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Hiérarchie et relation

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 100-106)

Les retombées de cette perspective holiste sur notre méthode sont donc tout à fait concrètes. Elles commencent avec la délimitation du corpus, c’est-à-dire avec la valeur que l’on attribue à chacune des composantes d’un ensemble textuel. Or, aucune valeur n’est pensable sans une hiérarchie de valeurs, qu’elle implique ne serait-ce qu’à titre de repoussoir. Ainsi, la sélection du corpus est elle-même la traduction d’une hiérarchie des valeurs que nous exprimons sans même y songer, et qui concernent aussi bien le statut de l’individuel que du relationnel. Privilégie-t-on les

« œuvres de Lu Jiuyuan » ? Mais on laisse alors de côté ce que l’écriture, la sélection et la publication

257 On a vu que les disciples de Lu Jiuyuan mentionnaient d’autres lettres antérieures.

258 Voir l’exemple ci-dessus, ainsi que nos divers aperçus sur la question du bouddhisme dans les chapitres suivants (cf.

en particulier IA2, IIA1b et IIA2c, mais aussi IB1a/e, IB2, IB3d, IIA1e). Une analogie pourrait être développée entre cette critique de Lu Jiuyuan par Zhu Xi et l’exemple donné par Lemieux sur la « faute grammaticale » imputée à Garasse en 1625 dans sa Doctrine curieuse des beaux esprits (ibid., 159-160).

259 Pour un développement, en lien avec l’identification d’un collectif commun à Zhu Xi et Lu Jiuyuan, sur ce concept proposé par Cyril Lemieux, voir le chapitre suivant (cf. IIA1c).

99 des écrits du lettré de Jinxi doivent à une intention d’interpellation, qui implique en filigrane des productions scripturaires et éditoriales tierces – par exemple celles d’un Zhu Xi. Préfère-t-on une plongée dans l’océan des « œuvres de Zhu Xi » – dont le sinologue Peter Bol dit quelque part qu’il a écrit « trop, plutôt que pas assez »260 ? Mais on se heurte alors très vite (tout comme chez Lu Jiuyuan d’ailleurs, quoique plus massivement) à la question de la continuité interne de ces écrits, dont les différences en termes de temporalité, de cadres d’interaction, de valeur différentielle attribuée aux divers éléments par le scripteur lui-même peuvent donner le vertige. Sur ce dernier point – celui de la différence interne aux écrits rassemblés sous le nom d’un lettré – il faut insister sur le cas particulier représenté par le genre des « propos notés », de ces « yulu

語錄

» dont les disciples de Zhu Xi comme de Lu Jiuyuan feront un grand usage, manifestement avec l’aval de leur maître261. À parcourir les Propos classés de Maître Zhu, on pourrait en effet trouver méconnaissable le Zhu Xi signataire d’eulogies à Lu Jiuling et à Lü Zuqian : dans la verdeur de l’échange avec les disciples notateurs, les deux lettrés défunts y deviennent en effet la cible de critiques sévères262. Pour ce qui est de Lu Jiuyuan, c’est notamment dans une lettre à Lü Zuqian qu’il pointe les manquements rituels de celui qui a su reconnaître sa propre valeur lors de l’examen jinshi de 1172263.

260 Voir Bol 2008, 1. Pour être amusante, cette plaisanterie de l’éminent sinologue n’en est pas moins le signe d’une hiérarchie des valeurs qui n’est précisément pas celle dans laquelle s’inscrit l’action de Zhu Xi.

261 Du point de vue d’une histoire objectiviste des formes d’expression, les yulu peuvent être décrits comme un genre d’écriture d’origine bouddhique assimilé par certains groupes lettrés à l’époque des Song (pour un rappel de cette lecture courante, voir van Ess 2004, 273). Leur apparition à cette époque répondrait au besoin de s’affranchir de la forme ancienne du commentaire interlinéaire traditionnellement focalisé sur la recherche de l’exhaustivité, au profit d’une saisie de la signification sous-jacente des Classiques. Du « point de vue indigène », ils se présentent plutôt comme la restitution écrite, en langue vernaculaire, de la parole vive du maître telle que l’ont fixée (pour leur usage d’abord, à des fins de transmission ensuite) un ou plusieurs disciples de celui-ci. Ils témoignent ainsi de la place des pratiques orales au sein de ces groupes, mais aussi de l’importance de la mise par écrit dans les dynamiques mémorielles entretenues par les disciples. D’un point de vue formel – rarement explicité par les lettrés eux-mêmes – on y trouve une grande variété de formats : récits, exposés, remarques lapidaires, citations de lettres, mais surtout questions/réponses entre maîtres et disciples ou entre disciples, souvent conçues comme le vecteur de « progrès communs » (qiecuo 切磋).

