• Aucun résultat trouvé

d. historicisation et historiographie impériale

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 183-193)

Parvenu à mi-chemin de cette sous-section, résumons-en les acquis en termes de contextualisation. Après le surplomb de la section précédente (le contexte comme « domaine » : cf.

IA), où l’on risquait sans doute, faute d’un cadrage approprié, de n’apercevoir qu’en creux la relation de Zhu Xi et Lu Jiuyuan, le présent survol (le contexte comme « circonstances ») nous fait accéder au cœur de notre objet. Partant des précautions d’usage touchant aux périodisations historiennes, nous avons vite constaté que des périodisations étaient à l’œuvre chez les lettrés eux-mêmes. Puis le souci de ne pas surestimer la diversité de ces narrativisations nous a conduit à envisager le régime d’historicité qui leur est sous-jacent. Or, dans ce dernier, nous avons trouvé bien plus qu’un panorama : une prise radicale sur notre objet. Nous tenons désormais pour acquis que la relation lettrée qui nous occupe ne peut se penser que compte tenu de l’opposition hiérachisante entre

« Antique » et « présent ». Certes, cette opposition reste inductive, elle n’est qu’une étape en vue de l’« opposition fondamentale », qui seule nous permettra de mettre un nom approprié sur l’institution du sens présupposée par la relation. Mais le gain compréhensif de ce détour historiographique est déjà grand. Nous savons désormais que notre réflexivité est impliquée dans l’analyse de notre objet ; et réciproquement, que la conscience des lettrés doit demeurer notre guide.

Cette conscience lettrée, loin d’être nébuleuse, se manifeste dans ses productions. Ci-dessus nous l’avons vue œuvrer dans le tracé des périodes, puis dans celui d’oppositions « formelles ».

Autant de gestes de savoir qui supposent l’appui de supports matériels, au premier rang desquels le medium écrit. Dans le présent point, nous nous penchons sur un fait robuste : la dynastie des

« Augustes Song » (Huang Song

皇宋

), nullement périodisée a posteriori, mais fondée comme telle par les Zhao, avec l’ambition affirmée de donner suite à la longue chaîne interdynastique. De cette dynastie, tant Zhu Xi que Lu Jiuyuan sont les sujets loyaux, ce qui implique pour eux diverses tâches, qui pourraient donner lieu à toutes sortes d’investigations objectivantes ou critiques. Or il nous faut maintenir le fil de la conscience lettrée. Pour suivre cette dernière au plus près, nous proposons de voir en quoi elle diffère de la nôtre, notamment de celle qui prévaut chez les historiens modernes. La contextualisation compréhensive consistera donc ici à comparer deux

« mise[s] à distance du présent » (Lamouroux 1997, 57) : celle qui découle d’un légitime usage du soupçon historiciste ; celle dont, en tant que lettrés, sont capables les acteurs du temps.

182

Telle qu’elle est formulée par ces derniers, la revendication de légitimité impériale des Song semble bien donner matière à « déconstruire »479. Si bien qu’à première vue, le scrupule historien qu’énonçait Antoine Prost, déjouer la « clôture sur elle-même » des unités de périodisation, paraît tout à fait approprié. D’abord, on peut souligner que pour les acteurs eux-mêmes l’affaire était loin d’être simple. Pour les fondateurs, il s’agissait de sceller le sort des dynasties qui s’étaient succédé depuis l’extinction de la dynastie Tang en 907, alors résiduelle (Standen 2009, 38). Ces entités éphémères furent rapidement réunies sous l’étiquette de « Cinq dynasties », amalgame neutralisant qui voulait signifier la fin d’un épisode chaotique définitivement révolu. La crédibilité de cette proclamation supposait la rédaction d’une histoire officielle, qui fut rondement menée, mais trop précipitamment sans doute pour être durable : en à peine deux ans, les sept historiographes désignés par le premier souverain des Song compilèrent une histoire de ces « Cinq dynasties » à partir de divers matériaux, dont la part qui leur était restée accessible des « annales authentiques » (shilu

