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Les moments et leurs hommes »

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 95-100)

Pourtant, certains chercheurs n’hésitent pas à voir dans cet épisode un point de basculement dans les rapports de Zhu Xi et Lu Jiuyuan : on y verrait sourdre une rivalité qui couvait jusqu’ici dans les rencontres policées des deux lettrés et qui commencerait ici d’émerger au grand jour, avant d’éclater dans la « discussion » épistolaire de la fin des années 1180. Chez Chen Lai, mais plus encore chez Shu Jingnan, l’épisode est présenté comme l’événement qui a « préparé le terrain du combat des tempéraments » et a notamment entraîné un « grand changement d’attitude » chez Lu Jiuyuan243. Pour étayer l’idée d’un changement de ton, ces auteurs s’appuient en particulier sur les lettres de Zhu Xi à des connaissances communes, dans lesquelles le lettré du Fujian évoque en termes plutôt négatifs le passage chez lui de plusieurs disciples de Lu Jiuyuan. Pourtant, il faut noter que d’autres auteurs sont loin d’être aussi catégoriques sur le statut de l’épisode, et soulignent au contraire le maintien de relations amicales, parfois y compris jusqu’au-delà de la « discussion »244. Plus largement, c’est à l’échelle de la relation entière que peut se poser la question du niveau de conflictualité – voire même à l’échelle du destin du « néoconfucianisme » auquel il est d’usage de les associer l’un et l’autre245. Mesuré à l’aune de l’échange « intellectuel » des deux lettrés, ce niveau semble aller croissant ; mais au regard des interludes « politiques » de cet échange, qui courent en réalité jusqu’à la fin des rapports, on est au contraire frappé par la convergence répétée des vues.

Pour être complet, il faudrait évoquer un aspect que nous devons garder à l’esprit : le point de vue

243 Shu Jingnan 2003, 626-627 (voir aussi 743). Chen Lai, plus mesuré, fait néanmoins lui aussi de l’affaire du mubiao un tournant dans son chapitre « Cao bian qianhou 曹表前後 » (Avant et après l’épitaphe à Cao) : Chen Lai 2000, 374-380.

244 Il n’est cependant pas exclu que ce soit par omission de leur part. Sauf erreur toujours possible, Chen Rongjie ne mentionne pas l’épisode du mubiao pour Cao Jian dans le chapitre qu’il consacre aux relations de Zhu Xi et Lu Jiuyuan : Chen Rongjie 1989b, 435-461 ; Xing Shuxu ne le mentionne pas non plus dans son ouvrage sur Lu Jiuyuan, tout en insistant (de manière sans doute un peu exagérée) sur les bons rapports qu’entretiennent encore Zhu Xi et Lu Jiuyuan à la veille de leur « discussion » (Xing Shuxu 2008, 58-59).

245 C’est en envisageant la discussion de Zhu Xi et Lu Jiuyuan « sous l’angle de l’histoire intellectuelle » en général, que Ge Zhaoguang y voit la manifestation de la « maturité respective de différentes lignes de pensée internes au néoconfucianisme » (Ge Zhaoguang 2001, 218 [vol. 2]).

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des intéressés. Or le fait est qu’en disciples de Maître Kong, Zhu Xi et Lu Jiuyuan se reconnaissent l’un et l’autre dans la maxime selon laquelle « pour les hommes de bien, rien n’est matière à rivaliser »246 : de cela aussi il faudra rendre compte.