262 Voici quelques exemples de ces décalages. Les mêmes formules qui, dans l’eulogie à Lu Jiuling, rendaient compte en termes plutôt élogieux de la « composition nouvelle » présentée par les frères Lu à Ehu deviennent, dans les propos prêtés à Zhu Xi par ses disciples, des marques de simplisme et d’inattention : « Daxue san 大學三 » (Grand Savoir, 3), Zhuzi yulei 16, 324 (vol. 2). Pour ce qui est de Lü Zuqian, il fait l’objet de critiques diverses dans le Zhuzi yulei ; pour n’en citer que quelques-unes : au Lac des Oies, Lü Zuqian a d’abord sous-estimé les points difficiles du Shangshu 尚書 (Livre des documents) avant de reconnaître son erreur – un point noté par Chen Rongjie 1989b, 438-439 (« Shangshu yi 尚書一 » [Livre des documents, 1], Zhuzi yulei 78, 1988 [vol. 5]) ; comparé à Zhang Shi, il brille par son érudition mais manque de concentration (« Lü Bogong 呂伯恭 » [Lü Zuqian], Zhuzi yulei 122, 2949 [vol. 8]) ; comparé à Lu Jiuyuan,

« Lü Zuqian est trop habile, trop artificiel » (tandis que « Lu Jiuyuan aime ceux qui sont équivalents à lui : il n'en fait qu'à sa tête ») : 呂太巧,杜撰。陸喜同己,使氣 (ibid.) ; les recommandations de lecture de Lü Zuqian laissent à

désirer (ibid.) : 伯恭教人看文字也粗。有以論語是非問者。伯恭曰:「公不會看文字,管他是與非做甚?

但有益於我者,切於我者,看之足矣。」且天下須有一箇是與不是,是處便是理,不是處便是咈 理,如 何不理會得?賜 (La façon dont Bogong (Lü Zuqian) enseigne aux gens à lire est grossière. Quelqu'un le questionnait sur le caractère juste ou erroné de certains passages des Entretiens. Bogong répondit : « Si vous ne savez pas lire, à quoi cela sert-il de vous soucier de ce qui est vrai ou erroné ? Quand [un écrit] m'est profitable, quand il est proche de moi, il me suffit de le lire ». Pourtant, de par le monde il faut bien qu'il existe du vrai et du faux : ce qui est vrai est dans l'ordre des choses, ce qui est faux n'est pas dans l'ordre des choses. Comment ne pas comprendre cela ?)

263 Quelques mois après l’examen jinshi de 1172 que supervise Lü Zuqian et auquel participe Lu Jiuyuan, le nouveau docteur fait directement – quoique subtilement – le reproche dans une lettre à son examinateur de mal concilier les impératifs de son deuil paternel avec ceux de son intense sociabilité. Le père de Lü Zuqian est mort en 1172 : Lü Zuqian se voit critiquer par certains lettrés pour accueillir des disciples alors qu’il est encore soumis à la période de deuil suite à la mort de son père survenue en 1172 (Tillman 1992a, 92 ; Pan Fu’en & Xu Yuqing 1992, 26-28 ; He Jun 2004, 162-163). Le fait est mentionné avec une variante par Quan Zuwang全祖望 (1705-1755) dans Song Yuan xue’an

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Mais pour Lu comme pour Zhu, les « yulu » s’apparentent à un concentré de propos sans ambages, débarrassé des règles prévalant dans les interactions directes avec leurs « cibles ». Aussi sommes-nous légitimement tentés de faire la part belle à ces caisses de résonnance, où semble se livrer une parole in vivo. Pourtant, cette valeur de document des « propos notés » ne dispense pas de s’interroger sur les cadres d’énonciation dont cette parole procède, et ici encore sur les règles qui l’orientent. Le suivi de ces règles est en effet la raison majeure de cette impression de discordance qui peut surgir à l’intérieur d’un même corpus. Prenons un exemple tiré des Propos classés attribués à Zhu Xi par ses disciples. Zhu Xi s’y exprime au sujet de la valeur respective de ses propres commentaires exégétiques et d’un autre genre d’écriture pratiqué par lui, les « questions et réponses » – ou plus simplement les « questions » (huo wen

