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L IEUX DE VIE ET STRUCTURES D ' AIDE

2.1 Les lieux de vie des personnes âgées

Dans les prochains paragraphes, je définirai le ménage collectif en distinguant ses différentes formes et en me concentrant sur celles qui accueillent des personnes âgées. Je retracerai ensuite les principales étapes du développement des structures d'hébergement collectif pour les personnes âgées et de la mise en place d'une politique de maintien à domicile. Enfin, j'évaluerai le recours à ces types d'habitat au cours des dernières décennies en Suisse, en me fondant sur les recensements fédéraux.

14 Les sections 2.1 et 2.2 se basent sur une version précédente (cf. Cavalli, 2002, chapitres 1 et 2) qui a été adaptée et actualisée.

2.1.1 Quelques définitions

Selon l'Office fédéral de la statistique, un ménage collectif est constitué par un « groupe de personnes vivant ensemble dans un établissement public ou privé » (OFS, s.d.). A titre d'exemple sont mentionnés les hôtels, les pensions, les foyers, les homes, les internats, les hôpitaux et les prisons. Ils se distinguent des ménages privés qui, à leur tour, se divisent en ménages d'une personne et en ménages de plusieurs personnes (familiaux ou non familiaux).

Plusieurs termes sont couramment et indifféremment employés pour désigner les établissements qui accueillent une population âgée: homes, pensions, maisons de repos, maisons de retraite, résidences pour personnes âgées, etc. Ces mots font souvent référence à une époque ou à une mode spécifiques; elles peuvent aussi résulter d'acceptions nationales ou régionales. Depuis quelques années, en Suisse romande, l'expression d'établissement médico-social (EMS) s'est imposée dans le langage officiel. Finalement, l'EMS peut être défini comme « un lieu de vie, offrant des prestations médico-sociales, hôtelières, de soins et d'animation » (Béal, 2002, p. 166); il se caractérise par des structures médicalisées, par l'offre d'un cadre sécurisant et par la recherche d'un certain confort matériel.15

Les établissements pour personnes âgées remplissent actuellement une double fonction: la fonction d'hébergement, qui implique une prise en charge complète (prestations hôtelières, aide pour les actes de la vie quotidienne, animation et éventuellement accompagnement en fin de vie), mais aussi la fonction d'hôpital, comprenant des prestations de soins de plus en plus importantes et complexes.

15 Les institutions accueillant des personnes âgées sont appelés Altersheimen en Suisse alémanique, Case (ou Istituti) per anziani au Tessin et dans les vallées italophones des Grisons. Dans les pays anglo-saxons, l'équivalent d'EMS est Nursing home. Dans chaque pays francophone est d'usage une expression spécifique:

Etablissement d'hébergement pour personnes âges dépendantes (EHPAD) en France, mais souvent on utilise encore le terme de Maison de retraite; Maison de repos (MRPA) ou Maison de repos et de soins (MRS) en Belgique; Centre d'hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) au Québec.

2.1.2 Bref historique

L'étude historique d'un phénomène social facilite la distanciation réflexive par rapport à certaines visions du sens commun et aide à mieux comprendre la situation présente. Par une double démarche de déconstruction et de reconstruction de l'objet, il est alors possible d'opérer une critique des schèmes de pensée fondés sur l'habitude et les prénotions. Je voudrais attirer ici l'attention sur la tendance récurrente à idéaliser le passé, notamment le rôle de la famille vis-à-vis de l'assistance aux personnes âgées. Je récuse ainsi le mythe du

« bon vieux temps » selon lequel, autrefois, tous les enfants aimaient leurs vieux parents et s'en occupaient, tandis qu'aujourd'hui, pris dans la spirale d'un individualisme et d'un égoïsme croissants, ils se contenteraient de les abandonner en pension.