Pour l’heure, ces hésitations sur le niveau de conflictualité se reflètent dans les différents choix de corpus possibles. Du privilège donné à tel ou tel type de sources, les commentateurs tirent souvent une vision particulière des tensions entre les deux lettrés. La sélectivité peut varier en fonction de l’échelle. Mettons par exemple que l’on choisisse d’accorder une importance cruciale aux quelques phrases de Lu Jiuyuan au sujet de l’épitaphe de Zhu Xi consacré au défunt Cao Jian : on omettra alors de dire que ce passage apparaît en cinquième position dans une lettre qui compte huit ou neuf points distincts ; on écrasera la temporalité de l’écriture, et le fait que ce sont près de onze mois qui séparent les deux écrits, alors que bien d’autres tâches occupent par ailleurs nos lettrés ; on négligera enfin le fait que Lu, à proprement parler, ne fait pas lire à Zhu Xi la lettre qu’il a écrite auparavant à Cao Jian (Lu Jiuyuan enjoint simplement à Zhu Xi d’aller la trouver chez l’un de ses disciples qui fut de passage chez lui, ou lui propose le cas échéant de lui en faire ultérieurement une copie). Dans tous les cas, on paraît bien loin de la confrontation de deux egos froissés que l’on décrit parfois. Les effets de focalisation sont plus nets encore à l’échelle macrotextuelle. Si l’on exclut de l’enquête les lettres de Zhu vraisemblablement adressées à Lu mais que les Œuvres complètes de Maître Zhu relèguent dans les « écrits perdus » – écrits provenant quasiment tous de la Biographie chronologique rédigée par les disciples de Lu Jiuyuan – on en tirera une vision plus adoucie des tensions entre Zhu et Lu dans les années 1183-1185 ; le poids des disciples dans la montée de ces tensions ne sera pas non plus le même. De même, si l’on exclut ces sources additionnelles, non retenues par la tranmission textuelle des écrits de Zhu Xi, ce que nous désignions plus haut comme un « échange » au sujet de l’épitaphe pour Cao Jian n’en sera plus véritablement un : ne restera que la lettre que Lu Jiuyuan envoie à Zhu Xi et où il évoque le mubiao, datée dans sa Biographie chronologique du 25 avril 1184 ; puis, détaché de la précédente, le premier

« envoi » de Zhu Xi à Lu Jiuyuan, daté de 1185, dont le titre retenu – « Envoyé à Lu Jiuyuan », « Ji Lu Zijing

寄陸子靜

»247 – suppose qu’il ne s’agit pas d’une réponse à un courrier antérieur, mais d’une initiative de Zhu Xi au sujet des communications officielles de Lu. Ajoutons qu’à ce jeu perspectiviste, les disciples de Lu Jiuyuan ne sont pas en reste : s’ils mentionnent davantage de lettres envoyées par Zhu Xi dans leur Biographie que n’en reconnaît le recueil de Zhu Xi, ils en

246君子無所爭 (Lunyu 3, 7).

247 Wenji 36, 1564, in Zhuzi quanshu, vol. 21.

95 excluent en revanche certains passages (par exemple la « boutade » que nous mentionnions plus haut, et qui ne figure pas à la fin de cette lettre de 1185 telle que citée dans le Nianpu248).

Ces exemples nous montrent que la tradition textuelle est elle-même constituée de manière relationnelle : comment pourrions-nous dès lors y recourir sans précaution d’aucune sorte, pour retracer une trame factuelle « objective » ? Ces écarts illustrent aussi un point largement souligné ci-dessus : le caractère réglé des genres d’écriture. Pour chaque type de texte, il y a en effet un filtre qui s’interpose entre notre regard et la « réalité » que nous souhaiterions décrire. De ce point de vue, le fait que les règles d’expression changent d’un type d’écrit à l’autre ne fait qu’aggraver la situation. Ainsi, nous avancions plus haut que les règles constitutives d’un jiwen semblaient exclure qu’il y soit fait mention d’un autre jiwen. Mais l’exemple du mubiao à la mémoire de Cao Lizhi et de la version alternative proposée par Lu Jiuyuan l’a bien montré : dès lors qu’on change de cadre d’énonciation, il est tout à fait possible de formuler un propos métadiscursif et critique sur certains types de textes249. Des exemples à ce sujet peuvent être pris des deux côtés. Dans une lettre à Lü Zuqian de juin-juillet 1180 (soit un peu plus d’un an avant la mort de ce dernier), Zhu Xi formule des louanges à propos de l’eulogie que le grand fonctionnaire a composée pour le décès tout récent de Zhang Shi : « Véritablement, dans votre eulogie, on trouve des aspects que d’autres ne seraient pas capables de décrire ; c’est admirable !250 » Mais Zhu Xi peut aussi se montrer réservé à propos de telle ou telle eulogie : c’est le cas du jiwen que Chen Liang adresse après sa mort au même Lü Zuqian, sur laquelle Zhu émet un jugement négatif dans un propos noté par un disciple, quoique semble-t-il plusieurs années après les faits251. On trouve le même type de critique différée chez Lu Jiuyuan : dans une lettre de l’été-automne 1190 à l’adresse de son disciple Gao Zongshang

高宗商

, il vise également une eulogie adressée au « Directeur de Bureau Lü » – de nouveau Lü Zuqian – par un certain Shi Zongzhao

石宗昭

: ce lettré est connu aussi bien de Zhu Xi et de Lu Jiuyuan qu’il l’était du défunt ; or, pour Lu Jiuyuan, cette eulogie contient de « graves absurdités » 252.

