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Le logement acquiert une importance croissante chez les personnes âgées et représente un facteur essentiel de leur qualité de vie. En effet, avec l'arrêt de l'activité professionnelle et, plus tard, quand le poids de l'âge se fait sentir, le temps passé chez soi augmente (Brigand, Gres, Grimm-Holderith, Herberich-Marx et Raphael, 1984; Commission fédérale "Vieillir en Suisse", 1995; Warnes, 1992).

Le logement est l'habitat d'un ménage, lequel est constitué, en général, d'une cellule sociale, une famille, un couple. Or, depuis un siècle, ce ménage se transforme, sa taille diminue. En Suisse, en 1990, le ménage des personnes âgées de 65 ou plus comprenait, en moyenne, 1.8 personnes (Lalive d'Epinay, Brunner et Albano, 1998a, p. 91). En 2000, six femmes et huit hommes sur dix résident avec leur conjoint au moment de la retraite;

au-delà de 80 ans, ce n'est plus qu'un tiers des personnes qui vit en couple (Sauvain-Dugerdil, 2005). Après le partage du quotidien en famille et une phase de vie où l'on cohabite avec le conjoint uniquement (« nid vide »), la vieillesse se caractérise souvent par un période de

« vie en solo » (Kaufmann, 1999). Environ un tiers des personnes ayant atteint 65 ans et demeurant dans des ménages privés vivent cette condition. Une proportion qui croît de façon continue avec l'âge et, en raison du taux élevé de veuvage féminin, concerne essentiellement des femmes. Ainsi, parmi les plus de 80 ans, 66% des femmes et 28% des hommes vivent seuls. Ce phénomène s'est accru de manière spectaculaire durant les trente dernières années: entre 1970 et 2000, la progression de la vie en solo chez les très vieux a été de 41 points pour les femmes, de 9 points pour les hommes. A l'opposé, la proportion de personnes âgées vivant avec un de leurs enfants a très fortement diminué au cours de la même période: aujourd'hui, la cohabitation intergénérationnelle ne concerne que 8% des jeunes retraités et 4% des personnes de plus de 80 ans (Sauvain-Dugerdil, 2005; sur la transformation des modes de résidence des personnes âgées, cf. aussi Sauvain-Dugerdil et al., 1997).6

Dans les sociétés modernes, vivre en solo correspond dans la règle à se situer dans une période de transition entre deux formes de communauté, par exemple de la famille d'origine à celle de procréation. De nos jours, la majorité des personnes vivant seules sont des veufs et, surtout, des veuves. Phénomène anthropologiquement nouveau, dans nos sociétés il devient normal de vivre seul chez soi une partie de sa vieillesse. Ce fait inédit est une conséquence de la séparation entre l'habitat et le lieu de travail ainsi que l'expression de la valorisation du maintien de l'autonomie et d'un plus grand désir d'indépendance résidentielle. Reste à savoir si la vie en solitaire des personnes âgées coïncide avec une aspiration ou si le choix, quand il y a choix, s'exprime par défaut, une fois le couple brisé par la mort. Dans leurs discours, les parents âgés motivent le souhait de ne pas aller vivre chez les enfants avant tout pour ne pas les importuner et respecter leur intimité (Groupe de travail "logement" de l'Université du 3e âge de Genève, 1988).

6 Même si la cohabitation entre parents âgés et enfants devient rare, les liens entre générations restent forts (Armi, Guilley et Lalive d'Epinay, 2008a; Attias-Donfut, 1995; Coenen-Huther, Kellerhals et von Allmen, 1994). Parents et enfants vivent souvent dans des logements séparés mais voisins, ce qui permet une aide mutuelle tout en préservant l'autonomie de chacun. Plutôt que de disparition de la solidarité familiale, on peut parler d'un modèle d'« intimité à distance » (Rosenmayr et Köckeis, 1963).