Loin d'être idyllique, la cohabitation intergénérationnelle s'est toujours révélée une pratique difficile (Laslett, 1989). Si nous faisons exception du passé récent, caractérisé par les effets de la transition démographique (et notamment par le fait que la chute de la mortalité a précédé la diminution de la natalité), la pratique de la cohabitation entre des générations d'adultes doit être ramenée à ses justes proportions. Le mélange, au sein de la paysannerie et des petites entreprises familiales, entre le lieu d'habitation et le lieu de travail supposait en effet une coopération et un partage du logement. Mais la faible espérance de vie limitait sensiblement l'étendue de la période à passer sous le même toit: une fois atteint l'âge adulte, la plupart des enfants étaient orphelins de père ou de mère (sinon des deux).

Lorsque les parents survivaient plus longtemps, des tensions pouvaient naître à l'intérieur des familles entre héritiers et détenteurs du patrimoine. Les parents devaient souvent négocier leur vieillesse avec leur progéniture, parfois devant un notaire en souscrivant des contrats pour s'assurer une chambre et une pension alimentaire (Laslett, 1989; Lépine et Nobécourt, 1988).

En ce qui concerne l'histoire des structures accueillant des personnes âgées, commençons par noter qu'au Moyen Age, il n'y avait guère de lieux spécifiques pour accueillir les vieillards nécessiteux, car on ne voyait pas l'opportunité d'une prise en charge collective au moyen d'habitats communs.16 En France, la période du confinement des vieillards à l'hôpital général débute au XVIIe siècle, sous l'impulsion de Louis XIV (Bois, 1989;

16 Il y avait bien évidemment des exceptions: par exemple la xénodochia, sorte d'hôpital adjacent aux cathédrales du Haut Moyen Age qui accueillait toutes sortes de pauvres (Benoit-Lapierre, Cevasco et Zafiropoulos, 1980). De manière plus générale, couvents et monastères recevaient également des indigents.

Minois, 1987). Il s'agit alors d'un lieu de répression, mi-charitable mi-pénitentiaire, où l'on enferme les vagabonds, les misérables et les mendiants, considérés comme une menace pour l'ordre social. S'il y a la volonté de venir en aide aux plus démunis en leur offrant un refuge, ces institutions fonctionnent aussi comme des instruments de contrôle social (Dinet-Lecomte, 1985; Heller, 1994b); ils fournissent assistance aux personnes, mais sont également des appareils disciplinaires finalisés pour la gestion normalisatrice des corps (Foucault, 1975). L'hôpital général était conçu pour les « pauvres malades » de tous âges et accueillait une population très hétérogène. Les vieillards, très nombreux, n'y étaient pas abrités en tant que vieux, mais en raison de leur pauvreté (Bois, 1989; Gutton, 1988;

Troyansky, 1992).

Peu à peu, suite à la volonté de séparer les curables des incurables, on commence à créer, au sein des hôpitaux, des salles spécialement réservées aux vieillards, aux infirmes et aux aliénés. Aux hôpitaux (qui accueillent les malades) s'ajoutent dès lors des hospices et des asiles spécialisés, caractérisés par un cadre austère et strict, la promiscuité, un confort et une hygiène médiocres, l'obligation de travailler et de respecter l'ordre moral ainsi que la réduction de l'autonomie et des libertés individuelles.17 Malgré les mauvaises conditions de vie et le regroupement de personnes d'âges différents, ces asiles fonctionnent souvent comme dernier refuge pour nombre de démunis qui y trouvent un foyer, des moyens de subsistance et une protection (Faure, 1982; Heller, 1994b). En définitive, leur rôle demeure ambigu: « rassembler des vieillards affaiblis pour les protéger des rigueurs du monde et pour épargner à la société la vue de leurs misères » (Heller, 1994a, p. 88).

Avec la mise en place des retraites au milieu du XXe siècle, la situation matérielle et le statut des personnes âgées dans les sociétés occidentales vont connaître un bouleversement.