實錄

) des dynasties défuntes480. Le texte qui en résulta ne tarda pas à être jugé lacunaire et incohérent, si bien qu’une nouvelle version plus satisfaisante, due aux efforts du grand lettré et historiographe privé Ouyang Xiu, fut officialisée près d’un siècle plus tard, la première tentative perdant son statut d’histoire officielle en 1206. Un autre aspect engageait la crédibilité de la dynastie nouvelle : la fixation des « Ordonnancements » et de leurs commentaires. Dès les premières dynasties postérieures aux Tang, les souverains avaient entrepris d’« établir un nouveau texte et simultanément de décourager les innovations textuelles » [to establish a new text and at the same time discourage further textual innovations] (Cherniack 1993, 19-20). Or là encore, le processus, engagé en 988 mais relancé à plusieurs reprises dans les premières décennies de la dynastie, apparaît comme

« laborieux » [painful] (ibid., 58), tant pour la révision des versions des Ordonnancements que les Song avaient héritées des Cinq dynasties, que pour les corrections répétées du sous-commentaire de Kong Yingda, le Sens correct des Cinq Ordonnancements481. La série des révisions ne sera pas même achevée à l’époque de Zhu Xi et Lu Jiuyuan, puisque l’empereur de leurs premières décennies, Gaozong, qui doit faire face à la catastrophe de l’invasion jürchen, réitèrera le geste de l’édition corrigée (Li & Hartman 2010, 393). C’est le premier point : la clarification du passé immédiat de la dynastie Song, et donc de son rapport à celui-ci, ne se fit pas aisément.

Son présent se heurta à d’autres problèmes, également liés au statut de ses « autres ». Tout au long de leur existence, les Song durent en effet composer avec le voisinage de dynasties

479 Le terme est employé par Bao Weimin, notamment à propos de l’enquête démystificatrice de Charles Hartman sur l’image historiographique du « ministre félon » Cai Jing蔡京 (1047-1126) (voir Bao Weimin 2008, 263-264 ; Hartman 1998).

480 La tâche est achevée en 974 (voir So 2003, 223-224 ; Standen 2009, 41 n. 5).

481 Sur ces différents cycles de révision, voir Cherniack 1993, 58-61. Le Wujing zhengyi 五經正義 (Sens correct des Cinq Ordonnancements), 180 chapitres, a été compilé en 630-633 par Kong Yingda孔穎達 (574-648).

183 puissantes. Le problème qui en découlait était celui du « zhengtong

政統

», de la « continuité du gouvernement », soit, en termes plus explicites pour nous, de la légitimité dynastique à porter l’empire dans la continuité interdynastique. Ce problème touchait au fond à une question de mise en récit et de distribution des rôles : dès lors qu’une dynastie nouvelle avait non seulement succédé aux précédentes, mais prétendait avoir restauré l’unité de l’empire, quel statut historiographique et rituel devait-elle réserver aux dynasties disparues, mais aussi à ses supposées vassales ? Cette question demeura pendante du vivant de Zhu Xi et Lu Jiuyuan, et le resta au moins jusqu’au milieu du XIVe siècle. Elle s’était déjà posée un siècle auparavant à propos des Cinq dynasties, en particulier de la dynastie des Liang dits postérieurs, hou Liang

後梁

(907-923), première des dynasties éphémères à avoir succédé aux Tang. Ouyang Xiu avait formulé à son sujet un jugement nuancé : si les Liang étaient illégitimes du point de vue de la continuité interdynastique (les Song se voyant comme les seuls continuateurs des Tang), selon Ouyang ils n’étaient pas non plus de simples usurpateurs (Lamouroux 1997, 56, 61). C’est qu’à l’instar des autres brèves dynasties ayant précédé les Song, ce pouvoir avait assumé les prérogatives d’un « État » digne de ce nom (guo

