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Le portrait photographique posé : une méthode d'enquête

Usages sociaux du quartier et attaches familières à l'environnement

I. Les rapports au quartier à Marzahn Nord : dispositif d'enquête

I. 3. Le portrait photographique posé : une méthode d'enquête

Les photographies utilisées pour mettre en évidence les attaches familières au logement et aux équipements collectifs ont d'abord été réalisées indépendamment de l'enquête que je viens de présenter. Leur production s'inscrit dans un dispositif technique qui répond à des enjeux professionnels ayant peu de rapport avec les questions auxquelles les photographies m'ont permis de répondre après coup. Cela explique que les usages qu'elles documentent n'impliquent pas toutes les catégories sociales sur lesquelles porte mon enquête188. Dans la mesure où ces attaches supposent un

rapport singulier à l'environnement, les conditions de prise de vue me semblent plus essentielles à la réussite de l'enquête que les caractéristiques sociales des personnes photographiées.

Un dispositif technique et esthétique

Les aléas d'un projet photographique

Durant mes séjours à Marzahn Nord, j'ai réalisé une vingtaine de portraits posés dans le cadre de trois projets distincts. Une phase expérimentale s'est déroulée pendant mon stage au Théâtre Tchekhov en 2004. J'ai aménagé pour quelques jours un studio photographique sur la scène du théâtre et proposé au public de se faire photographier. J'ai utilisé un appareil moyen format monté sur pied et deux projecteurs appartenant au théâtre. Au final, je ne photographie pas des membres du public mais des employés de l'association qui gère le théâtre. Ceux-ci fréquentent mon activité comme s'ils faisaient partie du public. Ce premier essai a ainsi révélé certains aspects du fonctionnement de cet équipement sur lesquels se focalise ensuite mon enquête. À partir de ce moment, j'adopte un dispositif de prise de vue plus interactif. Je sollicite les employés du théâtre pour participer à la réalisation d'un portrait à la chambre grand format189 (voir l'illustration ci-après) dans lequel je leur demande de mettre en scène

leur travail. Pendant la prise de vue, je discute avec les participants du choix du point de vue, du cadrage ou de la pose qu'ils jugent les plus appropriés. Les personnes contrôlent la réalisation de la prise de vue à partir d'essais intermédiaires sur épreuves Polaroïd. Certaines ont dès le départ une idée arrêtée de leur prise de vue, d'autres, au contraire, se reposent entièrement sur mes compétences. Dans ce dernier cas, j'ai essayé de limiter au maximum les indications que je donnais aux personnes pendant la prise de vue. Je documente l'ensemble de l'interaction dans mon journal de terrain. À

188 La sociographie des personnes photographiées est présentée en annexe 4a p. 488.

l'issue du projet, les personnes photographiées reçoivent une épreuve définitive de leur photographie au format A4. La remise de cette épreuve est l'occasion de recueillir leurs réactions, également consignées dans mon journal de terrain.

Chambre grand format, septembre 2005

À mon retour à Marzahn en 2005, j'envisage de comparer les stratégies de mise en scène des membres de trois organisations militantes situées dans des quartiers différents de Berlin. Au mois d'août 2005, je profite d'une réunion du Conseil des habitants de Marzahn Nord pour solliciter la participation de ses membres à un projet photographique que je leur présente oralement. Je demande aux 7 personnes volontaires de choisir un espace du quartier où elles souhaitent se faire photographier et utilise le protocole de prise de vue mis au point une année auparavant avec les employés du théâtre. À la fin de l'année 2005, j'abandonne la perspective comparative que comprenait mon projet de recherche initial, ce qui me conduit à annuler les deux campagnes de prise de vue prévues dans les autres quartiers de Berlin.

La dernière campagne de prise de vue concerne 5 habitants qui n'appartiennent pas à la sphère militante et associative de Marzahn Nord et que je recrute dans mon voisinage pendant l'été 2006. Dans ce cas, la consigne, formulée oralement au moment de la négociation de la prise de vue, est la suivante : « Dans le cadre de mon travail de thèse, je souhaiterais organiser une exposition documentant le rapport des habitants de Marzahn à leur quartier. Êtes-vous d'accord pour participer et pour choisir un lieu sur lequel vous souhaiteriez être photographié ? » Ces portraits complètent ceux que j'ai réalisés un an plus tôt avec les membres du Conseil des habitants. Je leur applique le même protocole de prise de vue. Une première exposition est organisée le 9 juin 2007 au Centre Marc Bloch de Berlin dans le cadre d'une manifestation

publique, la Longue Nuit des Sciences. Elle rassemble des portraits issus des deux campagnes de 2005 et de 2006. Quelques personnes photographiées se sont déplacées. J'ai toutefois prévu d'organiser une exposition dans le quartier au moment de la restitution finale de mon travail.