248 Voir Nianpu, in Lu Jiuyuan ji 36, 496-497, où la soustraction de la fin de la phrase de Zhu Xi se fait au prix d’une ruse syntaxique sur laquelle nous reviendrons.

249 On note un cas de muzhiming signé Lu Jiuyuan, commençant par l’évocation de la réticence qui était la sienne dans sa jeunesse à accorder crédit à des muzhiming abondants et bien tournés, mais peu fiables pour ce qui était de l’authenticité de leurs éloges : par cette remarque liminaire, le lettré du Jiangxi place l’exigence de son propre écrit sur ce plan de l’authenticité (« Huang furen muzhiming 黃夫人墓誌銘 », in Lu Jiuyuan ji 28, 324-325 [324]).

250 « Da Lü Bogong 答呂伯恭 », Wenji 34, 1503-1506 (1503), in Zhuzi quanshu, vol. 21 : 祭文真實中有他人所形容 不到處,嘆服 (voir Chen Lai 1989, 177).

251 L’eulogie en question (elles sont en fait deux), rédigée en 1181 après la mort de Lü Zuqian, se trouve dans Chen Liang ji 24, 364-365. La critique de Zhu Xi est rapportée semble-t-il en 1188 par Li Hongzu 李閎祖 (jinshi en 1211 ; zi Shouyue 守約, hao Gangzhai 綱齋) dans Zhuzi yulei 123, 2966 (vol. 8) : voir sur ce disciple Chen Rongjie 1982, 124.

Sur cette eulogie et cette critique, voir Tillman 1982, 116, 252 n. 5.

252應之一跌不復,中間見其祭吕郎中文,迷謬之甚 (Yu Gao Yingchao 與高應朝 » [À Gao Zongshang], Lu Jiuyuan ji 14, 188). L’eulogie que critique Lu Jiuyuan a vraisemblablement été composée bien des années auparavant, lors de la mort de Lü Zuqian en 1181. Son signataire est Shi Zongzhao 石宗昭 (zi Yingzhi 應之), qui réussit à l’examen jinshi en 1172, soit la même année que Lu Jiuyuan. Selon Song Yuan xue’an, Shi Zongzhao a fréquenté aussi bien Lü Zuqian que Zhu Xi et Lu Jiuyuan, mais il était manifestement plus proche de ce dernier, même si Lu Jiuyuan ne se

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Tous ces exemples montrent qu’il est des cadres qui conviennent mieux que d’autres à certains propos : la correspondance adressée à des tiers, les propos formulés devant des disciples (dont la publication ne peut être que plus tardive) constituent manifestement des formes d’expression non frontales, garantissant à la fois une possibilité de distanciation et une certaine confidentialité. Or, il n’y a rien de mécanique dans le traitement de ces propos latéraux par l’historien. En effet, c’est l’idée générale que l’on se fait du corpus qui décide de la valeur qu’on leur accorde. Soit l’on considère que tous ces documents, quel que soit leur statut énonciatif, sont indexés sur une même réalité, et le but que l’on se donne est alors le suivant : recouper un maximum de sources en vue d’une restitution panoramique (et chronologique) de celle-ci. Soit l’on s’intéresse d’abord aux règles qui orientent les relations dont procèdent ces sources, et l’objectif devient sensiblement différent : inférer la logique implicite de ces règles, en vue de décrire non pas la réalité toute nue, mais le monde dans lequel cette réalité prend sens.