) sur les plans de l’administration d’une population et des sacrifices dus aux ancêtres. Dès lors, les Liang postérieurs méritaient que les Song leur reconnussent une forme de légitimité institutionnelle, qui du reste justifiait selon Ouyang Xiu qu’on leur réserve une place dans les annales impériales482. Par conséquent, même au sujet d’une dynastie fort brève, un espace de réflexion existait quant à son statut historique. Or, à l’époque de Zhu Xi et Lu Jiuyuan et au-delà, l’enjeu était devenu autrement plus massif, puisqu’il s’agissait du « problème de la légitimité des trois dynasties qui s’étaient partagé l’empire depuis le début du Xe siècle » : Jin

(1115-1234), Song et Yuan

(1271-1368) (Lamouroux 2003a, 71). Force est de constater qu’à leur mort, la discussion était loin d’être close483.

Ces brefs rappels nous confirment s’il en était besoin que, dans le monde historique de Zhu Xi et Lu Jiuyuan, projet dynastique et revendication impériale demeuraient des entreprises fragiles, dans leurs narrativisations non moins que dans leur conduite effective. Zhu et Lu, tout loyaux qu’ils étaient aux Song, avaient pleinement conscience de cette fragilité. C’est pourquoi il peut sembler malencontreux de surajouter au balisage de la période des cadres temporels indus. On pense en particulier à la sous-catégorie de « Song du Sud » censée conférer une unité à la période postérieure à 1127, mais qui précisément n’a jamais correspondu à un projet dynastique. Si, comme on l’a vu à propos des pratiques de périodisation, la conscience historique de Zhu Xi et Lu Jiuyuan ne s’arrêtait pas en 960 (la fondation des Song), elle s’arrêtait encore moins en 1127. Certes, l’invasion jürchen,

482 Pour des développements et des références aux écrits d’Ouyang Xiu, voir Lamouroux 1997, 55-54, 61.

483 Pour un récit circonstancié de cette lente et sinueuse mise en récit de la légitimité dynastique, voir Lamouroux 2003a, 69-77.

184

l’abandon de Kaifeng et plus encore la capture des deux empereurs représentent pour ces lettrés un traumatisme profond, et sans doute un hiatus psychologique majeur avec le gros siècle et demi du début de la dynastie. Mais il suffit de relever les expressions par lesquelles leurs écrits désignent le basculement occasionné, notamment « depuis le déplacement au sud » (nandu yilai

南渡以來

) et

« depuis l’ère Jianyan » (Jianyan yilai

建炎以來

). Ces formules reviennent dans les propos de Zhu Xi et de Lu Jiuyuan pour dire l’idée d’une mutation profonde de l’ordre des choses, dont les manifestations sont loin d’être uniquement militaires484 ; elles ne disent pas pour autant que l’ordre de Song s’est écroulé. Le porte-à-faux terminologique est plus manifeste encore dans le cas des périodisations qui font du siècle, par exemple du « douzième siècle » et de son « caractère spécial », une unité de référence de toute évidence inappropriée (voir Liu 1988, 1, 3, 10). Sur tous ces sujets liés au découpage et à l’enchaînement chronologique, la vigilance est d’autant plus de mise qu’elle l’était éminemment pour les acteurs du temps.

Un autre sujet de vigilance concerne l’emprise sur leurs enquêtes d’un certain vocabulaire téléologique hérité de l’époque. On observe ainsi que la notion d’« accomplissement » revient comme un leitmotiv dans nombre d’études sur les Song, y compris dans les travaux les plus objectifs et fouillés485. Le terme d’« Âge d’or » figure aussi, à divers titres, dans un certain nombre de caractérisations de la période, prise alors comme un sommet de l’histoire impériale chinoise486. Souvent compensé par le relevé des faiblesses chroniques (notamment militaires) et des antagonismes liés au phénomène des « coalitions » lettrées, ce lexique mélioratif tend à présenter les Song non seulement comme une rupture avec les Tang et les Cinq dynasties, mais comme une période instauratrice à la portée pluriséculaire487. De cette tendance procède également le paradigme de la « Renaissance » chinoise488. Le fait est que de nombreux aspects, de l’innovation institutionnelle à la massification des examens pour le recrutement des fonctionnaires, en passant par la monétarisation de l’économie, le développement du commerce et la densification des villes,

