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Où certaines biches portent un bois :

Dans le document Le cerf, le temps et l'espace mythiques (Page 178-194)

Quelques biches portent un bois :

Elien cite des exemples pris chez Sophocle, Euripide, Anacréon et Aristophane de Byzance. Buffon se range à son avis :

« On prétend aussi qu!il se trouve quelquefois des biches qui ont un bois comme le cerf, et cela n!est pas absolument contre toute vraisemblance. »528

Si un veneur rencontre une biche cornue, son art sera de la distinguer en tant que telle. On ne chassait pas les biches autrefois :

« On dit qu'un cerf est venable ou chassable ou qu'il n'a pas de refus lorsqu'il vaut la peine d'être chassé, que ce n'est pas un jeune cerf ou une biche. »529

L!Encyclopédie de Diderot et d!Alembert rapporte la mésaventure survenue à la cour de Charles IX, un grand spécialiste de la vénerie du cerf :

« On voit au château de Malherbe la figure d'une biche qui avoit un bois comme un cerf _ qui portoit huit andouillers, laquelle après avoir été courue par deux veneurs du roi Charles IX, fut prise par les chiens pour un cerf : les veneurs l'ayant détournée en prenant chacun un côté de l'enceinte, l'un la vit pisser de si près qu'il la jugea être une biche, il n'en dit rien à son compagnon, il dit seulement en termes vagues que cela ne valoit rien à courre. L'autre qui avoit vu la tête, la jugea celle d'un cerf _ dans cette confiance, laissa courre. Elle fut prise enfin _ reconnue biche _ celui qui l'avoit vu pisser dans l'avoir dit à son compagnon, fut cassé pour avoir donné lieu à une telle méprise. »530

Elien connait la différence des attributs selon les genres :

« Sur la supériorité naturelle du mâle : il semble que le mâle, y compris chez les animaux, soit favorisé par la nature. C'est ainsi que le dragon mâle a une crête et une barbe, que le coq a aussi une crête et des barbillons, le cerf des cornes, le lion une crinière, et la cigale mâle une voix. »531

Cependant, les biches cornues antiques et les biches mythiques *la biche de Cérynie ou celles d!Artémis- n!ont pas livré de données temporelles, soit relatives à leur âge qu!on suppose vénérable, sinon aux saisons de leur bois.

Nous retrouvons dans la légende de saint Wulmer (fêté le 20 juillet) l!explication du blason de la ville de Samer, en Picardie, lequel une tête de cerf surmonté de la couronne comtale. Les comtes de Boulogne avaient partagé avec l!abbé le droit de chasser dans les forêts du domaine monastique. La tradition locale rapporte qu!autrefois, une biche accompagnée de son faon suivait la procession patronale, à la Sainte-Croix (le 3 mai) ou au Saint-Sacrement (la Fête-Dieu, soixante jours après Pâques). Après la cérémonie, la biche retournait seule dans les bois tandis que le village faisait du faon, son repas de fête. Une année, on tua le faon mais aussi la biche $ Depuis lors, on se moque des gens de Samer en les traitant de « maqueux d'biques » (les mangeurs de biches), eux qui n!en ont plus" Il est facile de comprendre qu!on ne tue pas les biches afin d!épargner le cheptel reproducteur. En conséquence, l!année en question était celle d!une occurrence pascale en clé antérieure. À la Sainte-Croix le faon n!était pas né, et à la Fête-Dieu, vers le 21 mai, toujours pas : faute de faon, on mangea la biche.

L!épargne des femelles :

Les biches trop vieilles, devenues bréhaignes, sont des bouches inutiles : leur bois les rend chassables. L!explication par le fait qu!on épargne toute femelle, même une biche avec un bois, n!est donc pas suffisante. Où trouver l!explication de l!incongruité qu!il y avait à faire passer une femelle pour un mâle ? Revenons sur la différence de comportement, pour chacun des genres sexués, induite par le renouveau printanier (la mue des cerfs) ou le renouvellement des générations (la parturition des biches). Dans les bestiaires antiques, le motif descriptif est l!homochromie : l!absence de contraste chromatique délivre la proie de toute forme perceptible par le chasseur. Pour les cerfs cela équivaut au choix entre reposer à découvert, en altitude et en été, et reposer sous couvert forestier, en basse altitude et en hiver. En conséquence, les auteurs de bestiaires créent, pour les cervidés mâles, une analogie entre l!animal sans peur avec ses bois et l!animal timoré sans ses bois (le bois étant

au cerf ce que le bâton est au combattant) et pour les cervidés femelles, l!analogie entre l!animal sans peur quand il est près des hommes et l!animal apeuré dans le milieu sauvage (la peur de l!homme étant à la bête féroce, ce que la peur de la bête féroce est à la biche) :