或問

). Il affirme qu’à la différence des premiers, les seconds ne sont pas indispensables à la compréhension d’un texte comme Grand Savoir264. Si l’on retrouve des propos équivalents dans des lettres de Zhu Xi, il n’est pas anodin que ce jugement autoévaluateur soit rapporté ici dans le cadre des « yulu ». En tant que commentateur, on peut certes passer outre l’avis de Zhu Xi sur ses propres productions et continuer de juger précieux l’apport des Questions sur le Grand Savoir (Daxue huo wen

大 學 或 問

) pour notre compréhension de l’interprétation zhuxiste de Grand Savoir. Mais cette approche objectiviste part du principe que l’intéressant est de savoir ce que pense Zhu Xi à tel ou tel moment, alors que nous considérons qu’il faut d’abord se pencher sur la façon dont Zhu Xi exprime ce qu’il pense265. En l’occurrence, ce jugement de Zhu Xi procède d’une demande de distinction faite par un disciple ; or, comme on le verra, l’acte de distinguer est l’expression même d’une forme de magistère, qui s’exerce ici jusqu’aux dépens des réalisations d’un magistère antérieur. Par ailleurs, le format discontinu des « yulu » confère à ce genre de formule une apparence définitive qui peut induire en erreur quant au sens que revêt l’acte de leur compilation. Souvent en effet, d’autres formules textuellement voisines – recueillies et notées à d’autres moment, mais dans l’horizon d’une parole unitaire – peuvent être plus nuancées sur les mêmes sujets266.

51, 1674 (vol. 2) : on y apprend que Zhang Shi avait rapporté à Zhu Xi la réprobation générale que suscitait cette conduite (伯恭聚徒,世多议其非者 [Beaucoup considèrent dans le monde qu’en réunissant ses disciples, Bogong (Lü Zuqian) a tort]). Il semble que ce soit l’un des trois maîtres de Lü Zuqian, Wang Yingchen 汪應辰 (1118-1176, zi Shengxi 聖錫, hao Yushan 玉山) qui ait fini par l’amener à se réformer sur ce point. Dans la lettre en question de Lu Jiuyuan, on trouve une formule tirée d’Entretiens qui servira également face à Zhu Xi de reproche élogieux : « Yu Lü Bogong » (À Lü Zuqian), Lu Jiuyuan ji 5, 61-62.

264 Voir Daxue huo wen 大學或問 (Questions sur le Grand Savoir), 505-547, in Zhuzi quanshu, vol. 6. Zhu Xi qualifie cet écrit de « annotations ajoutées à des annotations » (zhujiao zhi zhujiao 注腳之注腳) : voir « Daxue yi 大學一 » (Grand Savoir, 1), Zhuzi yulei 14, 257 (vol. 1) ; noté par Gardner 1986, 45.

265 Le reproche d’objectivisme est d’une manière générale celui que l’on peut faire à l’approche développée par Daniel Gardner (voir Gardner 1986, 71 n. 82).

266 En l’occurrence, ce jugement de Zhu Xi sur Daxue huo wen n’empêche pas cet écrit de poursuivre son existence y compris dans l’activité magistrale de Zhu Xi. Conçu d’abord à l’usage de ses disciples en appoint de ses commentaires publiés en 1177, le Lun Meng jizhu 論孟集注 (Recueil d’annotations aux Entretiens et à Maître Meng), puis minoré par Zhu Xi lui-même suite aux avis négatifs notamment de Zhang Shi (voir par exemple une lettre de 1197 à Zhang Qia 張洽 [1161-1237 ; zi Yuande 元德], « Da Zhang Yuande » [Réponse Zhang Qia], Wenji 62, 2987, in Zhuzi quanshu, vol.

23 – voir Chen Rongjie 1982, 192 ; Chen Lai 1989, 434), on retrouve pourtant cet écrit dans les sept lectures que Zhu

101 Ainsi, des deux côtés, chez Zhu comme chez Lu, la différence se mesure à l’aune d’une altérité, mais également de soi-même. La conflictualité se traduit de manière externe, mais elle travaille aussi l’action et l’expression en interne. La difficulté première est donc qu’il y a une pluralité des modalités de la différence. Mais le vrai défi pour une démarche descriptive est ailleurs : il vient de ce qu’on ne peut penser ces différences sans une hiérarchie des valeurs, si l’on veut sans une idée préalable du même et de l’autre – de ce qui unit et sépare les « deux côtés », en externe comme en interne. Pour nous qui nous penchons sur ces différences, l’enjeu est donc de parvenir à envisager a posteriori, à travers les traces de l’interaction, ce qui, dans le monde des acteurs, conférait immédiatement sa plausibilité à cette idée préalable.