484 « Chen Junju 陳君舉 », Zhuzi yulei 123, 2963 (vol. 8) : 南渡以前,士大夫皆不甚用轎,如王荊公伊川皆云不 以人代畜。朝士皆乘馬。或有老病,朝廷賜令乘轎,猶力辭後受。自南渡後至今,則無人不乘轎矣。

(Avant le déplacement au sud, les lettrés-fonctionnaires ne prisaient pas l’usage des chaises à porteurs. Des gens comme le Duc Wang Jing [Wang Anshi] ou Yichuan [Cheng Yi] réprouvaient tous que l’on remplace les bêtes par des hommes.

Aussi les lettrés de la dynastie montaient-ils tous à cheval. Parfois, quand l’un était vieux ou malade, la Cour octroyait une chaise à porteurs, mais avant d’accepter elle essuyait encore maints refus. Mais depuis le déplacement au sud jusqu’à aujoud’hui, il n’est personne qui ne soit véhiculé en chaise à porteurs). Pour un exemple chez Lu Jiuyuan, voir « Yu Song cao 與宋漕 » (À l’intendant Song), Lu Jiuyuan ji 8, 106-108 (107).

485 Voir par exemple Hartwell 1982, 366 ; Bol 1990, 150 ; Schirokauer & Hymes 1993, 1 ; Lee 2004, vii, x ; Ge Zhaoguang 2006, 62 (la liste pourrait être allongée).

486 Par exemple dans Mostern 2011, 11. Lien-Sheng Yang parle d’« apex » au sujet de la pratique historiographique à l’époque des Song (Yang 1961, 57).

487 La vision historique de l’historien Naitô Konan a joué ici un rôle déterminant (voir Takahiro 2007, 56). Pour d’autres considérations sur les « coalitions » à l’époque des Song, voir différents passages supra et infra (cf. IB1a/2a, IIA2a/c-e).

488 Gernet 1999, 290-291 ; Billeter 1977, 87 ; Liu 1988, 7. Notons que le dernier de ces auteurs parle également de

« l’importance des Song du Sud » (voir Ge Zhaoguang 2006, 68 n. 13).

185 concourent à donner des Song l’image d’une période « sans précédent » dans l’histoire impériale489. Ainsi une certaine exaltation pointe parfois chez les chercheurs, au sujet des « choses extraordinaires » que verrait advenir la période (Schirokauer & Hymes 1993, 47). Il est vrai que les lettrés des Song prétendaient eux-mêmes, au vu des dynasties qui les avaient précédés, que « rien ne s’approchait » de la dynastie Song490.

Face à ce philonéisme historien, certains sinologues ont réagi en prônant un « tournant empiriste » (Von Glahn 2003, 35). Deux tournures critiques nous paraissent en avoir découlé : d’une part, l’extension de l’échelle d’observation au-delà de la séquence « Song » proprement dite ; d’autre part, la pluralisation des groupes réunis sous cette étiquette. Dans la première version de ce tournant critique, « les Song » se dissolvent en tant que repère historiographique pour céder la place à des dynamiques outrepassant le référent dynastique, ainsi que les conceptions traditionnelles de la territorialité chinoise. L’histoire se joue désormais au niveau de vastes ensembles régionaux, marqués par des cycles de progression et de déclin où n’interfèrent qu’à la marge les délimitations politiques du temps et de l’espace491. C’est dans cette lignée que s’inscrivent les réflexions sur la meilleure façon d’envisager la fameuse « transition » qui, selon la focale retenue, porte davantage sur la séquence Tang-Song ou sur la séquence Song-Yuan-Ming492.

