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L’antériorité des règles

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 53-61)

Or, les règles ne tombent pas du ciel : comme le montrent à ce sujet les réflexions d’un Ludwig Wittgenstein, elles relèvent d’un « usage constant », ce qui signifie notamment que ne les modifie pas qui veut125. Les règles n’existent pas non plus à l’état isolé, mais supposent ce qu’une des commentatrices du philosophe autrichien appelle la « concordance des pratiques »126. Accorder l’attention qui convient aux règles, c’est donc nécessairement les situer dans une relation de transcendance aux actions susceptibles de s’en réclamer – transcendance signifiant simplement ici

Patricia Ebrey 1991b, 99 ; pour de brèves explications à ce sujet sur le clan de Lu Jiuyuan, Wang Xintian 1999, 130.

Nous revenons ci-dessous sur la question de la pluralité des normes.

122 Voir Shields 2007, 111-115 (et ci-dessous pour un commentaire de cette étude).

123 Nous n’avons pas de certitude au sujet de l’éventuel caractère de commande des présentes eulogies : voir infra.

124 Voir Shields (2007, 112) qui, au sujet des Tang (618-907), cite par contraste les inscriptions tombale (muzhiming) ou les stèles d’allée divine installées sur les chemins d’accès aux tombeaux (shendaobei), deux genres que l’on retrouve également en nombre sous les Song. Dans le registre des éloges funèbres, Anna Shields mentionne les lei (chant funèbre), les aici 哀辭 (paroles de lamentation) et les diao (qu’on se risque à traduire par « consolation ») (Shields 2007, 113-114).

125 Pour une présentation de la notion de règle chez Wittgenstein, voir Schulte [1989] 1992, 131-137. Voir également la présentation de la pensée anthropologique de Wittgenstein par Jacques Bouveresse (1982, 108), où se trouve envisagée la question du changement des règles, mais avec cette précision que « de façon générale, les règles ne se modifient pas simplement parce que nous avons décidé explicitement […] de les modifier » (ibid., 56). Charles Taylor commente pour sa part : « “Ce que l’on appele ‘obéir à une règle’, est-ce une chose qu’il serait possible à un seul homme de ne faire qu’une fois dans sa vie ?” Cette question rhétorique [de Wittgenstein] qui réclame une réponse négative désigne non seulement […] une impossibilité de fait, mais quelque chose qui n’a pas de sens. “C’est une remarque, ajoute-t-il, sur la grammaire de l’expression ‘obéir à une règle’” » (Taylor 1995, 565). Sur la question du caractère supposément « construit » des règles, de leur origine et des changements historiques qui les affectent, voir Lemieux 2009, 17, 58, 60-61, 78.

126 Chauviré 1995, 550 ; Vincent Descombes parle de « cohésion intellectuelle » des pratiques et des institutions (1996b, 82-83).

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que les règles rendent possibles la description de ces actions127. Pour Cyril Lemieux, dont la théorisation sociologique se situe dans la lignée intellectuelle de Wittgenstein, tout en entretenant des liens étroits avec les travaux du philosophe Vincent Descombes sur l’anthropologie, cette transcendance – ou plus sobrement cette antériorité – des règles est l’expression de ce qu’il appelle le « principe de solidarité ». Un tel principe renvoie au fait qu’« on ne saurait concevoir l’action individuelle et l’individu lui-même de façon isolée d’une collectivité » (Lemieux 2009, 30). Ce primat du collectif se prolonge dans le postulat – congruent avec l’« aperception sociologique » évoquée dans l’introduction – selon lequel les autres principes de l’action humaine (Lemieux en identifie deux : le « principe de rationalité » et le « principe d’actualité ») sont logiquement subordonnés au principe de solidarité128. Par conséquent, en tant que résultats d’actions intentionnelles, les écrits que nous venons de traduire sont avant tout tributaires du principe de solidarité : produits par des individus, ces écrits ne trouvent leur sens que dans la présupposition d’une ou de plusieurs collectivités, dont la prégnance se constate dans l’existence des règles qui les orientent.

Pour autant, les règles ne sont pas un carcan. C’est déjà ce qu’observait Louis Dumont sur le terrain indianiste, lorsqu’il préconisait de ne pas se limiter à l’enregistrement des règles énoncées par les acteurs, pour se demander « si et dans quelles circonstanes ces règles présumées sont en fait appliquées »129. C’est aussi ce qu’enseignent les théoriciens de l’action, pour qui l’antériorité des règles est loin d’impliquer la convergence des opinions, ni d’ailleurs une normativité systématique et impérieuse, tant il est vrai que strictement parlant, on n’est jamais contraint de suivre une règle130. On se méprendrait donc au sujet des règles si l’on déduisait de leur présence plus ou moins explicite dans tel type d’activité le caractère uniforme des actions individuelles susceptibles de s’y référer.