On comprend dès lors que pour la démarche que nous avons adoptée ici, le débat sur la courbe de conflictualité des rapports de Zhu Xi et Lu Jiuyuan ait surtout un caractère secondaire.

En effet, c’est le choix d’une narration linéaire qui amène les observateurs susmentionnés à se demander à chaque étape où en sont les rapports des deux lettrés. La question n’est évidemment pas illégitime, mais elle n’est selon nous pas la première à poser. En donnant ici la priorité à la description de la relation de Zhu Xi et Lu Jiuyuan plutôt qu’à la chronique de leurs rapports, nous cherchons à nous tenir à l’écart de ce paradigme biographique267. Là est selon nous la seule façon de prendre en compte la dimension duale de notre objet, ainsi que les problèmes de corpus sur lesquels nous revenons dans la première partie. C’est aussi le seul moyen de faire justice au fait – bien visible dans ce premier échantillon de textes – que les narrativisations par les acteurs de leurs rapports sont un aspect essentiel de leur relation. Si l’on néglige cet aspect, les reprises synoptiques des récits natifs ainsi que leur recoupement sous les espèces de la véridicité historienne s’exposent à un objectivisme peut-être scrupuleux, mais réducteur268. Certes, il n’est pas exclu qu’une dimension cumulative, voire psychologique, soit à considérer dans le développement de l’interaction au long cours de Zhu Xi et Lu Jiuyuan. Hoyt Tillman a ainsi pu avancer que la mort de Lü Zuqian en 1181 avait créé les conditions d’un « nouvel environnement », qui aurait permis l’affirmation d’une pensée autonome

Xi délivrera devant le jeune empereur Ningzong 寧 宗 (Zhao Kuo 趙 擴, 1168-1224, r. 1194-1224) en 1194 : voir « Jingyan jiangyi 經筵講義 » (Colloque d’étude sur la signification des Ordonnancements), Wenji 15, 691-713, Zhuzi quanshu, vol. 20 ; et Darrobers 2013.

267 Sur la nécessité de faire prévaloir la description en sciences sociales (notamment sur l’explication), voir Lemieux 2009, 220-221.

268 Certains accents mystiques de Wittgenstein au sujet du récit biblique peuvent, mutatis mutandis, constituer ici une source d’inspiration. En s’enjoignant à lui-même de « [ne pas se] comporter vis-à-vis [de ce récit] de la même façon que pour un récit historique », de lui « laisser prendre une tout autre place dans [s]a vie » et de considérer qu’il n’y a là

« aucun paradoxe » [verhalte Dich zu ihr nicht, wie zu einer andern historischen Nachricht ! Lass sie eine ganz andere Stelle in Deinem Leben einnehmen. – Daran ist nicht Paradoxes !] (Wittgenstein 1994, 72 ; nous supprimons les variations typographiques), le philosophe peut nous apprendre, par analogie, à percevoir le caractère non paradoxal – autrement dit la logique intentionnelle et les institutions du sens qu’elles impliquent – de l’agir lettré et de ses narrativisations. D’une manière générale, le fait de mettre d’emblée l’accent sur le « paradoxe » d’une situation historique n’est sans doute pas la meilleure façon d’éviter les anachronismes. Voir par exemple, sur la supposée modernité paradoxale des Song, les considérations de Liu 1988, 9 – qui semble renoncer à cette hypothèse dans la suite du texte ; voir également, à propos de la description de l’Inde, les mises en garde de Dumont contre les protocoles descriptifs qui la ferait « apparaître étrange » (Dumont 1975, 14).

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chez Zhu Xi et, partant, la montée des tensions avec ses interlocuteurs, notamment Chen Liang et Lu Jiuyuan (Tillman 1992a, 132). Mais considérer les choses ainsi, c’est en réalité faire un choix théorique fort : c’est ramener le déroulement des faits à la seule immanence des forces en présence ; c’est réduire la logique des appartenances à un champ des identifications. Le champ des identifications existe : cela est apparu nettement ci-dessus à propos de l’identification du lettré Cao Jian dans ses rapports avec Zhu Xi et Lu Jiuyuan. Mais le geste de l’identification est lui-même l’expression d’un monde déjà ordonné, dans lequel les relations (de soi à soi et de soi aux autres) sont réglées par une hiérarchie des valeurs. Par conséquent, l’enjeu que représente le champ des identifications, question bourdieusienne par excellence, ne peut se décrire avec justesse que dans un second temps, une fois posés les fondamentaux de l’institution qui donne son sens à la différence269.

