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Usages sociaux du quartier et attaches familières à l'environnement

II. Un monde privé

Dans cette partie, je me concentre sur les usages qui font du logement le lieu privilégié du repli sur soi, de l'intimité, du secret ou de la conquête de l'autonomie individuelle. Ces usages recouvrent les soins et l'attention que lui portent ses occupants et qu'ils se portent les uns aux autres dans l'espace confiné du logement. Pour reprendre la notion proposée par Olivier Schwartz, ces usages font du logement un « monde privé », c'est-à-dire qu'ils l'inscrivent dans un « processus par lequel un sujet se sépare, pose une fraction de son existence ou du monde extérieur comme son bien propre et cesse – à ses propres yeux – de relever du collectif » (Schwartz, 1990, p. 29). J'ai indiqué que les travaux menés sur les grands ensembles en France considèrent que de tels usages du logement sont le propre des catégories en ascension sociale et s'opposent aux modes d'existence ouvriers ou prolétaires. Le processus de privatisation au centre de la constitution de l'individu moderne est ainsi contradictoire : source d'autonomie et de liberté pour les uns, il comporte un risque d'enfermement et d'isolement pour les autres. Ces travaux, complétés par ceux qui portent sur les quartiers anciens, montrent cependant que le repli sur le logement est articulé aux dynamiques sociales d'appropriation des espaces collectifs à la fois situés dans le quartier et dans le reste de la ville (Authier, 2001 ; 2008). Il faut donc restituer la diversité des contextes sociaux dans lesquels ce mode d'usage s'inscrit. J'ai ainsi distingué deux configurations que j'examinerai successivement : 1/ le logement constitue le seul point d'attache, de type familier, au lieu de résidence ; 2/ le logement représente un point d'attache familier au quartier distingué d'autres attaches de voisinage. Dans ces deux configurations, les attaches familières au logement sont particulièrement sensibles à deux menaces : les usages concurrents des voisins et les projets d'aménagements collectifs.

II. 1. Un repère familier dans un espace urbain anonyme

Les trois ménages que je vais présenter entretiennent un rapport comparable à l'espace résidentiel que l'on peut caractériser de la façon suivante : il associe les usages personnels du logement à des usages impersonnels des autres espaces du quartier et repose sur un cloisonnement spatial des activités sociales et des réseaux d'interconnaissance dans lesquels les personnes sont insérées. Les activités professionnelles, les loisirs ou les activités impliquant d'autres personnes que celles que compte le foyer se déroulent à l'extérieur du quartier. Comment se développe un tel rapport au logement et à l'espace résidentiel ? Quelle forme prennent les échanges avec les autres habitants ?

Un départ retardé

Durant l'année 2005, je rencontre Klaus et Jutta Martens lors des réunions de l'initiative de défense des locataires créée en 2003 à l'annonce du projet de restructuration urbaine de la société immobilière communale. Depuis l'été 2004, ils ont quitté Marzahn Nord et emménagé dans un pavillon à Biesdorf, dans le sud de l'arrondissement. En novembre 2005, ils me proposent de venir dîner chez eux afin de discuter des circonstances de leur départ du quartier.

Le pavillon de Klaus et Jutta ne donne pas directement sur la rue. Il est construit sur le terrain d'un ancien verger qui dépendait autrefois de la maison voisine. Le père de Klaus a acheté le verger pendant la période socialiste au propriétaire de cette maison. Klaus et Jutta lui ont rachété le terrain dans les années 1980 avant d'emménager à Marzahn et y ont construit un cabanon de deux pièces dans lequel ils séjournent les week-ends d'été avec leurs deux enfants.

