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Où le moment du rut des cerfs n!est pas situé

Dans le document Le cerf, le temps et l'espace mythiques (Page 79-84)

Le motif narratif de la rencontre du cerf ou le blason héraldique dit « le rencontre », pris isolément, sont difficilement repérables sur le calendrier. Dans les légendes hagiographiques, la rencontre est explicitement anthropomorphe : le cerf s!adresse oralement à son poursuivant, le chasseur l!entend et modifie, ou non, sa propre conduite. Les légendes de saint Eustache (où le cerf revient en arrière) ou de saint Gilles (où le cerf se réfugie auprès de l!ermite) situent le motif dans le cycle saisonnier. Le thème est connu des auteurs antiques :

« Les cerfs, les plus paisibles pourtant des animaux, ont aussi leur malice. Pressés par la meute des chiens, ils se réfugient spontanément auprès de l'homme.»228

« Lorsque les chasseurs qui les poursuivent les serrent de si près que les cerfs se désespèrent et pensent ne plus pouvoir désormais sauver leur vie, ils reviennent en arrière à très vive allure à la rencontre des chasseurs, parce qu'ils ont moins de regret de mourir sous leurs yeux [...] »229

La ruse du gibier - un « hourvari » dans le jargon de la vénerie - est une représentation anthropomorphe. Le retour sur soi témoignerait de la malice des cerfs :

« On appelle reuse, quand un cerf fuyt et refuit sur soy. »230

« Qui [le cerf] refuit volontiers sur luy S'arrière retorner tu dois

Toute la menée. »231

« S'il arrive a quelque boys-taillis, il n'entre pas dedans mais se relaisse au bord, et laisse passer les chiens. »232

« Les cerfz malicieux se recelent longuement sur eux sans sortir de leur fort. Toutesfois quand ilz sortent, ilz se retirent en leur fort deux ou troys heures avant jour. »233

« Quar un cerf quant il va a son demourer, revient voluntiers sur soy. »234

Le chasseur siffle le cerf :

La notule de Pline est développée par Elien avec force détails :

« Les cerfs] se laissent charmer par les flûtes des pâtres et leurs chants ; d'ouïe très fine quand ils dressent les oreilles, et sourds quand ils les rabattent [...] »235

« chasse musicale des animaux d'Etrurie : [...] les cerfs de ce pays ne sont pas seulement capturés grâce à des filets et à des chiens, comme c'est l'usage à la chasse, mais aussi et même surtout, grâce au concours que la musique apporte aux chasseurs.[...] on déploie en demi-cercle les filets et tous les engins de chasse qui servent à piéger les bêtes ; il y a là également un flûtiste professionnel et ce dernier s'efforce de jouer l'air le plus langoureux possible, en évitant toutes les notes aiguës, et en ne jouant que les mélodies les plus douces [...] la paix et la tranquillité permettent aux sons de se propager aisément et la musique s'insinue dans les hauteurs, dans les vallons, dans les fourrés, en somme dans tous les gîtes et les repaires des bêtes sauvages. Dans un premier temps, lorsque le son parvient à leurs oreilles, les bêtes sont frappées de stupeur et remplies d'une sorte de terreur, mais ensuite elles sont plongées par la musique dans une sorte de jouissance irrépressible et contre laquelle elles ne peuvent lutter, et, fascinées, elles en oublient leurs petits et leur maison (bien que les bêtes n'aiment pas s'aventurer hors de leur territoire). Les bêtes tyrrhéniennes sont ainsi attirées comme sous l'effet d'un charme magique et captivant, et, ensorcelées par la mélodie, elles arrivent et tombent dans les pièges, subjuguées par la musique. [...] »236

Le motif est connu des auteurs médiévaux :

« [...] et sachez que lorsque les cerfs tiennent les oreilles rabattues, ils n'entendent pas : mais lorsqu'ils les dressent leur ouïe est très fine [...] »237

Les traités de vénerie connaissent la technique :

« Le cerf s'esmerveille et espouvante quand il oyt siffler en paume et hucher. »238

« Il est d!un naturel assez simple, et cependant il est curieux et rusé : lorsqu!on le siffle ou qu!on l!appelle de loin, il s!arrête tout court et regarde fixement et avec une espèce d!admiration les voitures, le bétail, les hommes ; et s!ils n!ont ni armes, ni chiens, il continue à marcher d!assurance, et passe son chemin fièrement et sans fuir : il paroît aussi écouter avec autant de

tranquillité que de plaisir le chalumeau ou le flageolet des bergers, et les véneurs se servent quelquefois de cet artifice pour le rassurer. »239

La croyance survit dans la chasse contemporaine : nous l!avons vu faire maintes fois. Siffler peut aservir à distraire un cerf de son intention, plutôt que de le calmer :

« [...] Le cerf avançait toujours, il passa au petit trot devant nous à moins de quarante mètres. Mon compagnon n'avait pas encore levé la carabine. Je pensai que le cerf allait faire encore dix mètres et prendre notre odeur. J'attendais qu'il fasse un bond de surprise et qu'il disparaisse au grand galop. ["] Je faillis siffler pour arrêter le cerf mais, réfléchissant que s'il nous sentait en même temps que je le sifflais, je n'aurais d'autre résultat que celui de le faire partir encore plus vite, je m'abstins donc. »240

Examinons ce motif dans un récit plus ancien.