A la lecture du compte rendu des aléas de mon activité de portraitiste à Marzahn Nord, certains s'étonneront que le dispositif de prise de vue reste le même tout au long de l'enquête alors que mes relations avec les personnes photographiées, ma position sur le terrain, la problématique générale de ma recherche ou l'enjeu des prises de vue évoluent régulièrement. De plus, il existe bien d'autres façons de faire des photographies sur un terrain d'enquête. Pourquoi avoir privilégié un dispositif si compliqué à mettre en œuvre ? En fait, le protocole de prise de vue que j'ai adopté répond d'abord à des préoccupations qui n'ont aucun lien avec mon enquête à Marzahn : je cherche en effet une réponse pratique aux problèmes soulevés par la mise en question de la validité du document photographique à partir des années 1970.

La photographie de reportage telle que la pratiquaient Henri Cartier-Bresson et beaucoup d’autres photographes dans les années 1950 et 1960 décline à partir de la guerre du Vietnam et de l’essor de la télévision. Pour André Rouillé, un certain nombre de dysfonctionnements, dont la photographie people et le paparazzo sont les emblèmes principaux, marque la crise que traverse la pratique professionnelle du reportage à partir de cette époque. Les paparazzi opèrent en effet un renversement complet des valeurs attachées à l'image du reporter-photographe (proximité et empathie avec le sujet photographié, primat de l’information) dans le contexte d’une restructuration continue des agences et des diffuseurs de photographie (Rouillé, 2005). Pour Hans Belting, cette crise rend cependant le médium disponible pour d'autres utilisateurs et d'autres usages : l'image photographique fait son entrée dans l'art conceptuel qui l'exploite pour mettre en question son statut documentaire. Dans cette perspective, Belting considère que la trajectoire du photo-reporter américain Robert Frank est emblématique du tournant réflexif que connaît la production documentaire à partir des années 1970 : le photographe utilise son outil pour mener une investigation sur lui-même (Belting, 2004 [2002]). Par ce constat, Hans Belting rejoint André Rouillé qui interprète le regard rétrospectif et critique que de nombreux photographes de presse français portent sur leur carrière dans le photojournalisme comme l'opérateur du passage de la « photographie document » à la « photographie expression », c'est-à-dire à une pratique alternative de la photographie documentaire qui fait de la subjectivité du photographe une dimension centrale de son œuvre190 (Rouillé, 2005).

190 Pour un exemple concret, se reporter au texte publié par le photographe Gilles Saussier dans un numéro de la revue Communications dirigé par Jean-François Chevrier (Saussier, 2001).

À travers ces exemples, on remarque que les transformations de la pratique documentaire sont soutenues par une critique du document photographique. On retrouve cette critique dans de nombreux textes sur l'usage de la photographie en sciences sociales. Dans un ouvrage que Michel Péroni et Jacques Roux consacrent à l'usage de la photographie dans les travaux de sociologie et d'anthropologie du travail, les auteurs remettent en cause la validité du document photographique lorsqu'elle repose sur une relation analogique entre l'image et son référent, qu'ils dénoncent comme illusoire. Selon eux, la validité du document photographique découle davantage de sa dimension réflexive : en matérialisant dans sa forme (en particulier le cadre) les représentations qui orientent la prise de vue, le document photographique objective les « cadres socio-historiques de saisie de la réalité » (Péroni, Roux, 1996, p. 209). Dans cette perspective, l'usage du document photographique en sciences sociales se justifie par sa capacité à fixer et à témoigner du regard que l'homme porte sur le monde ou sur la société. Une telle conception du document photographique oriente effectivement l'histoire de la photographie telle que la conçoivent et la pratiquent Hans Belting et André Rouillé : elle s'inscrit plus généralement dans le projet d'une histoire sociale du regard moderne (Belting, 2004 [2002], Rouillé, 2005). Une perspective comparable oriente le numéro spécial que la revue L'ethnographie consacre à la photographie en 1991 : la photographie et ses usages ethnographiques sont les supports d'une histoire sociale de la discipline (Garrigues, 1991).

Dans ce contexte, le dispositif photographique que j'ai adopté à Marzahn Nord, qui repose sur l'usage d'une chambre grand format, le choix de faire « poser » les personnes photographiées, la frontalité du point de vue et l'interactivité du protocole de prise de vue, constitue d'abord une réponse pratique aux transformations du métier de reporter-photographe et à la dénonciation de l'illusion analogique qui sous-tend les usages communs du document photographique. Le travail à la chambre va en effet à l'encontre des conditions de présence du photographe sur le terrain définies par le reportage d'actualité dans la mesure où la visibilité et la fixité du matériel induisent un rapport obligatoire et incontournable aux personnes photographiées. Ce choix technique rend par exemple difficile voire impossible la prise de vue « sur le vif » dans le cadre d'une situation d'observation191.