La vie en institution, quant à elle, est généralement perçue de manière négative et suscite bien des peurs chez la plupart des personnes âgées (cf. Billé, 2005; Johnson et Grant, 1985). Même en cas de maladie chronique ou de perte du conjoint, rester chez soi est ressenti comme plus satisfaisant que s'installer dans un EMS par la quasi-totalité des vieillards. Plusieurs facteurs contribuent à la construction et au maintien de cette image discréditée des maisons accueillant des personnes âgées. Tout d'abord, les raisons de ce rejet de l'institution sont à rechercher dans le fait que, en dépit de leur évolution, dans l'imaginaire les EMS sont parfois encore associés à l'idée d'asiles et d'hospices: « ghetto pour vieillards », « mouroir », « ambiance déprimante », la tâche pour ceux qui cherchent à se distancer de la mauvaise réputation des anciens asiles est loin d'être simple (cf. Cavalli, 1997). Ces inquiétudes sont également alimentées par des scandales relatés à des intervalles plus ou moins réguliers dans la presse ou dénoncés par des enquêtes sur le terrain (e.g., Labayle, 1995). Ces faits divers peuvent être liés à une gestion frauduleuse de certains établissements ou découler du mauvais traitement, quand ce n'est pas carrément de la maltraitance, que subissent des pensionnaires (sur la maltraitance en institution, cf. par exemple: Casman et Lenoir, 1998; Hugonot, 2000). Indépendamment de ces pratiques méprisables, la décision d'entrer en EMS est aussi pénible parce qu'elle implique de quitter son cadre de vie pour se rendre en terre inconnue, d'abandonner un lieu empreint de mille souvenirs et peuplé de visages familiers pour se retrouver dans un espace fermé où se côtoient les blouses blanches du personnel et les visages gris et décatis des résidents. Enfin, la pension est associée à l'idée de mauvaise santé, de dépendance. Pour ceux qui y entrent, elle symbolise l'échec du maintien à domicile et la reconnaissance de la perte d'autonomie.

Les nouveaux pensionnaires connaissent le caractère irréversible de la décision et savent que, sauf exception, le déménagement représente un éloignement préfigurant la séparation définitive. S'installer en EMS signale crûment que l'on a entamé la dernière ligne droite de la vie.

A première vue, ces craintes et angoisses ne peuvent qu'être partiellement apaisées par les avantages que l'institution apporte: des soins continus et de haut niveau, un personnel compétent, humain et chaleureux, le compagnonnage de pairs qui peut être mis en regard de la solitude parfois vécue chez soi, l'offre d'activités diverses, la sécurité enfin, valeur-clé de la vieillesse. Et pourtant, lorsque la parole est laissée aux vieillards vivant dans l'un de ces établissements spécialisés, le tableau se fait plus nuancé. Si certains résidents ont vécu la transition comme un traumatisme dont ils ne se sont pas remis, d'autres témoignages

sont décidément plus positifs et leurs auteurs se disent satisfaits du nouveau cadre de vie (e.g., Dorange, 2005; Jervis, 2001). Les résultats d'une étude sur la perception des changements à différents âges de la vie, que j'ai réalisée avec des étudiants en sociologie, montrent par ailleurs que presque la moitié des personnes âgées de 80 à 84 ans qui sont entrées dans un EMS au cours de la dernière année évaluent ce changement de manière positive (Cavalli et al., 2006).

Malgré l'acception négative que revêt l'entrée en institution et la ferme volonté de rester chez soi propre à la plupart des personnes âgées, le besoin croissant d'aides au cours du grand âge et, corrélativement, la difficulté de voir assurée une prise en charge adéquate à domicile rendent le choix de l'EMS nécessaire, voire inévitable, pour un certain nombre de vieillards. Plus en général, l'exigence d'assister une part de la population âgée qui n'est plus à même de gérer seule sa vie a débouché sur la mise en place d'un réseau de plus en plus complexe de dispositifs d'aide. A l'EMS s'ajoutent les différents services d'aide et de soins à domicile (désormais désignés par les spécialistes par l'acronyme de SASD), les foyers de jour, les immeubles à encadrement médico-social ou encore les unités d'accueil temporaire.

En Suisse, au cours des trente dernières années, la proportion de résidents en ménage collectif au sein de la population de 65 ans et plus n'a guère augmenté, passant de 7.0% en 1970 à 7.2% en 2000.7 Néanmoins, derrière cette stabilité dans le taux de recours aux institutions, se dissimule une transformation radicale des caractéristiques sociodémographiques des pensionnaires. Anciennement destinées aux démunis de tout âge, les institutions ont connu dans la seconde moitié du XXe siècle une inversion des priorités d'accueil: le ménage collectif se transforme en une forme de cohabitation destinée principalement aux personnes âgées (Lalive d'Epinay et al., 1998a, p. 83). En 1970, les

7 Données de l'Office fédéral de la statistique (OFS), recensement 2000. Ces chiffres, calculés par moi-même, se référent aux personnes vivant dans les « ménages collectifs réels » (EMS, hôpitaux, foyers pour handicapés, prisons, couvents, hôtels, etc.). Selon les catégories que l'on retient, les pourcentages peuvent varier quelque peu, entre autres parce que l'OFS, en 2000, a procédé à un changement de méthode de relevé.