Cependant, il y a bel et bien une positivité de la règle. Le reconnaître impose de distinguer différents niveaux de normativité, et notamment de faire la différence entre un sens restreint de la « règle » et le concept de « norme » entendu au sens strict.

Prenons l’exemple des rituels mortuaires chinois traditionnels, où les jiwen ont leur place.

Les historiens et les anthropologues montrent que ces rituels ont donné lieu, notamment à partir des Song, à une remarquable productivité en termes de prescriptions, mais aussi à une grande variabilité. Le trait est souligné en son temps par les prescripteurs rituels eux-mêmes (Kutcher 1999,

127 Sur ce sens particulier de la transcendance des règles, voir Lemieux 2009, 23, 57, 226.

128 Si l’inspiration wittgensteinienne est à l’arrière-fond du présent travail, c’est notamment dans les travaux de Vincent Descombes, mais aussi dans l’ouvrage de Cyril Lemieux, Le Devoir et la Grâce, que nous avons trouvé les outils conceptuels d’une application de la perspective pragmatiste à notre objet d’étude. Sur la triade des principes de l’action humaine, voir Lemieux 2009, 30, 108, 156-157, 164 ; sur la supériorité hiérarchique du principe de solidarité sur les autres principes de l’action identifiés par cet auteur, ibid., 127, 138-139, 182, 185-186, 203.

129 Dumont [1966] 2008, 113 ; voir aussi 185-187.

130 Pour un commentaire de Wittgenstein, voir Chauviré 1995, 552. Pour une récusation plus fouillée de la conception mécaniste des règles, voir Descombes 1996, 256-237 ; Lemieux 2009, 32-24, 144-146.

53 112). Par ailleurs, la comparaison d’écrits appartenant à des registres différents laisse supposer que les règles s’appliquent souvent, lors même que les « idées » exprimées semblent les contredire (Ebrey 1990, 407-408). Le phénomène est donc divers et changeant. Mais s’il laisse une marge d’initiative aux acteurs, il n’est pas pour autant aléatoire. Ainsi, quand James Watson parle d’une

« standardisation rituelle » commencée à l’époque des Song et poursuivie jusqu’à la fin de l’empire, il renvoie moins à l’imposition de normes par les lettrés qu’à ce qu’il appelle une « structure uniforme », dont la reconduction au fil du temps ne saurait tenir à la seule influence d’un projet organisateur, fût-il celui de l’État à travers ceux des lettrés131. Autrement dit, l’imposition des normes n’explique pas tout, les normes étant par définition – contrairement aux règles au sens restreint – des énoncés qui ont été formulés à un moment donné par quelqu’un ou par quelque instance132. En-deçà des normes accompagnant la standardisation des rites, il faut, par conséquent, supposer un soubassement plus foncier : celui des conditions de possibilité – des règles constitutives133 – en vertu desquelles un certain type d’action peut être reconnu comme rituel. Que ces conditions de possibilité demeurent souvent implicites, qu’elles ne soient pas toujours thématisées par les acteurs ne veut pas dire que ces derniers soient incapables de les désigner, voire d’en rendre raison, par exemple à la faveur d’une discussion. L’historienne et anthropologue Patricia Ebrey note ainsi que l’assentiment aux règles ne suppose pas qu’on en ait constamment conscience ; mais on comprend par là que des cas d’explicitations peuvent se produire134. En revanche, cette dimension

131 Watson 1988, 4, 7, 11, 17-18. Au sujet de la dialectique ultérieure des formalisations lettrées et de la standardisation étatique en matière rituelle, voir les travaux de David Faure (2006 ; 2007). La question de la robustesse des systèmes de sens et de leur non-réductibilité à des instances et mises en œuvre institutionnelles se pose également à propos du système des examens (Chaffee 1985a, 13 ; et infra). Pour un point de vue nuancé sur le facteur de la contrainte étatique dans le déclin des pratiques de crémation dans la Chine moderne, voir Ebrey 1990, 426-427.