Le chasseur siffle pour imiter le cri du faon et pour calmer la biche :

« Dans les premiers temps de sa vie, le faon ne dégage presque pas d'odeur, paraît-il, et la biche veille à distance. Quand il est perturbé ou qu'il veut se rassasier, il émet un certain cri, une sorte de sifflement qu'il est très difficile de situer, mais qui met immédiatement la biche en alerte. »241

L!auteur dit expressément qu!un trouble, sinon la quiétude contrariée par la faim, sont à l!origine de l!appel du faon ; la biche ne s!approche que si elle ne perçoit pas de danger. La synecdoque revient à dire qu!imiter un faon sert à faire venir à soi une biche calme, et par inversion de la causalité, sert à la calmer :

« Les biches auxquelles on donne la chasse en jouant de la flûte ou en chantant, se laissent prendre et elles se couchent sous l'effet du plaisir. Lorsqu'on est deux chasseurs, l'un chante ouvertement ou joue de la flûte, l'autre lance son trait, de derrière, quand le premier lui signifie que c'est le moment favorable. S'il se trouve qu'elle a les oreilles droites, elle entend avec acuité, et il n'est pas possible de lui échapper, mais si elle les a baissées, on lui échappe. » 242

Le thème se retrouve dans la fable n° 97 d!Esope, où un chevreau ne veut pas mourir sans se défendre :

« ["] O loup $ Je ne doute pas que je vais te servir de pâture ; mais je ne veux point d!une mort ignominieuse : joue de la flûte que je puisse danser. Tandis que le loup jouait de la flûte et que le chevreau dansait, les chiens alertés par le bruit, accoururent et mirent le loup en fuite. »243

Le lai de Tyolet :

Tyolet est le fils de la Veuve de la forêt ; c'est un chasseur capable de prendre les bêtes en les sifflant, qui tient ce don d'une fée :

« Tyolet estoit apelez de bestes prendre sot assez, que par son sisflé les prenoit, totes les bestes qu!il voloit. Une fe ce li ora,

e a sifler li enseigna ; Dex onc nule beste ne fist qu!il a son siflé ne preïst. »244

« ["] Quant les bestes sifler l!ooient, tot errament a li venoient ;

de ceus que il voloit, tuoit et a sa mere les portoit. »245

Un jour qu'il chasse, le cerf au lieu de venir à sa rencontre, l'entraîne au fond des bois jusqu'à un gué qu'il traverse :

« ["] droit vers meson s!en volt aller, quant soz .I. arbre vit ester

.I. cerf qui ert e grant e gras, e il sifla eneslepas.

Li cers l!oï, si regarda, ne l!atendi, ainz s!en ala ; le petit pas du bois issi, e Tyolet tant le sevi

q!a une eve l!a droit mené ; le cerf s!en estoutre passé. »246

Tyolet hésite à le suivre. Un chevreuil apparaît alors, que Tyolet siffle et tue. Tandis qu'il le dépouille, le cerf se métamorphose en chevalier, au bord de l'eau :

« Endementres qu!il l!escorcha, e li cers se transfigura

qui outre l!eve s!estoit mis ["] e.I. chevalier resembloit. » 247

Tyolet fait la connaissance du chevalier-bête, qu'il interroge sur ses armes et sur leur fonction. Le chevalier lui explique ensuite la conduite à tenir avec sa mère, pour obtenir à son tour l!allure d!un chevalier :

« E tu lis dis que par ta foi que male joie avra de toi si tu ne puez estre tel beste, e tel coiffe avoir en ta teste ; e des ce qu!ele ce orra, isnelement t!aportera toute autretele vesteüre,

cote e mantel, coiffe et ceinture, ["] »248

Tyolet rentre alors chez la Veuve de la forêt et formule la menace : « ["] Par foi, fet il, or est ainsi :

si je tel beste con je vi ne pis estre, dine sai et voi que male joie avrez de moi. »249

Il obtient d!être équipé des armes de son père. Tyolet quitte alors sa mère pour rejoindre la cour d'Arthur, où il se présente :

