affirment même que la volonté à elle seule ne peut suffire à créer ce dernier. Rouhette dénie d’ailleurs tout rôle à la volonté dans la création des actes juridiques. À l’appui de son argumentation, il énonce que la volonté n’est pas une condition de validité du contrat et que si cela avait été le cas, tous les

462 C. civ., art. 1100-1.

463 Il s’agit de l’intention chez l’auteur de voir se produire des effets de droit : J. Martin de la Moutte, L’acte juridique unilatéral. Essai sur sa notion et sa technique en droit civil, (préf. P. Raynaud), Toulouse, 1949, p. 22, n° 13.

464 M. Villey, Essor et décadence du volontarisme juridique, APD 1957, p. 94.

465 Certains auteurs exigent particulièrement une volonté consciente qui « présente, en plus des qualités de

discernement, celle de sanité d’esprit » : L. Attuel-Mendes, Consentement et actes juridiques, (préf. de E. Loquim), coll. Bibliothèque de droit de l’entreprise, Litec, p.219, n° 342. La jurisprudence requiert également

une volonté consciente : « le contrat suppose une volonté consciente et celle-ci ne peut émaner que d’une

actes passés par l’incapable auraient été frappés de nullité466. L’argumentaire ne saurait pourtant tout à fait convaincre. Si la volonté n’est pas une condition de formation du contrat, elle demeure un prélude au consentement, qui s’entend lui-même de la rencontre de la volonté des parties467. Les actes ayant été passés par la personne vulnérable ne sont pas tous nuls, non pas car la volonté n’a pas de rôle prépondérant, mais parce que ceux-ci ne sont pas contraires aux intérêts de celui qui est la victime d’une altération des facultés personnelles. C’est pourquoi les actes modiques, non lésionnaires, et plus généralement ceux relatifs à la vie courante, ne seront pas sanctionnés par le droit positif.

La prise en compte de l’intérêt juridique, ou dans certaines circonstances, économique, dans l’élaboration de l’acte juridique, conduit à avoir un autre regard sur la notion de contrat. Deux points peuvent spécialement être remis en question. En premier lieu, ce n’est pas tant la volonté qui détermine l’existence du contrat que sa finalité, à savoir la satisfaction des besoins du sujet. Le contrat d’adhésion est tout à fait révélateur de la pensée. « S’il se forme au terme

d’un double consentement, celui-ci n’est pas véritablement ici l’expression d’une participation à un accord de volonté mais traduit un acte d’assujettissement à l’opération contractuelle »468. Or si assujettissement des parties il y a, c’est sans aucun doute car le contrat d’adhésion exprime la rencontre de plusieurs intérêts. La volonté ne joue pas un rôle prépondérant, car l’une des parties n’a pu négocier les clauses du contrat. L’acte juridique sera pourtant bel et bien formé. « C’est dire que le choix du prisme de la volonté, non seulement traduit une conception vieillie

de la notion de contrat mais la prive également de son utilité en l’empêchant de rendre compte d’une des principales figures juridiques contemporaines »469.

En second lieu, il serait possible d’affirmer que la force obligatoire du contrat résiderait, non pas dans la volonté des parties, mais dans l’utilité de l’opération qu’il met en place470. Le contrat est obligatoire du fait de son adéquation aux normes qui sont supérieures. Mais au-delà de ce positivisme juridique, il semble que ce soit en raison de son utilité, de l’intérêt que chaque contractant y trouve, qu’ils y sont obligés. Le raisonnement est confirmé par Kelsen, pour qui le législateur a institué le contrat comme un fait créateur de droit, afin de laisser aux individus

466 G. Rouhette, Contribution à l’étude critique de la notion de contrat, op. cit. Paris, 1965, 2 vol., §168-224.

467 Vocabulaire juridique (Cornu), V° Consentement.

468 T. Revet, Le projet de réforme et les contrats structurellement déséquilibrés, D. 2015, p.1217, n° 8 p.1220.

469 S. Lequette, La notion de contrat : réflexions à la lumière de la réforme du droit commun des contrats, RTD civ., 2018, p. 541, n° 12.

470 Not. S. Lequette, Le contrat-coopération, contribution à la théorie générale du contrat, Économica, 2010, p. 34, n° 30.

la possibilité de régler leurs intérêts économiques471. Mutuellement intéressés, il serait étonnant qu’ils renoncent eux-mêmes à son exécution. La conformité du contrat aux normes qui lui sont supérieures fonderait bien la force obligatoire du contrat, mais uniquement lorsque l’une d’elles s’opposerait à son exécution sans aucune raison. L’ancienne cause, aujourd’hui la contrepartie illusoire ou dérisoire, permettent de prendre en compte, dans certaines hypothèses l’absence ou la disparition de l’avantage de l’une des parties à l’engagement. La volonté reste une donnée essentielle dans le contrat, mais elle ne peut être son seul critère de qualification472.

Dans le document La prodigalité en droit privé (Page 125-128)