L’autre contournement du cadre dynastique consiste à interroger sa cohérence interne, en soulignant l’indistinction des groupes en présence. Cette démarche, qui vise à restituer une diversité première sous le voile d’uniformité que lui ont apposé les narrations autorisées, se retrouve sur des terrains variés. Ainsi, quand Naomi Standen tente d’arracher aux clichés de l’historiographie traditionnelle493 les logiques d’appartenance des populations frontalières dans la séquence

489 Pour la monétarisation, voir Bol 2008, 26. Les exemples seraient légion de ce qui semble faire des Song un « turning point » (Lee 2004, vii ; voir également Liu 1988, 9). Les aspects « intellectuels » sont également concernés, à différentes échelles. Au niveau macro, on a pu faire valoir que la « forte préoccupation pour les questions cosmologiques, et même “métaphysiques”» atteignait sous les Song une intensité « sans précédent dans le confucianisme antérieur » (Marchal 2010, 203), ou encore qu’« aucun autre groupe parmi les intellectuels chinois [avant les confucéens des Song]

n’avaient œuvré autant pour des gens si nombreux » (Liu 1988, 11). Au niveau micro, on a pu avancer que l’œuvre historique d’un Sima Guang constituait « l’acte de naissance de la critique historique moderne » (Lamouroux 1997, 64 ; voir également, à propos d’un jugement similaire de Naitô Konan, Takahiro 2007, 51), ou encore que les rassemblements de lettrés atteignaient alors des volumes jamais atteints dans l’histoire impériale (voir notamment le cas de Lü Zuqian, qui vit à partir de 1170 affluer à sa porte un nombre « sans précédent » de disciples : Tillman 1992a, 84-85).

490 Lamouroux & Deng 2004, 494 (voir la citation traduite de Fan Zuyu 范祖禹 [1041-1098]). Sur l’idée de nouveauté des Song, voir également Liu 1988, 11 ; Lee 2004, x ; Bol 2008, 7 : « Qu’ils fussent guidés par l’espoir ou par la crainte, les auteurs du XIe siècle présupposait que quelque chose avait changé, que le présent était différent du passé ».

491 Ce résumé trop rapide ne rend pas justice aux travaux fondateurs, pour l’histoire économique et sociale de la Chine prémoderne et moderne, de William Skinner (1985) et Robert Hartwell (1982) que nous mentionnons plus bas. Pour une présentation plus étoffée, Glahn 2003, 45-46.

492 Voir les réflexions méthodologiques de Liu Liyan (Lau Nap Yin) 2008, 3-42, et l’ouvrage édité par Smith & Glahn 2003.

493 Sur les motifs identitaires de l’historiographie des Cinq dynasties, voir le travail de Billy So qui montre que ces clichés concernent aussi bien l’historiographie officielle que l’historiographie « privée » d’un Ouyang Xiu (So 2003, 225). Lamouroux et Hartman rappellent cependant l’existence d’un courant historiographique critique remontant à Liu Zhiji 劉知幾 (661-721), lequel dénonce les « compromissions de l’historiographie officielle, dont l’organisation conduit à réduire le rôle critique vis-à-vis du pouvoir politique » (Lamouroux 2003a, 80 n. 38 ; voir aussi Hartman 1998 ; 2003).

186

rétrospectivement désignée par l’expression « Cinq dynasties et Dix royaumes » (Wu dai shi guo

五 代十國

: 907-960), son enquête n’est pas sans similitudes avec celle d’un Peter Lorge s’efforçant, au sujet des débuts de la dynastie Song, de décrire les groupes influents indépendamment de la dichotomie « civil »/« militaire » forgée a posteriori par les lettrés494. Cette méthode n’est pas éloignée non plus d’une archéologie des « possibilités [ouvertes] dans le néoconfucianisme » [certain possibilities in Neo-Confucianism] (Schirokauer 1986, 497), mais omises par le grand récit unificateur et bientôt orthodoxisé d’un Zhu Xi495. Dans ces trois cas, il s’agit de retrouver la réalité indécise d’une époque en contournant le « sentiment du nous » de ses premiers narrateurs, c’est-à-dire en évitant le filtre constitué par les « besoins identitaires du présent »496. Notons qu’une telle perspective engage un prolongement critique sur lequel nous reviendrons : elle tend à relativiser les prétentions de ceux qui, dans l’époque étudiée, s’apparenteraient pour nous à des « intellectuels » – c’est-à-dire, comme le dit James Liu, à des individus capables de dégager des « valeurs universelles » ou d’impulser de « larges tendances dans la pensée et les affaires publiques » (Liu 1988, 15).