Je reviendrai plus en détail là-dessus dans la sous-section 2.1.3.

personnes de 65 ans et plus représentaient un quart des résidents des ménages collectifs;

elles en composaient la moitié en 1990, près de 60% en 2000.8

Dans les années 1960-70, les hospices, qui accueillaient dans des conditions parfois douteuses surtout des indigents, deviennent socialement intolérables et sont peu à peu remplacés par, voire transformés en, des maisons de retraite. Ces dernières s'offraient comme des lieux de vie dans lesquels, l'âge venant, on s'installait avant même que la santé ne l'impose. La plupart des pensionnaires étaient valides ou conservaient, malgré un léger handicap, une relative autonomie; lorsque leur santé se détériorait, il était coutume de faire appel au secteur hospitalier (Schnegg, 2000).

Durant les dernières décennies, sous l'impulsion d'une politique visant le maintien à domicile de la personne âgée le plus longtemps possible, l'entrée en institution a pu être retardée.9 Les besoins des résidents, de plus en plus âgés et lourdement dépendants, se modifient à grande vitesse et le rôle même des institutions demande à être constamment redéfini (Bishop, 1999). Aujourd'hui, le label « maison de retraite » n'a plus cours, les nouvelles institutions s'appellent établissements médico-sociaux et la question des soins y est devenue primordiale. Les EMS se voient investis d'un double mandat: d'un côté, être un lieu de vie pour des vieillards souffrant d'atteintes physiques et/ou psychiques qui affectent lourdement leur autonomie; de l'autre, le jour venu, accompagner les résidents vers la mort (Cavalli, 2002; Lalive d'Epinay et Cavalli, 2005).

Au cours des prochaines décennies, la Suisse comme les autres pays développés devra faire face à un important vieillissement de la population. Selon les projections de l'OFS (2006a), les personnes de 80 ans et plus, qui se chiffraient à 328'200 en 2005, seront plus 500'000 en 2025. Cela entraînera inévitablement un accroissement de la demande de lits en EMS et, par la même occasion, une augmentation pour les individus et la collectivité des coûts des soins de longue durée. D'après une estimation, au niveau suisse, les coûts des EMS

8 OFS, recensement 2000. Chiffres calculés par moi-même. Ici dans les ménages collectifs ne sont pas inclus les « autres ménages collectifs » (hôtels, foyers pour requérants d'asile, etc.). Sont considérées sans distinction les trois catégories de résidents (pensionnaires, personnel et autres).

9 Récemment, Höpflinger et Hugentobler (2006) ont remis en question l'existence d'un mécanisme de substitution entre les deux formes de prise en charge, estimant que le soutien des proches jouerait un rôle plus important que la disponibilité de SASD dans le retardement de l'hébergement (cf. aussi Jaccard Ruedin, Weber, Pellegrini et Jeanrenaud, 2006).

devraient passer de quelque 5.6 milliards de francs en 2001 à 12.9 milliards en 2030; plus de 15 milliards si l'on englobe les dépenses pour les SASD (Pellegrini, Jaccard Ruedin et Jeanrenaud, 2006, p. 25).

Le développement, sous l'égide de l'Etat, d'un réseau complexe de structures d'aide fait qu'il existe aujourd'hui une réponse institutionnelle à chacune des situations typiques de la vieillesse. En même temps, l'application d'un moratoire sur la construction de nouveaux établissements d'habitat collectif dans un certain nombre de cantons est à l'origine d'une pénurie de lits en EMS qui appelle une réponse urgente. A Genève, en mai 2002, plus de 200 vieillards séjournaient dans des sites hospitaliers en attente de placement; des personnes dont l'état de santé ne justifiait pas une hospitalisation, mais rendait néanmoins impossible un retour à domicile. Ce nombre est en constante augmentation depuis 1997 (DASS, 2002).10 Le Valais n'est pas épargné par ce problème et le manque de lits en EMS a amené les autorités cantonales à encourager la construction de logements indépendants adaptés aux personnes âgées (Pralong, 2004).