« Au moment de mettre bas, les biches évitent moins les sentiers frayés par les hommes que les solitudes propices aux bêtes féroces. »532

« Parmi les animaux à quatre pieds et sauvages, la biche semble bien ne pas être la moins intelligente, en donnant naissance à ses petits près des chemins (car les prédateurs ne s'en approchent pas à cause des hommes) et lorsqu'elle a donné naissance, elle mange d'abord le chorion, puis elle court vers le seseli et après en avoir mangé, elle retourne vers ses petits. »533

« Prévoyance de la biche lors de l'accouchement : la biche accouche au bord des routes et il semble bien qu'elle agisse ainsi en connaissance de cause. Elle craint en effet les bêtes sauvages et leurs attaques, alors que, du côté des hommes, elle ne se fait aucun souci. Elle sait pertinemment qu'elle est bien plus faible que les premiers, et ne doute pas une seconde qu'elle est capable d'échapper aux seconds. Mais, lorsqu'elle a pris de l'embonpoint, il n'y a plus aucune chance pour qu'elle accouche au bord de la route, car elle se sait trop lente pour courir. Aussi accouche-t-elle alors dans les ravins, les fourrés ou les vallons. »534

L!abri sûr est décrit par antithèse dans la fable n°104 d!Esope :

« Une biche poursuivie par des chasseurs arriva à l'entrée d'un antre où se trouvait un lion. Elle y entra pour s'y cacher ; mais elle fut prise par le lion et, tandis qu'il la tuait, elle s'écria : «Malheureuse que je suis $ En fuyant les hommes, je me suis jetée dans les pattes d'une bête féroce.» Ainsi parfois les hommes, par crainte d'un moindre danger, se jettent dans un plus grand. »535

Ces notices zoologiques, parmi d!autres établies pour les animaux de genre voisin, fonde une relation entre le climat, les vents, la nature des eaux et la génération : « l!Histoire des animaux » en particulier, contient une dizaine d!assertions relatives à la conception, chacune pour une espèce différente. Aristote y analyse la fécondation en fonction des vents qui soufflent à l!époque de l!#strus, et non en fonction des cycles oestriens comme on le ferait aujourd!hui. L!auteur tient l!orientation des animaux lors de l!accouplement, selon les directions cardinales et/ou les vents saisonniers, comme le facteur déterminant l!engendrement. A l!époque médiévale, l!orientation des animaux dans leur environnement sera peu ou prou confondue avec la symétrie anatomique des animaux, selon l!antinomie entre la tête et la queue pour quelques espèces (les serpents et les belettes) et selon l!antinomie droite/gauche pour les autres. En conséquence, la théorie relative au genre sexué de la progéniture sera de plus en plus difficile à comprendre. Quel crédit peut-on accorder à la physiologie aristotélicienne et aux techniques d!élevage de la Grèce antique ?

« Au sujet de cette bête, les Grecs disent que si on veut engendrer un mâle, il faut lier le testicule gauche du taureau quand il s'accouple avec la femelle ; et si l'on veut engendrer une vache, on liera le testicule droit. »536

Nous paraphrasons Brunetto Latini en disant que le testicule droit contient la semence mâle et le testicule gauche, la semence femelle. L!allégation n!établit de différence entre la gauche et la droite qu!en référence à l!anatomie humaine (le c#ur, placé à distance inégale des deux poumons). La différence entre la gauche et la droite, dans la physiologie aristotélicienne, est reliée à l!écart de température entre l!air inspiré (froid) et l!air expiré (réchauffé au contact du c#ur). En changeant de niveau d!échelle de grandeur, les mêmes causes produisant des effets identiques, la différence entre le Nord et le Sud est liée à l!orientation des vents au cours du cycle

saisonnier. La relation causale secondaire entre les différences de genre sexué de la progéniture, est établie à partir de la « coction » achevée ou inachevée, de la semence dans la matrice en fonction des vents, respectivement chauds ou froids. Les signifiés de puissance associés à l!anatomie des génitoires sont les suivants : l!antinomie gauche/droite, l!antinomie mâle/femelle, l!antinomie chaud/froid, l!antinomie externe/interne. Dans le cas particulier des animaux qui ont une saison de reproduction -la chèvre aegagre échappe à cette règle- le signifié de puissance des génitoires est augmenté des antinomies relatives aux cycles saisonniers : l!opposition entre l!hiver et l!été, entre la parturition à l!air libre ou à l!abri d!une grotte pour les chèvres. Dans le cas des cerfs, les signifiés de puissance opposent l!automne et le printemps pour les mâles, la proximité des hommes ou celle des prédateurs pour les femelles lors de la parturition.

