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Acteurs et temporalités du changement social à Marzahn

II. Les héritages de la période socialiste

II. 2. Berlin-Est : une ville « socialiste » ?

Les enquêtes menées par les sociologues est-allemands pendant les années 1980 s'accordent sur les déséquilibres démographiques entre les centres urbains et les grands ensembles de la périphérie dans l'ensemble des villes est-allemandes, y compris Berlin-Est (Grundmann et al., 1985, p. 152 ; Niederländer, 1984, p. 18). La pyramide des âges des grands ensembles est-berlinois est dominée par deux classes d'âges, les enfants de moins de 10 ans et les adultes âgés de 25 à 40 ans, tandis que la population des secteurs urbains anciens du centre-ville se caractérise par une pyramide des âges plus équilibrée. S'appuyant sur une enquête menée à Magdeburg et dans d'autres villes moyennes de RDA, Fred Staufenbiel ajoute à ces différences des variables plus socio- économiques : « Tandis qu'une majorité de personnes jeunes et qualifiées habitent dans les nouveaux secteurs de logements (Neubaugebiete), la majorité des personnes âgées et moins qualifiées au regard de leur niveau de formation ou bien des jeunes gens qui considèrent ces quartiers comme des solutions provisoires, se concentrent dans les secteurs de logements anciens (Altbaugebiete) des centres villes en partie dégradés » (Staufenbiel, 1989, p. 118). Loni Niederländer ne mentionne pas de telles différences dans son ouvrage sur Berlin-Est, certainement pour des raisons politiques : il était impensable que la vitrine du « socialisme réellement existant » témoigne de formes de ségrégation sociale. Qu'en est-il exactement ?

La ségrégation socio-spatiale dans les villes socialistes : une typologie empirique

Dans son ouvrage sur les inégalités urbaines, Ivan Szelenyi présente un modèle de la « structure écologique60 » des villes socialistes qui s'appuie sur la comparaison entre deux cas

empiriques hongrois. Il commence par identifier cinq zones urbaines définies par la structure du bâti : le centre historique précapitaliste et son extension, issue de la période capitaliste, qui associe fonctions commerciales, industrielles et résidentielles ; une zone transitionnelle à la structure plus extensive composée d'une première zone de villas bourgeoises et d'une seconde zone de logements détériorés et de moins bonne qualité ; une zone périphérique dans laquelle prédominent la fonction industrielle et les logements ouvriers de l'ère industrielle sur lesquels sont venus se greffer les premiers ensembles de logements construits dans les années 1950 (dans les années 1960 pour le cas

60 En employant ce terme, Szelenyi fait référence aux travaux de l'École de Chicago et en particulier à ceux de Ernest Burgess (1994 [1925]). En fait, il a une lecture du modèle de Burgess très proche de celle de Maurice Halbwachs (1994 [1932]) : à un modèle général et dynamique de l'expansion urbaine, il substitue une représentation synthétique et hiérarchisée d'un espace urbain donné. Les « structures écologiques » dont parlent Szelenyi correspondent donc aux faits de morphologie, au sens durkhémien du terme.

de Berlin) ; une autre zone périphérique de pavillons modestes, qui s'est développée autour des vieux villages (et qui, dans le cas de Berlin, a été annexée dans les années 1920) ; enfin, les zones de grands ensembles des années 1970-80 (Szelenyi, 1983, pp. 109-111).

Comme on peut le constater à partir de la carte reproduite p. 41, ce modèle de zones concentriques se prête relativement bien à la description de l'espace urbain est-berlinois. Seule la zone transitionnelle manque à ce tableau, ce qui s'explique par les structures urbaines héritées de l'entre-deux-guerres : les villas bourgeoises ont été construites à la périphérie du sud-ouest de Berlin, dans le prolongement des quartiers bourgeois du centre-ville (Häußermann, 2001, p. 132). À ces différentes zones correspond une distribution ségrégative de la population : les jeunes familles dotées des plus hauts revenus habitent dans la dernière zone périphérique des grands ensembles ; les jeunes familles dotées de revenus plus bas achètent ou construisent une maison individuelle dans la zone périphérique de pavillons modestes ; ceux qui restent dans les centres urbains sont ceux qui n'ont pas les ressources suffisantes pour en partir, la faiblesse de ces ressources accentuant la dégradation des logements qu'ils habitent (Szelenyi, 1983, p. 123-124). Ivan Szelenyi explique le lien entre structure urbaine et structure sociale des différentes zones urbaines qui caractérisent les villes socialistes par les mécanismes d'allocation des logements dans les grands ensembles : en choisissant d'attribuer ces logements en fonction du « mérite » des citoyens, le système d'allocation socialiste « superpose » un système de récompenses à un autre puisque les citoyens méritants sont déjà récompensés par un plus haut revenu. Ce système approfondit ainsi les inégalités sociales au lieu de les compenser (Szelenyi, 1983, pp. 75-76). Un résultat intéressant de l'enquête de Szelenyi réside dans les caractéristiques socioprofessionnelles des populations à haut revenu qui ont majoritairement accès aux grands ensembles dans les deux villes hongroises qu'il étudie : il s'agit de hauts-fonctionnaires, de professions intellectuelles salariées, de techniciens, de membres du clergé et d'employés des services publics. Les familles aux revenus plus faibles concentrées dans les zones périphériques de pavillons modestes ou dans les centres urbains dégradés sont des familles d'ouvriers ou d'agriculteurs (Szelenyi, 1983, p. 53). Ces résultats signifient que les inégalités socio- spatiales des villes socialistes ne sont pas très différentes de celles des villes capitalistes même si elles sont organisées à partir de critères différents. Ces résultats s'appliquent-ils au cas berlinois ?