132 Pour quelques aperçus de la distinction bourdieusienne entre « normes » et « règles », voir Bourdieu 1980, 91. Pierre Bourdieu distingue par ailleurs « normes » et « schèmes », considérant ces derniers comme « opaques à la pratique » (ibid., 26). Après avoir un temps envisagé d’utiliser ce concept de « schème » dans le présent travail, nous lui avons finalement préféré celui de « règle », la théorie anthropologique de la règle et de l’intention (et des institutions du sens qu’elles présupposent) permettant selon nous de faire justice de la dimension interactive et productive d’une interaction comme celle de Zhu Xi et Lu Jiuyuan, laquelle est à cet égard une interaction comme une autre. Soucieux d’établir les conditions d’une description authentique des propos et des actions, Cyril Lemieux recommande pour sa part la retenue dans l’usage de notions telles que « norme » (Lemieux 2009, 114).

133 Le philosophe John Searle (1969) définit les « règles constitutives » en ces termes : « Les règles constitutives créent de nouvelles formes de comportement. Les règles des échecs ou du football ne font pas qu’imposer un ordre à ces activités : elles les font aussi exister en tant que telles. […] Les règles normatives gouvernent des activités pré-existantes : des activités dont l’existence est logiquement indépendante des règles. Les règles constitutives constituent (et gouvernent) des activités dont l’existence est logiquement dépendante des règles » (traduit par Severi 2009, 38 n. 3).

Pour le lien de ce concept de règles constitutives à l’anthropologie pragmatique théorisée par Vincent Descombes, voir le premier chapitre (cf. IA2).

134 Voir la remarque introductive de Patricia Ebrey à son étude sur les guides de l’étiquette langagière à l’époque des Tang : « La plupart des gens apprennent dans l’enfance ces règles [présentes en toute société] et en viennent à les accepter comme normales, méritant à peine d’être relevées ou commentées. Il arrive même qu’ils n’aient même pas conscience qu’elles existent » (Ebrey 1985, 581 ; voir aussi 1991, 4). Watson fait une remarque similaire au sujet de l’audience des rituels funéraires, mais tout en précisant que celle-ci puisse dans certaines occasions se montrer

« hypercritique », autrement dit consciente des règles (Watson 1988, 6). Ebrey remarque ailleurs que les « explications et les rationalisations » de l’action font partie de la vie sociale (Ebrey 1984a, 27-29). En écho à ces réflexions, Wittgenstein montre que « non seulement le sujet n’est pas conscient d’une foule de questions qui ont néanmoins une influence directe sur l’application correcte d’une règle, mais qu’il ne saurait l’être » (Taylor 1995, 554 ; pour la citation d’un passage des Philosophische Untersuchungen, voir également Bouveresse 1995, 573 ; sur le caractère non mécanique des règles, voir Lemieux 2009, 33, 115 ; sur la distinction à faire entre l’effectivité de l’action et l’énoncé des raisons d’agir, dont il faut toujours supposer qu’il est possible, voir ibid., 105-112).

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d’adhésion implicite signifie que l’existence d’une règle exclut logiquement d’autres éventualités régulatives.

En l’occurrence, ce qui ne pose pas question dans les rituels mortuaires traditionnels, c’est, par exemple, la séparation entre la phase funéraire proprement dite (phase cruciale car incertaine, qui vaut jusqu’à l’expulsion formelle du cercueil hors de la communauté) et les rites de disposition du corps (qui peuvent avoir lieu beaucoup plus tard et concernent l’inhumation ou la crémation, les rassemblements commémoratifs ultérieurs, etc.)135. Ces deux phases font bel et bien l’objet de tentatives de formalisation, et Zhu Xi avec ses Rituels familiaux en est un bon exemple136, mais la règle de la discontinuité rites funéraires/rites de disposition que présupposent ces prescriptions rituelles leur demeure largement sous-jacente. De la même façon, l’écriture d’une eulogie peut donner lieu à toutes sortes d’investissements. Mais, dans leur diversité, ceux-ci ne peuvent qu’intégrer les règles constitutives du jiwen : par exemple le fait qu’un jiwen est conçu pour être proféré dans une phase précise du rituel funéraire (après le départ du corps de l’âme « hun

», mais avant la mise au cercueil137), de telle sorte que si ces conditions n’étaient pas remplies, il ne s’agirait plus d’un « jiwen ». Il en va de même des prescriptions dont peut faire l’objet ce genre d’écrits : celles-ci tiennent pour acquis un certain nombre de présupposés. On peut donc expliciter les règles de l’eulogie en disant qu’il est constitutif de ce genre d’écriture de n’être pas seulement un travail d’écriture.