Les conséquences sur la question biographique sont à l’avenant : pour rendre compte d’une succession ou d’une pluralité de rapports, encore faut-il établir d’abord de quoi les relations sont faites. Quels sont les supports matériels et les cadres d’interaction où elles s’expriment ? Quelles logiques d’appartenance et de distance expriment-elles dans leurs divers aspects ? Le caractère évolutif des rapports est indéniable ; mais ce que nous appelons ici « relation » vaut comme cadre de ces rapports. Comme le dit Carlo Severi à propos de certains modes d’énonciation rituels, il faut qu’en chaque point d’une interaction « un certain type de relation existe entre les deux personnages pour que le fait de prononcer – ou d’écrire, pourrions-nous ajouter – [tels] mots […] soit possible » (Severi 2009, 18)270. Le primat accordé ici aux règles de la relation sur l’actualité des rapports nous paraît la condition d’une description plus juste de ce qui se joue entre Zhu Xi et Lu Jiuyuan.

Sur le plan théorique, partir des règles de l’action nous situe dans une conception de la réalité humaine qui se distingue d’autres positions théoriques possibles. Notre approche nous paraît notamment incompatible avec la perspective marxienne, telle qu’elle commence à se formuler dans les « Thèses » sur Feuerbach (1845). Le jeune Marx y définit la réalité humaine comme « l’ensemble des rapports sociaux », formule qu’un philosophe commentateur de Marx glose en ces termes : « une multiplicité indéfiniment ouverte et en cours de recomposition, qui résulte de la coexistence

269 Forgée par l’anthropologue africaniste Jean Bazin (1985), le concept de champ des identifications, dont l’ascendance bourdieusienne est évidente, est repris aussi bien dans des travaux d’histoire des mondes anciens que d’anthropologie des migrations chinoises (voir Cosandey 2005a, 186 et Trémon 2008). Nous découvrons après avoir écrit ces pages que Lemieux en appelle à une historicisation des champs, dont il souligne qu’ils correspondent à une « réalité non seulement tard venue mais encore qui semble avoir d’abord et principalement émergé dans un type bien déterminé de sociétés » (Lemieux 2011, 76). La notion de champ a pourtant été mobilisée dans le cadre de recherches historiennes sur les Song (voir à ce sujet le second chapitre, cf. IIA2a). Pour notre part, et pour reprendre les termes de Lemieux, nous considérons que toute investigation sur l’existence éventuelle de champs à l’époque des Song réclame comme préalable la description du « jeu social » de la distinction (ibid., 77-78). On ne peut poser une « distinction » in abtracto comme loi universelle de la différenciation sociale : il faut voir quel sens elle prend pour les groupes concernés.

270 Partant d’une analyse du rituel Naven chez les Iatmuls, Carlo Severi constate que « le sens de [telle] phrase ne peut être correctement compris que si on comprend la manière dont le locuteur est défini ». Si la portée de cette affirmation concerne prioritairement l’énonciation rituelle, nous pensons que la question de l’identification en tant que lettrés, ou plus précisément qu’hommes de savoir des locuteurs que nous étudions est tout aussi importante pour comprendre le sens de leurs énoncés (cf. IIA2a).

103 […] des membre ou éléments qui la composent[, mais qui] n’est pas en soi au départ, dans son principe, une totalité unifiée et homogène » [In seiner Wirklichkeit ist [das menschliche Wesen] das ensemble der gesellschaftlichen Verhältnisse]271. On trouve un écho de cette conception dans la notion de

« configuration » telle que la définit Norbert Elias dans Qu’est-ce que la sociologie ?, par analogie avec le « jeu » réunissant un certain nombre d’individus : « la figure globale toujours changeante que forment les joueurs », caractérisée par le fait qu’elle « forme un ensemble de tensions » (Elias 1991,

« configuration » telle que la définit Norbert Elias dans Qu’est-ce que la sociologie ?, par analogie avec le « jeu » réunissant un certain nombre d’individus : « la figure globale toujours changeante que forment les joueurs », caractérisée par le fait qu’elle « forme un ensemble de tensions » (Elias 1991,

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