Le grand ensemble de Marzahn : une zone urbaine privilégiée ?

Pour rendre compte de la distribution spatiale des groupes sociaux à Berlin-Est et de la place que les grands ensembles de la périphérie occupent dans cette structure, les données des recensements dessinent quelques pistes. Prenons l'exemple des arrondissements de Marzahn et de Prenzlauerberg, que l'on peut grossièrement associer à la zone périurbaine de grands ensembles pour le premier et à celle du centre urbain dégradé pour le second61. Si l'on compare la composition

de la population active de ces deux arrondissements en fonction de ses secteurs d'activité à partir des données du recensement de 1989, on remarque que la proportion des employés dans l'industrie et les administrations et services publics est supérieure à Marzahn (respectivement 39 % et 43 % à Marzahn contre 30 % et 33 % à Prenzlauerberg62). Il est difficile de formuler à partir de ces résultats

des hypothèses sur les différences socioprofessionnelles de la population des deux arrondissements. Ces données indiquent surtout que le profil de Berlin-Est est beaucoup moins industriel que celui des autres villes de RDA63, ce qui s'explique par les fonctions politiques et administratives

particulières de la ville. À l'échelle des arrondissements, ces données témoignent donc surtout de la distribution spatiale des différentes fonctions de la ville : les zones industrielles situées à Marzahn peuvent expliquer qu'elle abrite davantage d'ouvriers, qui accèdent aux grands ensembles par la filière des entreprises ou des coopératives, tandis qu'à Prenzlauerberg, la proportion des personnes travaillant dans le commerce est très supérieure à celle de Marzahn (14 % à Prenzlauerberg contre 3 % à Marzahn). Si l'on s'intéresse aux mobilités résidentielles entre les différents arrondissements de la ville et à la composante géographique des flux d'arrivée à Marzahn, on constate que les arrivées en provenance des centres urbains diminuent sur l'ensemble de la période au profit des flux qui proviennent d'autres régions de RDA et des arrondissements périphériques64. Ces tendances

confirment l'hypothèse de la concentration dans le centre urbain des ménages qui n'ont pas les ressources suffisantes pour le quitter : une fois le stock de ménages disposant de ces ressources épuisé au début des années 1980, les flux diminuent. Il faudrait cependant des données sur la structure socioprofessionnelle de ces flux pour étayer cette hypothèse.

61 Les zones périurbaines d'habitat modeste dépendent de plusieurs arrondissements de sorte qu'aucune donnée à cette échelle ne peut vraiment en rendre compte. Voir la carte p. 41.

62 Chiffres Statistisches Amt der Stadt Berlin, 1990.

63 En 1988, la part des actifs travaillant dans les administrations et services publics représente 41,5 % à Berlin-Est contre 26 % à Dresden et 23 % à Karl-Marx Stadt (aujourd'hui Kemnitz). La situation est inversée pour la part des actifs travaillant dans l'industrie : 27 % à Berlin-Est contre 44 % à Dresden et 48 % à Karl-Marx Stadt. Chiffres Statistisches Amt der DDR, 1988.

64 Jusqu'en 1984, les flux en provenance du centre de Berlin-Est représente environ la moitié des flux totaux, puis 45 % des flux jusqu'en 1986, enfin, 35 % des flux jusqu'en 1989. Chiffres recalculés à partir de Staatliche Zentralverwaltung für Statistik, 1980-1988.

Considérons les propriétés sociales des trois échantillons constitués par l'équipe de Loni Niederländer lors de son enquête sur le logement à Marzahn dans les années 1980. L'une des données relevées est intéressante pour mon propos : le niveau de qualification des personnes composant les trois échantillons sondés (voir le graphique ci-dessous).

Niveau de qualification des personnes sondées. Enquête Wohnen in Marzahn, 1980, 1982, 198665

L'échantillon de 1986 constitue une sorte de moyenne sur l'ensemble des trois quartiers que compte alors l'arrondissement. On remarque que le niveau de qualification des personnes interrogées évolue peu entre les trois échantillons. Ils se composent, en moyenne sur les trois intervalles, de 40 % d'ouvriers qualifiés (Facharbeiter), de 23 % de techniciens et de 24 % de personnes diplômées de l'enseignement supérieur. Par rapport aux données disponibles pour l'ensemble de Berlin, les personnes peu qualifiées ou sans qualification sont sous-représentées tandis que les techniciens et les diplômés du supérieur sont surreprésentés dans l'échantillon66. La

proportion d'ouvriers qualifiés est légèrement inférieure à la moyenne berlinoise67. Cela peut

s'expliquer par la méthode employée : la surreprésentation des catégories socioprofessionnelles intermédiaires et supérieures est un biais habituellement repéré pour les sondages d'opinions68.