Notre travail se situe résolument dans la seconde perspective. Nous considérons que lorsque Lu Jiuyuan critique à l’adresse d’un lettré telle eulogie consacrée à feu Lü Zuqian par un autre lettré, la valeur de cette critique dans le cadre de sa relation avec ce premier lettré est au moins autant, sinon plus importante que sa valeur de témoignage sur ce que pense Lu Jiuyuan de cette eulogie, de ce second lettré ou même de Lü Zuqian. D’inspiration pragmatiste, cette perspective rejoint la théorie de l’action qui se dégage de la sociologie d’Erving Goffman, lorsque celui-ci dit s’intéresser « non pas à l’individu et à sa psychologie, mais plutôt aux relations syntaxiques qui unissent les actions de diverses personnes mutuellement en présence » – ce qu’il formule également de manière plus lapidaire : « non pas les hommes et leurs moments ; mais plutôt les moments et leurs hommes ». Il ne s’agit pas là d’un perspectivisme de principe, qui s’imposerait à nous face à n’importe quel objet d’étude : l’idée est en effet répandue que le pluralisme des points de vue, y compris à l’intérieur d’un même individu, constituerait une donnée de base de la vie sociale – et de fait, c’est sans doute là un phénomène universel. Mais ce fait élémentaire n’est pas investi de la même valeur selon le monde dans lequel il se situe. En l’espèce, c’est l’idée que nous nous faisons de l’organisation du tout et des parties dans ce monde particulier, celui des lettrés de l’époque des Song, qui nous amènera dans les chapitres suivants à faire un choix d’ouverture maximale quant à la question du corpus253. Cette idée, nous le verrons, tourne autour de la notion de savoirs lettrés. À travers cette notion, il s’agit de comprendre en vertu de quelle institution du sens ou quelle « réalité du tout », pour reprendre les termes de Vincent Descombes, un propos donné peut se voir prêter

montre pas satisfait de lui (Chen Rongjie 1982, 72 ; Xu Jifang 1990, 68, 70 ; Wang Xintian 2000, 187) : voir également

« Yu sun Jihe 與孫季和 » (Au neveu Jihe), Lu Jiuyuan ji 15, 195-196 (195).

253 Il va de soi qu’un tel choix est, dans les faits sinon dans l’idéal, au-delà des forces d’un seul chercheur : il ne peut être véritablement fécond que dans le cadre d’une recherche collective.

97 une forme d’évidence et de positivité dans telle situation particulière, qu’il n’aurait pas dans une autre.

Cyril Lemieux parle à ce sujet de « hiérarchie grammaticale ». Toute situation présuppose une grammaire « actuelle » ou dominante de l’action, avec laquelle les actions qui se produiront entretiendront un rapport plus ou moins « positif » ; mais dans le même temps, d’autres grammaires se trouvent dans un rapport plus ou moins « mineur » à cette grammaire de référence qui fait l’« atmosphère » de la situation de base, et ce sont ces grammaires secondaires qui rendent raison du fait que certaines actions sonnent faux dans cette dernière254. La notion de « jeu de langage » (wittgensteinienne comme celle de « grammaire »), pourrait être également mobilisée ici. La démarche classificatoire de Lemieux l’amène à distinguer trois types de grammaire fondamentaux, dont chaque formation sociale fournit selon lui des équivalents diversement hiérarchisés selon les circonstances : la grammaire publique, qui a ceci de particulier que « dans une communauté donnée, [elle] permet aux individus de se rappeler mutuellement que les règles qu’ils utilisent sont des règles publiques, et non pas des règles à usage seulement personnel » ; la grammaire naturelle, qui correspond à l’ensemble des attitudes recevant un sens positif ou négatif dans un enchaînement d’« engagements » et de « restitutions » ; la grammaire réaliste, qui renvoie à « l’ensemble des règles qui permettent de conférer aux attitudes de prudence […] un sens positif » (Lemieux 2009, 69, 79-80, 82, 85). Le statut logiquement à part dont jouit la grammaire publique tient au fait qu’elle est le seul « lieu, dans une communauté donnée, [de] réflexion publique sur les règles » : en d’autres termes, elle est la « grammaire qui permet de s’interroger sur la grammaire », voir de « toucher à la grammaire »255. De fait, quand la grammaire publique en vient à être explicitée – ce qui est loin d’être toujours le cas dans les interactions ordinaires –, c’est soit que les individus y énoncent positivement les règles de leur action (ce que le sociologue appelle des « grâces »), soit qu’ils se notifient publiquement des fautes (ce qu’il appelle des « devoirs »)256. C’est en cela que la grammaire