L'obtention d'un logement à Marzahn n'a pas été facile. Bien qu'ils soient tous les deux considérés comme des enfants d'ouvriers (le père de Klaus est cheminot, celui de Jutta est ouvrier qualifié dans une usine de Dresden), Klaus a attiré sur lui l'attention de la Stasi en effectuant à plusieurs reprises ce qu'il considère lui-même comme des gestes d'opposition au régime : il refuse de renoncer aux contacts réguliers qu'il entretient avec des membres de sa famille résidant à Berlin-Ouest lorsqu'il est sommé de le faire par son employeur, l'office est-allemand des brevets ; pendant ses études d'ingénieur à l'Université Technique d'Osnabrück, il monte une pièce satirique sur Honecker pour laquelle il manque de se faire renvoyer ; il se fait réformer du

service militaire ; il rejette systématiquement les offres d'adhésion au SED et aux organisations de masse. Ils obtiennent finalement un appartement à Marzahn Nord en 1987 après les visites répétées de Jutta au service du logement de Treptow, leur premier lieu de résidence. Au départ, ils ont une représentation négative des grands ensembles de Marzahn (espace anonyme, repère d'espions de la Stasi). Ils souhaitent donc échanger le logement qu'ils ont obtenu contre un logement plus grand à Treptow. Ils sont finalement séduits par le confort du logement de Marzahn et participent aux activités de la « communauté d'immeuble » (Hausgemeinschaft) qui, d'après Klaus, étaient dénuées de signification politique (Werte frei). À la réunification, ils rénovent eux-mêmes une grande partie de leur logement. Ils n'ont pas ressenti un changement important dans l'immeuble, où leurs voisins sont les mêmes depuis la période socialiste. De même, le reste du quartier aurait peu évolué, à l'exception de la construction du centre commercial au milieu des années 1990. Ce dernier amène davantage de commerces de proximité mais ils ne les fréquentent pas. À cette époque, Jutta se mobilise néanmoins contre l'ouverture d'une discothèque en face de leur immeuble : après plusieurs coups de téléphone aux services municipaux, elle obtient la fermeture de l'équipement dont les locaux ne sont pas aux normes de sécurité. Jutta travaille depuis la fin des années 1980 au service de la voirie de l'administration de la ville et conserve son emploi après la réunification. De son côté, Klaus trouve un poste d'ingénieur à la Lufthansa. À la fin des années 1990, il tombe cependant gravement malade et bénéficie d'une mise à la retraite anticipée.

Jutta et Klaus s'investissent dans les activités du Conseil des habitants et de l'initiative de défense des locataires lors d'une réunion publique consacrée au projet de restructuration urbaine de la société immobilière communale en 2003. Durant cette réunion, ils adressent publiquement leurs critiques concernant le déroulement du projet aux représentants de la société immobilière, des services municipaux de l'arrondissement et du Sénat de Berlin. Leur départ de Marzahn Nord intervient avec la mise en œuvre de ce projet. Leur immeuble doit être partiellement démoli puis rénové. Bien que plusieurs solutions de relogements leur soient proposées par la société à proximité de leur ancien logement (notamment la location d'un appartement dans la nouvelle résidence) ou dans d'autres secteurs de grands ensembles de la ville, aucune ne leur convient : soit ils jugent que l'appartement proposé est trop bruyant à cause de la proximité d'un supermarché à prix réduits, soit l'immeuble leur semble mal peuplé parce que le concierge doit régulièrement débarrasser les caves encombrées d'ordures ménagères, soit ils estiment que le loyer est trop élevé. Ils optent pour la construction d'une maison sur le terrain qu'ils possèdent déjà à Biesdorf un peu à

contrecœur : « Nous voilà endettés jusqu'à la fin de notre vie et les travaux ont beaucoup fatigué Klaus. Ce qui me change le plus, ce ne sont pas les gens mais la situation. On connaît bien les voisins, on fait même partie des « anciens » (Altangesessene) ici puisqu'on avait le jardin avant que certains ne construisent des maisons. Mais on n'est vraiment pas bien desservis par les commerces et les transports en commun. Pour faire les courses, il faut aller à quatre stations de bus et ils ne circulent plus après 20 h le soir » 196.

Rétractation sur le logement

Je rencontre Juliane Steiner en avril 2004 lors d'une soirée musicale organisée au Théâtre Tchekhov, où je suis stagiaire. À cette époque, j'ai réalisé plusieurs portraits des employés du théâtre et le récit que l'un d'entre eux lui fait de mon activité de portraitiste la conduit à m'en commander un. Juliane souhaiterait utiliser la photographie pour ses demandes d'emploi. Nous convenons de réaliser deux portraits, l'un destiné à ses dossiers de candidature, l'autre à mon travail universitaire.