Insistons-y : si une telle explicitation des règles (en l’occurrence des règles ayant trait à la pratique des jiwen), peut être le fait de l’historien ou de l’anthropologue, celle-ci ne fait pas partie des conditions du suivi des règles par les acteurs. Ce qui n’empêche que ces règles ne sont tout simplement pas pensables en dehors d’un certain degré d’organisation hiérarchisée du monde. Si l’on peut parler en ce sens d’un système de valeurs, ce n’est pas pour signifier l’emprise sur les actions et appréciations individuelles d’une causalité substantielle, fût-elle symbolique ou mentale ; c’est pour souligner, comme le fait le philosophe Vincent Descombes – qui est actuellement, dans la lignée de l’anthropologue Louis Dumont, l’un des principaux promoteurs en France de cette conception des règles – qu’« il y a des principes d’intelligibilité des pratiques pour autant qu’elles font système, et qu’elles font système au point de vue du sens »138.

135 Sur cette distinction, qui n’est précisément thématisable comme telle que pour un point de vue extérieur, voir Watson 1988, 11-15 (à quoi réfère également Thoraval 2013).

136 Sur le lent processus de publication du Jiali (laquelle n’est effective qu’après la mort de Zhu Xi) et sa vaste diffusion ultérieure jusqu’à son insertion en 1415 dans le compendium sponsorisé par le pouvoir impérial, Xingli daquan 性理大 全 (Grande somme sur la nature et les principes), voir Ebrey 1991a, 102-166 ; 1990, 426.

137 Voir l’explication du cadre rituel des jiwen dans Shields 2007, 119-120. Le moment de leur profération semble se situer dans la phase d’incertitude la plus cruciale du rituel, l’âme se trouvant encore dans un état « volatil et désorienté » (Watson 1988, 9).

138 Descombes 1996, 83. Sur l’impossibilité de couper l’analyse d’un « fait de valeurs » des « autres faits de valeurs, et en particulier […] des justifications qu’on en donne », voir Dumont [1966] 2008, 312.

55 Nous reviendrons plus longuement sur ces principes. Résumés ici, ils n’ont d’autre but que de nous inciter à comprendre en profondeur ce qui prévaut dans la pratique d’écriture appelée

« jiwen » à l’époque de Zhu Xi et Lu Jiuyuan. À cet égard, il nous faut exposer nos réserves quant à l’interprétation qui a pu être donnée de la pratique eulogistique à une époque un peu antérieure, celle de la fin des Tang ; il nous semble que la logique de cette interprétation (qui évoque par ailleurs certains aspects des Song) pourrait tout aussi bien s’appliquer aux textes traduits ci-dessus. À partir d’un échantillon de trois cas d’eulogies des Tang, la sinologue Anna Shields avance que la pratique de ce genre d’écriture à cette époque participe du « turn to the personal » qui marquerait cette époque :

« écrire sur la vie personnelle donnait aux lettrés le moyen de connecter leurs expériences individuelles aux valeurs de l’élite […] et, fait plus important, elle leur permettait de réinterpréter individuellement ces valeurs »139. En dépit de l’intérêt de cette étude, il nous semble que la lecture qu’elle propose des jiwen traduit – à tout le moins dans le cas des lettrés des Song – un malentendu assez profond sur le système de valeurs impliqué par la relation de l’individu au tout social. Or, s’agissant de notre étude, une certaine clarté descriptive quant à la nature de cette relation nous paraît la condition sine qua non d’une analyse correcte des rapports entre deux individus.

Certes, on voit bien dans les textes traduits ci-dessus ce qui pourrait faire écho à la lecture d’Anna Shields : les eulogies de Zhu Xi et Lu Jiuyuan présentent des différences notables (dans la construction, la présentation de soi, le rapport au défunt, etc.) ; dans le même temps, elles se situent l’une et l’autre à un niveau de haute maîtrise d’une technique d’écriture ; surtout, ces écrits, tant par leur production que par leur diffusion, participent d’une sociabilité prestigieuse, où les choix d’écriture ne sont, en un sens, jamais séparables de rapports de pouvoir. Sur ce dernier point, Anna Shields note par exemple que du fait de leur dimension performative, la rédaction d’eulogies sous les Tang s’inscrivait moins facilement que celle d’« inscriptions tombales » (muzhiming