Résultats :

Le cycle de vie des cerfs :

Chez les cerfs élaphes, les mâles portent un bois alors que les biches n!en portent pas. Cependant, certains vieux mâles n!en portent plus, en raison de leur trop grand âge. La plasticité de l!apparence des mâles (opposant ceux qui portent les plus grands bois, à ceux qui l!ont « ravalé ») est associée à leur longévité extraordinaire comme s!il existait un changement de genre sexué, au cours d!une étape intermédiaire où certaines vieilles biches et les jeunes cerfs ont le même bois :

Figure 8

La continuité ontogénétique (entre l!âge où le cerf porte son plus grand bois et celui où il n!en porte plus) pose problème en Allemagne. Là-bas, on tue les cerfs avant qu!ils ne soient concurrents des cerfs dominants ou avant qu!ils ne ravalent. Pour que des valeurs soient conjuguées selon l!opposition du plus et du moins, il faut qu!elles passent par des valeurs quantitatives contrastées au cours d!un « cycle » : il s!agit alors d!un glissement de sens, où la longévité des cerfs est assimilée à un cycle. On comprend bien l!illusion référentielle : la variation quantitative dans la durée (que ce soit le nombre de pointes, la longueur ou le poids des bois) n!a de sens que si l!on croit que le cerf revient au point de départ. L!ontogenèse n!est pas un cycle, sinon à travers la métaphore du retour à l!enfance, chez les hommes : le vieillard n!est censé être semblable à l!enfant que pour signifier qu!il a cessé d!être l!adulte qu!il était.

L!enfance est certes le signifiant en contraste avec la vieillesse, mais en termes de signifié, c!est le déclin qu!on oppose à la pleine jouissance des facultés.

Les valeurs quantitatives étaient jusqu!alors conjuguées sur la période d!un an. Ici, il s!agit de valeurs qualitatives (jeune/vieux, mâle/femelle, dominant/dominé, beau cerf/mauvais cerf) que l!on conjugue selon un « cycle » d!environ quinze ans. La valeur médiane est le cerf dix cors, le standard des veneurs : il s!oppose au daguet, trop jeune pour avoir plusieurs cors à son bois, et au cerf ravalant, trop vieux pour en avoir autant qu!auparavant. Les veneurs français y ont mis bon ordre, en refusant d!évaluer l!âge des cerfs à partir du nombre de pointes de leur bois. La « norme » permettant de « juger » (jauger, en fait) un cerf à partir de son bois est impossible à énoncer, pour peu que l!on ait un minimum d!honnêteté intellectuelle. La réalité zoologique est tellement plus complexe que l!image construite par les hommes de l!art, que Fernand du Boisrouvray en arrive à énoncer cette règle de tir :

« Le secret d'une bonne gestion est tout simple : ne jamais prélever de cerfcerf de cerfcerf correspondant à l'image qu'on en a ou à l'idée qu'on s'en fait -. »537

Le raisonnement appliqué aux chevreuils est le même que celui qui vaut pour les cerfs élaphes, que ce soit en France ou en Allemagne. Le cas des chèvres est différent, car les femelles portent normalement des cornes. Certaines n!en portent pas et sont censées être meilleures laitières que les autres $ L!exception est cette fois marquée positivement, à l!instar de ce qui s!observe dans la nature.Le fait que les chèvres femelles domestiques portent de grandes cornes semble une anomalie: les chèvres femelles sont d!autant plus proches du type « naturel » que leur cornes sont réduites. Elles ressemblent d!autant plus à des « boucs sauvages » que leurs cornes sont grandes.

Le cycle de vie des tarandes :

Le « « cycle » du renouvellement des « tarandes » est beaucoup plus simple à comprendre que celui des cerfs, car au lieu de réclamer deux exceptions -les très vieux cerfs sans bois et les vieilles femelles avec un bois-, tout se passe comme s!il suffisait de court-circuiter une phase du cycle annuel dans la seconde ou la troisième année de vie des mâles, pour changer de genre sexué. Rappelons que les rennes mâles perdent leur bois en hiver tandis que les rennes femelles le perdent en été :

Autant les conditions de la longévité mythique des cerfs, par changement de genre sexué, sont difficiles à appréhender pour qui ne connaît pas les apparences successives d!un cerf, autant celles de la longévité mythique des rennes sont faciles à imaginer : il suffit de changer de cadence, l!année du changement de genre sexué. La cadence régulière s!interrompt : un « bégaiement » fait qu!un vieux mâle, au bois réduit à presque rien, est pris pour une femelle au bois toujours réduit, muant en été. Le « bégaiement » sera encore nécessaire pour que cette « femelle » prise pour un renne mâle dans sa deuxième tête, au bois réduit, mue une seconde fois dans l!année et rattrape la cadence des rennes mâles.