Mais l’historicisation conduite par les historiens, dont on voit qu’elle se formule de diverses façons, ne doit pas faire oublier celle dont sont également capables les acteurs du temps historicisé.

C’est pourquoi le soupçon paraît légitime quant à la validité d’un historicisme radical. Toute périodisation est une construction sujette à caution, c’est entendu. Mais la vigilance constructiviste à laquelle nous sommes accoutumés ne saurait conduire à minimiser deux faits : d’abord, que les acteurs eux-mêmes ont conscience de construire ; ensuite, que le constructivisme des acteurs s’arrête, tout autant que le nôtre, au sol de ses présuppositions. C’est pour décrire la structure de ce sol que des concepts transversaux, tels « régime d’historicité » et plus encore « institutions du sens », peuvent être utiles497. Dans le cas des Song, une part importante de la difficulté vient de ce que l’histoire comme déroulement des faits ne peut s’y concevoir hors de l’horizon d’attente d’une

494 Voir Lorge 2005b, 435-438 ; Liu Liyan & Huang Kuangchong 2009, 215-216 ; Wyatt 2009, 196. Le travail que mène actuellement Christian Lamouroux s’inscrit dans cette perspective.

495 Voir Bol 2004b, 60-61 ; Feuillas 2004, 90 (à propos de Zhang Zai張載 [1020-1078]) ; Hartman 2006, 117 (à propos de Sima Guang). Zhu Xi n’est évidemment pas le seul à avoir narrativisé son ascendance pour mieux la fixer : van Ess note ainsi que le lettré Hu Anguo胡安國 (1074-1038, autre ming Di , zi Kanghou 康侯, hao Qingshan 青山, Wuyi xiansheng 武夷先生, shi Wending 文定) est le premier à avoir identifié trois « disciples majeurs » parmi les disciples des frères Cheng, à savoir Yang Shi 楊時 (1053-1135 ; zi Zhongli 中立), Xie Liangzuo 謝良佐 (1050-ca. 1103 [ ?] ; zi Xiandao 顯道) et You Zuo 游酢 (1053-1123 ; zi 定夫 ; hao Jianshan 荐山) (voir van Ess 2004, 270-271). Pour un exemple de recherche des « alternatives intellectuelles » sous les Song du Sud, c’est-à-dire extérieures à l’emprise des schémas zhuxistes, à partir du cas de Lu Jiuyuan, voir Foster 1997, 31-32.

496 Standen 2007, 15-16, citant ici Arik Dirlik et Hoyt Tillman. C’est tout l’enjeu d’Unbounded Loyalty, l’ouvrage de Naomi Standen, que d’extraire des schémas culturels et territoriaux préétablis les liens d’appartenance mouvants qui relient à différentes autorités les populations frontalières de l’époque des Cinq dynasties. Ce faisant, elle récuse les biais induits par les conceptions nationalistes de la frontière, de la loyauté et de l’ethnicité, conceptions qui informent selon elle le « récit dominant » d’une Chine essentialisée, préexistant à sa constitution impériale et invariablement reconduite

496 Standen 2007, 15-16, citant ici Arik Dirlik et Hoyt Tillman. C’est tout l’enjeu d’Unbounded Loyalty, l’ouvrage de Naomi Standen, que d’extraire des schémas culturels et territoriaux préétablis les liens d’appartenance mouvants qui relient à différentes autorités les populations frontalières de l’époque des Cinq dynasties. Ce faisant, elle récuse les biais induits par les conceptions nationalistes de la frontière, de la loyauté et de l’ethnicité, conceptions qui informent selon elle le « récit dominant » d’une Chine essentialisée, préexistant à sa constitution impériale et invariablement reconduite

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 183-193)