墓誌銘

) ou de « rapports de réalisations (ou de conduite) » (xingzhuang

行狀

) dans les stratégies d’obtention de titres, même si elle pouvait satisfaire à « l’entretien d’un réseau social » lorsque celui-ci était amoindri par la disparition d’un de ses membres (Shields 2007, 115, 117-118). Pourtant, la notion d’émergence de l’expression personnelle et celle, sous-jacente ici, de captation par l’individu d’un

« capital symbolique » ne nous paraissent pas un angle prioritaire pour aborder ces textes140. D’abord, l’enquête historique sur la question de la « personne » en Chine expose à de grandes

139 Shields 2007, 111. L’article d’Anna Shields se fonde sur l’analyse de trois jiwen signés Liu Zongyuan 劉宗元 (773-819), Liu Yuxi劉禹錫 (772–842) et Bai Juyi 白居易 (772 - 846). La plupart des éléments descriptifs produits par cette étude au sujet de la seconde moitié des Tang nous paraissent valoir encore pour les Song. C’est pourquoi nous y recourrons ici, tout en proposant un autre cadre d’interprétation.

140 L’apport et les limites de la sociologie bourdieusienne sont évoqués notamment dans le second chapitre (cf. IIA1a, IIB2a).

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difficultés en termes de périodisation141. Ensuite, l’insistance constructiviste sur la « réinterprétation des valeurs » par un individu stratège de son expression nous paraît manquer la dimension première de ces genres d’écriture : leur caractère réglé.

Il nous semble en effet que, concernant un monde où, en écho à une situation donnée, écrire des jiwen peut aller de soi – autrement dit dès lors que ce monde est un monde lettré – une analyse conséquente ne peut que partir des règles et du système de valeurs dont elles procèdent. Ce n’est que dans un second temps que l’on peut tenter d’aborder la question de l’individualité, de son expressivité et de ses stratégies éventuelles142. La relation à soi est en effet inconcevable sans une relation aux autres réglée par le sens d’une collectivité : comme le dit le philosophe pragmatiste George H. Mead, « les soi ne peuvent exister qu’en relation à d’autres soi », dans la mesure où « on doit être membre d’une communauté pour être un soi »143. Faute de cette approche qu’avec Vincent Descombes l’on peut qualifier de holiste, on s’expose aux malentendus sur les actions et les propos que nous avons à décrire. Or, il est probable que ces malentendus ne reflètent que trop l’individualisme de notre modernité – compris non pas comme tendance morale, mais au sens de Louis Dumont : comme valeur organisatrice des rapports du tout et de ses parties144.

Ce qui peut paraître faussé en l’occurrence, c’est la rationalisation que l’on propose de l’usage des jiwen par l’accumulation de pseudo-raisons, qui sont en réalité soit des causes à caractère explicatif (les « intérêts sociaux »), soit des objectifs d’ordre stratégique (les « buts idéologiques »)145. Si l’on ajoute le supposé facteur « personnaliste », on en arrive à un faisceau d’explications dont on

141 Anna Shields semble voir dans la seconde moitité des Tang l’émergence d’une personnalité expressive de soi-même.

Mais pour C. M. Lai, « l’émergence du moi » se situe dès les IIe–IIIe siècle, comme l’atteste d’après lui l’apparition d’une poésie de lamentation consacrée à des individus n’appartenant pas aux cercles du pouvoir (Lai 1994, 409-4011), tandis que pour Wu Pei-yi, cette émergence ne s’effectue en Chine qu’avec certains lettrés « confucéens » du XVe siècle (voir Wu 1990, 93, qui situe les premiers aperçus sur un « monde intérieur » dans la production d’un Wu Yubi 吴與弼 (1392-1469, zi Zifu 子傅Kangzhai 康齋]). Pour une approche plus philosophique des conceptions chinoises du moi à diverses époques, voir Feuillas, Graziani & Lanselle 2004. Face à ces questions difficiles, la perspective pragmatiste inspirée du holisme anthropologique (Dumont 1966 ; 1991 ; Descombes 1995 ; 1996) recommande de toujours partir du système de valeurs articulant le tout (le social) et la partie (l’individu) pour, dans un second temps, tenter d’accéder à ce que peut signifier l’« individualisation » dans un contexte donné (voir Dumont [1983] 1991, 33-67 ; Descombes 1996b, 90-92).

142 Si l’on admet cette perspective, certaines descriptions deviennent incongrues, comme par exemple celle-ci, à propos

142 Si l’on admet cette perspective, certaines descriptions deviennent incongrues, comme par exemple celle-ci, à propos

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