Quel type de transition constitue aujourd'hui l'entrée en EMS ? En Suisse, selon les données du recensement de 2000, 13% des hommes et 24% des femmes âgés de 80 ans ou plus vivent en ménage collectif.11 Après l'âge de 80 ans, un déménagement sur quatre conduit en institution; presque la moitié dès 90 ans (Wanner, 2005). Ces chiffres suggèrent qu'aujourd'hui l'entrée en EMS ne concernerait qu'une minorité de vieillards et ne serait donc pas une transition « normale »12 du parcours de vie. Le conditionnel est dû au fait que les taux de personnes en institution sont calculés à partir de données transversales et rendent compte d'une situation à un moment donné, mais ils n'informent pas sur le risque

10 Pour faire face à la demande pressante de nouvelles places en EMS, en décembre 2000, le Conseil d'Etat genevois a levé le moratoire sur la construction de nouveaux établissements qui avait été introduit en 1992.

Depuis, la réalisation d'une vingtaine d'EMS a été planifiée (DASS et DAEL, 2001).

11 Cf. supra, note 7.

12 En anglais, on emploie généralement l'expression de « normative transitions » pour désigner les transitions qui sont vécues par le plus grand nombre d'individus au sein d'une population donnée (par exemple: Hareven et Masaoka, 1988, p. 272). Cet usage est néanmoins ambigu car le terme « normative » renvoie à deux réalités bien différentes: d'un côté la « normalité », c'est-à-dire – dans le sens que lui attribue Durkheim (1988 [1894], chap. 3) – la très forte probabilité statistique pour un individu de faire l'expérience de la transition; de l'autre, la « normativité », à savoir le fait que le changement en question soit normé par la société, donc en quelque sorte institutionnalisé (cf. Lalive d'Epinay et al., 2005c; Reese et Smyer, 1983).

que courent les membres d'une cohorte d'utiliser un jour ces établissements. Aux Etats-Unis, Murtaugh, Kemper et Spillman (1990) ont montré que 37% des personnes de 65 ans et plus décédées entre 1982 et 1984 avaient résidé à un moment ou un autre dans une institution; plus de la moitié des personnes disparues après 85 ans s'étaient installées en pension, contre 20% des personnes décédées entre 70 et 74 ans.

Il s'agit ensuite d'évaluer si l'entrée en EMS débouche sur une situation stable et irréversible. Autrement dit, est-ce qu'on se rend en ménage collectif pour vivre une nouvelle étape de sa vie, en sachant que cette étape est la dernière et que son terme est la mort, ou, comme c'est le cas en Amérique du Nord (Gelfland, 1999; Zimmerman et Sloane, 2007), les retours à domicile demeurent possibles, voire sont fréquents ? La transition vers l'EMS ne doit pas être comprise de manière isolée, car elle est toujours enchâssée dans une trajectoire qui lui donne sens. Dès lors, nous devons nous demander comment l'installation en institution s'insère dans une séquence plus large d'événements et de changements qui ont lieu au cours de la grande vieillesse: fragilisation, maladie chronique et dépendance, hospitalisations, recours à des services d'aides à domicile, décès de proches, etc. Il s'agit donc de déterminer quand cette transition a lieu, et l'on imagine facilement que, selon le moment, les causes tout comme les conséquences du placement peuvent différer.

En Suisse, l'EMS se retrouve en quelque sorte à payer le prix des choix politiques et du succès de la priorité donnée au maintien à domicile. La tendance à retarder l'admission se poursuit et les institutions doivent gérer des cas de plus en plus lourds. Le risque est alors que l'aspect médical et l'accompagnement des mourants prennent le dessus sur l'autre grande mission de l'EMS, à savoir l'accompagnement des vivants. Quels sont les choix de société à l'égard de l'émergence d'une population âgée qui n'est plus à même de gérer sa vie ? Est-il acceptable, à l'aube du troisième millénaire, de réduire les EMS à des mouroirs, bien que dorés, ou veut-on qu'ils restent avant tout des lieux de vie, le dernier sans doute, mais un lieu où l'existence des vieillards doit pouvoir se déployer ? Questions qui nous renvoient à des interrogations plus générales sur les fondements et la validité d'une prise en charge collective de la dépendance dans une société qui accorde le primat à l'individu (Dumont, 1985 [1983]; Elias, 1991 [1987]) et à la norme de l'autonomie (Fuchs, Lalive d'Epinay, Michel, Scherer et Stettler, 1997). Bien sûr, il ne s'agit pas de répondre ici à ces interrogations ni de proposer des solutions pour l'avenir. Néanmoins, une meilleure compréhension des trajectoires menant certains vieillards à s'installer en EMS et d'autres à

rester chez eux ainsi que de la manière de s'adapter à la vie en institution, devrait apporter des connaissances utiles pour faire face à ces défis.