Cependant, le pourcentage de personnes tirées au sort ayant refusé de répondre aux enquêteurs est très faible pour les trois échantillons : 1,6 % pour le premier, 0 % pour le second et 0,5 % pour le dernier. On peut donc considérer qu'ils sont des indicateurs relativement fiables de l'évolution de la population du grand ensemble de Marzahn, même s'il est difficile d'évaluer correctement leur degré de représentativité en les confrontant à d'autres sources.

65 Cf. Niederländer, 1981, 1982, 1987.

66 Les ouvriers peu ou pas qualifiés représentent 21 % de la population berlinoise en 1978 contre 7 % en moyenne dans les échantillons, tandis que les détenteurs d'un diplôme de technicien ou du supérieur représentent respectivement 15 % et 13 % de la population berlinoise en 1978 contre 23 % et 24 % en moyenne dans les échantillons. Chiffres pour Berlin : Staatliche Zentralverwaltung für Statistik, Bezirkstelle Berlin, 1978.

67 40 % en moyenne dans les échantillons contre 49 % à Berlin en 1978. Chiffre pour Berlin : Staatliche Zentralverwaltung für Statistik, Bezirkstelle Berlin, 1978.

68 Voir, pour le cas des analyses éléctorales, Gaxie, 1990 ; Lehingue, 2003.

sans Ouvrier partiellement qualif ié

Ouvrier qualif ié Agent de maîtrise Diplôme de technicien Diplôme supérieur 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 1980 1982 1986 P a rt d a n s l' é c h a n ti llo n ( % )

Les trois échantillons confirment l'hypothèse de Szelenyi pour le cas du grand ensemble de Marzahn : la proportion de la population qualifiée y est plus importante que dans le reste de la ville. On constate néanmoins des différences entre les caractéristiques socioprofessionnelles des échantillons de Marzahn et les résultats de l'enquête de Szelenyi en Hongrie. Les ouvriers qualifiés ont accès aux grands ensembles en RDA et représentent une part non négligeable de sa population. Cela renvoie à certaines caractéristiques de la stratification sociale de la société est-allemande dans les années 1980 mises en évidence par les historiens. Durant les années 1960 et 1970 plusieurs mesures politiques ont contribué à réduire les différences de revenu qui pouvaient persister entre les ouvriers et certaines catégories socioprofessionnelles plus éduquées en introduisant des systèmes rémunérant la performance et en remplaçant les formes de rétributions matérielles par des récompenses symboliques (médailles, titres honorifiques). Mary Fulbrook note ainsi que dans les années 1980, les ouvriers qualifiés pouvaient gagner autant, sinon plus, qu'un ingénieur (Fulbrook, 2005, p. 229). Cette observation m'a été confirmée par plusieurs femmes que j'ai rencontrées à Marzahn : Margot Schultz, qui était ingénieure pour l'entreprise de chemin de fer est-allemande, et Paula Baumgartner, qui occupait une fonction similaire dans une entreprise de construction, estiment avoir été moins rémunérées que les ouvriers pendant la période socialiste ; à l'inverse, Luisa Thuringer avait fait un apprentissage dans la finition de pièces mécaniques et considère qu'elle a très bien gagné sa vie pendant la période socialiste69. Ces considérations ne remettent donc

pas en cause l'hypothèse générale de Szelenyi : ce sont bien les catégories qui disposent des plus hauts revenus qui accèdent en priorité aux grands ensembles. Il apparaît cependant que les systèmes de stratification sociale varient dans les différents pays socialistes, de sorte qu'une même catégorie socioprofessionnelle peut avoir été plus ou moins privilégiée selon le pays et l'époque. En RDA, les ouvriers qualifiés occupaient une position sociale relativement comparable à celle de catégories socioprofessionnelles plus éduquées comme les ingénieurs ou les enseignants dans les années 1980. En revanche, c'était loin d'être le cas pour les ouvriers peu ou pas qualifiés.

Les conditions d'accès aux grands ensembles inscrivent ainsi dans l'espace de la ville un principe de division interne à la classe ouvrière : les ouvriers peu ou pas qualifiés ne sont pas intégrés au projet socialiste est-allemand et restent confinés aux centres urbains ou aux zones périphériques modestes. Mais on retrouve aussi ce principe de division dans l'organisation spatiale interne au grand ensemble de Marzahn.

69 Entretien avec Margot Schultz du 9 août 2006 ; entretien avec Paula Baumgartner du 3 février 2006 et entretien avec Luisa Thuringer du 2 février 2006.