La longévité du renne sera interprétée de deux façons : soit les rennes ne restent qu!un très court laps de temps à l!état femelle, car les capacités trophiques prêtées au bois sont telles que dès la seconde ou troisième tête, l!animal a un bois trop grand pour être une femelle. Leur cycle est alors identique à celui des cerfs. Soit au contraire, les rennes femelles ont une abondante production laitière, à l!instar d!autres animaux domestiqués. On comprend alors que les rennes au petit bois soient femelles, et d!autant plus productives que leur bois se développe peu. L!étiologie du rapport entre le bois et la production spermatique des mâles, ou le bois et la production laitière des femelles, n!est donnée, à notre connaissance que par Buffon :

« Et ce qui fait que dans cette espèce, aussi-bien que dans celle du daim, du chevreuil et de l!élan, les femelles n!ont point de bois, c!est qu!elles mangent moins que les mâles, et que quand même il y auroit de la surabondance, il arrive que dans le temps où elle pourroit se manifester au dehors, elles deviennent pleines, par conséquent le superflu de la nourriture étant employé à nourrir le f#tus et ensuite à allaiter le faon, il n!y a jamais rien de surabondant. »538

« Et l!exception que peut faire ici la femelle du renne, qui porte un bois comme le mâle, est plus favorable que contraire à cette explication ; car de tous les animaux qui portent un bois, le renne est celui qui, proportionnellement à sa taille, l!a d!un plus gros et d!un plus grand volume, puisqu!il s!étend en avant et en arrière, souvent tout le long de son corps : c!est aussi de tous celui qui se charge le plus abondamment de venaison, et d!ailleurs le bois que portent les femelles est fort petit en comparaison de

celui des mâles. Cet exemple prouve donc seulement que quand la surabondance est si grande qu!elle ne peut être épuisée dans la gestation par l!accroissement du f#tus, elle se répand au dehors, et forme dans la femelle, comme dans le mâle, une production semblable, un bois qui est d!un plus petit volume, parce que cette surabondance est aussi en moindre quantité. »539

Buffon tire argument de la qualité nutritive des aliments du renne sans voir que le contraste saisonnier, nettement plus accentué aux latitudes boréales qu!aux latitudes tempérées, ruine son explication :

« Et comme le lichen, qui est la nourriture ordinaire du renne, est un aliment plus substantiel que les feuilles, les écorces ou les boutons des arbres dont le cerf se nourrit, il n!est pas étonnant qu!il y ait plus de surabondance de cette nourriture organique, et par conséquent plus de bois et plus de venaison dans le renne que dans le cerf. »540

Pour établir une comparaison, il faudrait utiliser les récits des peuples arctiques et subarctiques, au risque d!une rupture référentielle, lié au régime des eaux. Par analogie avec l!énoncé des croyances relatives aux chèvres sous le climat tempéré, je pense que le renouvellement mythique des rennes est assis sur le changement de leur genre sexué, parce que ces animaux sont alternativement et durablement, mâles et femelles. Cette opinion est fondée sur un argument calendaire, le changement d!apparence aux solstices, à l!instar des chèvres des îles grecques, s!accouplant ou mettant bas à l!un des solstices en fonction de la ressource hydrique. La comparaison entre les chèvres sous le climat aride, et les rennes sous le climat arctique, met en évidence les signifiés de puissance du cycle végétatif, avec d!une part l!antinomie pluie/sécheresse pour les chèvres et l!antinomie eau/glace pour les rennes. Les déplacements migratoires, vers le Nord en « été » à travers des fleuves ou des fjords libres de glace et vers le Sud en « hiver » en les traversant sur la glace, indiquent la cadence biannuelle des rennes. La cadence biannuelle des chèvres est indiquée par les modes exclusifs de leur parturition, soit en hiver quand le climat est trop aride, soit en été quand il est tempéré.

Discussion :

La biche cornue et allaitante selon Carlo Dona :

Carlo Dona (2009) analyse le mythème de la biche cornue et allaitante, dont il suppose à bon droit qu!elle n!a pas été observée dans la nature, tout en écartant l!idée qu!il s!agisse de rennes femelles :

« Le cerve cornute sono bestie inesistenti. »541

« Ai fini della nostra indagine, dunque, le renne non rivestono alcuna importanza ["] »542

Son interprétation repose sur deux types de documents, les artéfacts figuratifs où les cornes ont été rajoutées afin de désigner la femelle allaitante d!un certain taxon, et les documents narratifs où les cornes sont significatives d!un symbole. Selon la première hypothèse, le plasticien aura ajouté les cornes à la biche, pour la distinguer d!une jument ou d!une chienne. Selon la seconde hypothèse, il suffit de la désigner comme « biche » pour la distinguer et s!il a été nécessaire d!en faire une biche cornue, c!est pour d!autres raisons que de désignation. Curieusement, l!auteur coupe court à son raisonnement en invoquant la raison nécessaire, le rasoir d!Ockham :

Dans le document Le cerf, le temps et l'espace mythiques (Page 178-194)