Faire une photographie implique une relation comparable à celle que j'ai décrite dans le cas de l'entretien semi-directif enregistré : elle demande une négociation préalable et confère à la situation de prise de vue un caractère exceptionnel qui en fait toute la richesse. La nécessité autrefois technique de la pose, telle qu'elle se manifeste dans les photographies de la fin du XIXe siècle, n'est

pas conditionnée par l'usage de la chambre192 mais relève, avec la frontalité des prises de vue, d'un

191 Je n'ai pas rejeté ce type de pratique documentaire qui alimente mes descriptions. Dans ce cas, j'ai utilisé un appareil numérique d'usage courant.

192 Au 19e siècle la nécessité de faire poser les modèles est liée à la sensibilité réduite des émulsions utilisées. Les

émulsions actuelles proposent une gamme de sensibilités standard (160 ou 400 ISO) qui autorise l'usage de temps de pose inférieurs au trentième de seconde permettant de fixer un mouvement.

parti pris esthétique. Celui-ci rompt l'illusion de la scène close sur elle-même et capturée à l'insu des participants, vis-à-vis de laquelle le spectateur est placé dans une position d'extériorité et de fausse objectivité. Dans mes images, la direction du regard des personnes photographiées (droit vers l'objectif) et la fixité du corps dénoncent la présence du photographe et le caractère factice de la situation de prise de vue. Elles impliquent aussi directement le spectateur dans l'image : par la médiation du photographe et de son appareil, c'est à lui que s'adresse le sujet photographié. Mes choix techniques et esthétiques s'expliquent donc par la volonté d'assumer le statut de la situation de prise de vue comme situation de représentation et de l'exploiter en tant que telle. Les dispositifs de contrôle que j'ai mis en place (choix du lieu de prise de vue délégué à la personne photographiée, directives limitées pendant son déroulement, épreuves Polaroïd intermédiaires) offrent à la personne photographiée la possibilité de maîtriser la situation de prise de vue et de s'y impliquer personnellement. Il s'agit donc à la fois de limiter le pouvoir que je tire de la maîtrise technique de la situation et de faire participer le sujet photographié à l'élaboration de la réponse photographique apportée au problème de représentation qui oriente l'ensemble de la situation. Dans quelle mesure de tels partis pris se prêtent-ils, mieux que d'autres, à la saisie des attaches familières à l'environnement ?

Un dispositif de « connaissance par corps »

Les attaches familières à l'environnement relèvent de ce que l'on appelle couramment un rapport « intime » aux personnes ou aux choses. Dans ce contexte, le dispositif que j'ai adopté, bien qu'il soit ouvert à la participation des personnes photographiées, va-t-il suffisamment loin ? N'était- il pas plus pertinent de déléguer entièrement la prise de vue aux habitants de Marzahn, en leur confiant un appareil photographique ou en leur demandant la permission d'exploiter les images de leurs albums de famille ? Ce type de démarche présente en effet deux avantages. Le premier tient à l'analyse que l'on peut faire de la forme des images. Si, comme je l'ai rappelé plus haut, l'image reproduit dans sa forme, les « cadres socio-historiques de saisie de la réalité », déléguer l'ensemble de la prise de vue aux personnes photographiées, c'est se donner les moyens d'étudier la façon dont ils perçoivent leur quartier et ses transformations. Dans l'introduction de ce chapitre, j'ai d'ailleurs interprété les photographies issues de l'album personnel de Greta Dahlewitz dans ce sens. Le second avantage des protocoles qui confient aux personnes photographiées l'ensemble de la prise de vue réside dans leur simplicité. Les consignes et les partis esthétiques sont inutiles : le sujet des images et son mode de traitement s'imposent « naturellement » à leur auteur en vertu des rapports intimes qu'il entretient avec le sujet photographié. Les albums de famille représentent inlassablement les mêmes personnes, les mêmes lieux et les mêmes objets qui constituent l'environnement familier de

leur(s) auteur(s). La proximité que l'enquêteur s'évertue ainsi à reconstituer de l'extérieur par le biais de protocoles participatifs compliqués s'étale en toute simplicité dans ces clichés d'amateurs. J'aimerais cependant insister sur les limites que pose cette apparente « simplicité » à l'exploitation de ce genre d'images dans le cadre d'une enquête sur les rapports au quartier.