« Rois, j!ai a non chevalier beste, a mainte en ai trenchié la teste, e Tyolet m!apele l!on.

molt sai bien prendre venoison. Filz sui, biau sire, s!il vous plest, a la veve de la foreste ;

a vos m!envoie certement tot por apprendre afetement. »250

Arrive la fille du roi de Logres, sur un cheval blanc et accompagnée d'un chien, qui réclame un chevalier assez hardi pour réussir l!épreuve, couper le « blanc pié du cerf » au poil si luisant qu!on le croirait presque en or. Ce dont le roi de Logres le récompensera en lui accordant la main de sa fille :

« -Sire je suis une meschine, fille de roi et de roïne,

e de Logres estrois mon père, n!ont plus d!enfanz, li ne ma mere.

E si vos mandent par amor, commë a roi de grant valor, s!il a de vos chevaliers

nul qui tant soit hardiz ne fiers, qui le blanc pié du cerf tranchast, Biau sire, celui me donast ; icelui a seignor prendroie ; de nul autre cure n!avroie. »251

Le roi engage sa parole à son tour :

« Par foi, fet il rois, vos créant que itel soit le covenant que cil a fame vos avar

qui le pié du cerf vos donra. »252

Un chevalier nommé Lodoer tente l'épreuve mais renonce à la vue de la rivière à traverser. D'autres renoncent également. Tyolet y va à son tour, traverse la rivière derrière le chien et atteint le cerf gardé par sept lions, dont il tranche le pied :

« Tyolet prend lors à sifler, e li cerfs molt beninement vers Tyolet vient erramment. E Tyolet .II. fois siffla li cerf du tot donc s!arresta. S!espée ttert isnelement, du cerf le blanc pié destre prent, par mi la jointe li trancha, dedenz sa huese le bouta. le cerf cria molt hautement, et li lion tout erroment

grant aleüre sont venu ["] »253

Tyolet est attaqué, blessé aux flancs mais vainc les lions. Il n'a plus la force de s'en aller. Arrive un chevalier sur un cheval gris, auquel Tyolet mourant confie le pied du cerf :

« de sa huese le pié sacha, e au chevalier le bailla ».254

Le chevalier pour s'assurer du gage et de la récompense, frappe Tyolet d'un coup mortel supplémentaire. Il va réclamer la fille du roi, quoique sans ramener le chien. On tempère et on accorde un délai de huit jours au disparu. Durant ce temps, le chien revient. Gauvain parti à la recherche de Tyolet avec l'aide du chien, le retrouve. Arrive une pucelle sur une mule, à qui Gauvain confie Tyolet pour qu'on le soigne. Gauvain retourne à la cour et s'apprête à soutenir en combat judiciaire, le droit de Tyolet contre les prétentions du traître. Tyolet arrive alors à la cour ; il argumente et défend son droit :

« Bonement donné vos avoie le pié q@au cerf trenchié avoie, e vos telloier en sousistes, pour .I. peu que ne m!oceïstes. Mort en dui estres voirement. Je vos donnai, or m!en repent ; vostres espée que vos portastes tres par mi le cors me boutastes ; tres bien me duisdates occirre. »255

Dans ce récit assez complexe, une métamorphose est suggérée : le cerf devient un chevalier alors que jeune chasseur tue et dépouille un chevreuil. Le lai utilise l!antinomie entre l!apprenti et l!homme d!expérience. Pour situer Tyolet comme adolescent, l!auteur suggère la mort d!un chevreuil : l!analogie est parfaitement construite car elle permet de situer la date du motif narratif. Il n!est pas dit que le passage de l!enfance à l!âge adulte soit analogue à une « renaissance ». La désignation ambiguë du plus petit des cervidés (Tyolet/le chevreuil) et du cervidé de plus grande taille (le chevalier/le cerf) se retrouve dans le roman de Perceval au sujet des « biches » ou « biques » que celui-ci conduit en troupeau. La technique consistant à siffler à la manière des chèvres en #strus, aux calendes d!août, pour faire venir les chevreuils en rut, est pratiquée encore de nos jours. Ainsi Tyolet tuant un chevreuil, est comme l!enfant quittant la résidence de sa mère pour commencer sa vie d!adulte. Il n!est donc pas question que Tyolet tue le cerf qui l!incite à franchir la rivière, si celui-ci « est » son père. Dans ce récit, l!économie du discours est poussée au maximum :

« Endementres qu!il l!escorcha, e li cers se transfigura

qui outre l!eve s!estoit mis ["] »

Le dépeçage est-il la condition de la métamorphose ? Ce texte ne mentionne pas le c#ur du gibier rapporté à qui arme le jeune chevalier : nous y reviendrons.

Dans le document Le cerf, le temps et l'espace mythiques (Page 79-84)