254 En plus des propositions théoriques déjà mentionnées ci-dessus, voir les réflexions du sociologue basées sur les travaux d’Albert Piette et d’Erving Goffman : Lemieux 2009, 153, 158-165. Sur la notion d’« atmosphère » empruntée à Marcel Mauss, voir ibid. 166-167, 183, 205 (on la retrouve chez un autre disciple d’Émile Durkheim, l’historien Marc Bloch). On trouve un écho dumontien à ce principe d’une hiérarchisation des grammaires dans l’idée que « certains aspects de la réalité sociale sont clairement et consciemment élaborés, tandis que d’autres sont laissés dans l’ombre » (Dumont [1966] 2008, 323).

255 Lemieux 2009, 80, 76, 186 ; voir aussi 138-139.

256 Sur le « devoir » et la « grâce », définis par Lemieux comme les deux genres fondamentaux d’« action-en-retour » susceptibles de faire advenir la grammaire d’une action ou d’une interaction, voir Lemieux 2009, 117-118, 29-30. La théorie sociologique sur laquelle nous nous appuyons ici suppose que si l’action est toujours sous-tendue par une grammaire, ce n’est en revanche que de manière discontinue que cette grammaire est prise pour objet de propos ou d’actions par les acteurs qu’elle oriente. Le postulat du « pluralisme grammatical » (ibid., 89-90, 183, 226) que défend Lemieux a en effet pour corrélat la notion d’intermittence des grammaires : chacune des trois grammaires fondamentales (publique, naturelle et réaliste) est « loin de nous permettre de donner sens à l’intégralité de la vie sociale » (ibid., 82 ; voir également 76-81, 181-183, 185). Si la grammaire publique correspond sans doute à la forme la plus réflexive de l’action humaine (à la différence de la grammaire de l’engagement, dont Lemieux dit à la suite de Norbert Elias qu’elle est « anthropologiquement premi[ère] » : ibid., 138-139, 211-212), sa supériorité logique – dont participent éminemment les sciences sociales – n’en est pas moins incontestable : ibid., 182, 185-186, 203.

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publique est « l’expression la plus claire du principe de solidarité », dont nous avons vu au début de ce prologue qu’il justifiait, pour toute démarche descriptive, l’antériorité des règles de l’action sur tout investissement individuel de cette dernière (ibid., 80).

Dans une telle démarche, l’enjeu consiste à comprendre le plus fidèlement possible la hiérarchisation changeante de ces grammaires en fonction des relations et des situations. Pour reprendre l’exemple du « procès en bouddhisme » tel qu’on l’a vu formulé dans la première lettre de Zhu Xi à Lu Jiuyuan257, cette mise en cause peut être vue comme la dénonciation d’une faute de grammaire du lettré du Jiangxi. Formulée rapidement, cette dénonciation s’énoncerait ainsi : que Lu Jiuyuan puise des arguments dans le répertoire bouddhique n’est pas illégitime dans la mesure où, comme Zhu Xi le reconnaîtrait, ceux-ci sont motivés par le souci d’améliorer ses interlocuteurs ; mais ces arguments sont présentés avec une telle force de conviction qu’ils en viennent, une fois diffusés au-delà de leur cadre d’énonciation première, à apparaître comme une défense et illustration du bouddhisme – ce qui est problématique au regard des règles présupposées par une relation lettrée à l’époque de Zhu Xi et Lu Jiuyuan258. Bien évidemment, pour morigéner Lu Jiuyuan, Zhu Xi n’a pas besoin d’expliciter les règles de grammaire de l’action correcte telle qu’il l’entend : il suffit qu’il pointe les incorrections de son interlocuteur pour lui suggérer ces dernières, et peut-être pour les apercevoir lui-même. Mais réciproquement, comme nous l’avons suggéré en insistant sur les règles de la critique, il ne faut pas se méprendre sur la « grammaire de la distanciation » elle-même259 : celle-ci ne s’exprime pas dans n’importe quel cadre, faute de quoi Zhu Xi pourrait à son tour être accusé de commettre une faute de grammaire.

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