Elle rend d'abord difficile les analyses qui tenteraient de déduire du cadrage des images quoi que ce soit sur les attaches familières à l'environnement. Comme le remarque très justement André Rouillé, l'esthétique des photographies de famille est en général assez pauvre. Cela ne tient pas forcément à l'incompétence technique ou artistique de leur auteur mais plutôt à son désintérêt pour la dimension technique ou artistique des images qu'il produit de son environnement familier : « la maîtrise importe assez peu dans le cadre familial où les relations et les sentiments prévalent sur la qualité des images, où l'expression compte finalement plus que la dénotation ou l'art » (Rouillé, 2005, p. 242). Ce constat indique que ce qui fait l'intimité ou la personnalité de l'attachement à l'objet représenté n'est pas fixé dans la forme des images. André Rouillé cite ainsi l'exemple de comportements quasi fétichistes à l'égard d'images qui deviennent méconnaissables à force d'être malmenées par leurs usages quotidiens (images glissées dans un porte-cartes qui en sortent pliées et écornées ou images délavées par le temps à force d'avoir été exposées sur un bureau ou une cheminée). En s'appuyant sur une citation d'André Bazin, il montre que l'attachement ne porte pas tant sur l'image que sur l'objet qu'elle représente et qu'elle finit par incarner (Rouillé, 2005, pp. 245-246). Comme le suggèrent de nombreux travaux d'anthropologie ou de sociologie visuelle, une approche de l'image qui s'appuie sur l'analyse de leur forme permet de rendre compte d'une culture visuelle et des catégories de perception ou de classement des individus au sein d'une société, d'un groupe ou d'une institution193, non d'un rapport familier à une personne ou à une chose. Si l'analyse

formelle des images ne m'aide pas à répondre à la question qui m'intéresse, je dispose toutefois de son contenu. À ce stade, je me heurte cependant à un second obstacle, lié cette fois au statut sémantique de l'image photographique.

Charles Peirce distingue trois catégories de signes en fonction du lien qu'ils entretiennent avec leur référent : l'icône, le symbole et l'index (Peirce, 1978 [1885-1958], pp. 138-165). Le lien entre le premier type de signes et son référent est analogique, il est fondé sur un principe de ressemblance. La relation entre le second type et son référent repose sur une convention (une colombe symbolise la paix). L'index se distingue de ces deux premières catégories par la contiguïté physique qui le relie à son référent. Philippe Dubois classe l'image photographique dans cette dernière catégorie, parce que le processus physico-chimique au principe de sa production suppose toujours la présence du référent au moment de la prise de vue : elle est trace d'un réel au même titre

qu'une empreinte de pas ou qu'une ombre portée (Dubois, 1990, p. 41). Ce statut a une conséquence importante sur la façon dont les sémiologues interprètent la façon dont une photographie fait sens : « (...) la logique de l'index que l'on repère aujourd'hui au cœur du message photographique joue pleinement de la distinction entre sens et existence : la photo-index affirme à nos yeux l'existence de ce qu'elle représente (le "ça a été" de Barthes) mais elle ne nous dit rien sur le sens de cette représentation ; elle ne nous dit pas "cela veut dire ceci". Le référent est posé comme une réalité empirique mais "blanche", si l'on peut dire : sa signification nous reste énigmatique, à moins que nous ne soyons parti prenant de la situation d'énonciation d'où provient l'image » (Dubois, 1990, p. 49). Si les albums familiaux ou les photographies produites par les habitants dans d'autres circonstances répertorient un certain nombre de points d'attaches familiers au quartier, elles ne nous disent rien des usages qui les ont façonnés. Pour le savoir, il faudrait faire « parler » les images. À défaut de pouvoir le faire, on peut bien sûr s'adresser à leur auteur et imaginer un dispositif dans lequel on leur demanderait de les commenter en situation ou après coup, dans le cadre d'un entretien. Si un tel dispositif, couramment utilisé en sciences sociales, peut s'avérer pertinent dans de nombreux cas194, dans celui de mon enquête, il se heurte aux limites que j'ai déjà identifiées pour

l'entretien et l'observation : ce type de rapport au monde est difficilement communicable à autrui195.

Dans ce contexte, l'avantage que présente mon dispositif par rapport à ceux que je viens de passer en revue réside dans la nature de la situation de prise de vue. Contrairement aux situations d'entretien ou d'observation, cette situation ne se définit pas comme une situation de communication mais comme une situation de représentation. Son enjeu n'est pas de transmettre ou d'échanger des informations mais de produire une image. Le problème pratique qui se pose aux personnes qui y sont impliquées n'est donc pas un problème de communication (comment répondre correctement à la question posée, comment formuler adéquatement la question pour qu'elle soit compréhensible par l'interlocuteur) mais un problème de figuration : comment rendre visible l'attachement que l'on éprouve pour le lieu choisi pour la prise de vue ? Or, la réponse à apporter à ce type de problèmes ne passe pas par le verbe mais par le corps : quel geste exprime le mieux mon rapport à ce lieu ? À ce stade, l'intérêt de mon dispositif, en particulier celui de la « pose », devient plus évident. On peut en effet considérer celle-ci comme un geste du corps mettant en œuvre ce que Pierre Bourdieu