D'une part, les personnes âgées se voient finalement reconnues en tant que catégorie sociale singulière, définie par un seuil précis (l'âge de la retraite). D'autre part, l'amélioration sensible de la situation économique des plus âgés modifie profondément les raisons principales du placement institutionnel: de l'indigence, nous passons à des raisons

17 N'oublions pas que cette situation doit être jugée en rapport aux conditions de vie « normales » des personnes âgées à domicile de l'époque (souvent, les vieillards logeaient dans des petites chambres sales et mal aérées). De même, le caractère « total » (et parfois même « totalitaire ») de ces institutions (Goffman, 1968 [1961]) dépendait plus du souci d'organiser, à moindres frais, l'activité d'un nombre important de personnes dans un espace restreint que d'une volonté de neutralisation, de sanction ou de guérison.

de santé et de solitude. La demande émane désormais des personnes âgées de tous les milieux sociaux (bien que des inégalités subsistent), lorsqu'elles se retirent de la vie active.

Naissent ainsi les maisons de retraite – ou maisons de repos – qui assurent une prise en charge globale de personnes âgées valides ou ayant conservé, malgré un léger handicap, une relative autonomie. Le confort nouveau et les équipements modernes font bientôt leur irruption dans ces établissements; les activités récréatives et les animations s'imposent en tant que substitut fonctionnel au travail pour les pensionnaires retraités.

Durant les dernières décennies, les besoins de la population hébergée, de plus en plus âgée et dépendante, entraînent une médicalisation croissante des maisons de retraite, progressivement remplacées par les établissements médico-sociaux (EMS). En même temps, nous assistons à une spécialisation de l'offre, complétée par un réseau complexe de structures d'aide: il existe aujourd'hui une réponse institutionnelle à chacune des situations typiques de la vieillesse. De même, suite logique des politiques de maintien à domicile, le placement en institution est de plus en plus souvent perçu comme un recours ultime.

2.1.3 Personnes âgées en ménage collectif: la situation en Suisse, 1960-2000 Présenter des chiffres concernant l'hébergement en ménage collectif des personnes âgées en Suisse suppose de discuter préalablement d'un problème de définition lié aux indicateurs retenus par l'OFS.

L'OFS distingue en effet entre établissements, autres ménages collectifs et ménages administratifs. Outre les établissements hospitaliers, les homes et les établissements d'œuvres sociales (maisons pour personnes âgées, homes médicalisés, foyers pour handicapés, orphelinats, etc.), la première catégorie inclut également les internats d'institutions scolaires, les communautés religieuses (monastères, couvents, etc.) et les établissements pénitentiaires. Les hôtels sont classés dans les autres ménages collectifs, qui englobent également les foyers d'étudiants ou de travailleurs. Sous la dénomination de ménages administratifs, nous retrouvons les sans-abri ainsi que des personnes qui n'ont pu être rattachées à un autre ménage. Notons enfin que les résidents sont répartis en trois catégories: les pensionnaires, le personnel et les autres. Il n'est donc pas aisé d'isoler dans cette typologie les établissements destinés spécifiquement à une clientèle âgée.

Le Tableau 2.1 nous montre l'évolution du nombre absolu et de la proportion de personnes âgées vivant dans des « ménages collectifs réels » (EMS, hôpitaux, foyers pour handicapés, couvents, hôtels, etc.) depuis 1960, en distinguant les populations du troisième âge (65-79 ans) et du quatrième âge (80 ans et plus). Le nombre absolu de personnes âgées vivant en ménage collectif croît d'un recensement à l'autre et double en trente ans, pour se stabiliser à partir de 1990. En 1980, les résidents se partageaient à parts égales entre troisième et quatrième âge; en 2000, les personnes de 80 ans et plus sont trois fois plus nombreuses que leurs cadets de 65 à 79 ans, dont le nombre a diminué d'un tiers en vingt ans. La vie en ménage collectif concerne donc surtout, et de plus en plus, les très âgés.

Tableau 2.1 Personnes âgées vivant en ménage collectif en Suisse, en nombres absolus et en pourcentages

65-79 ans 80 ans et plus Ensemble des 65 ans et +

N % N % N %

1960 - - - - 40'939 7.4

1970 30'221 5.0 19'530 17.5 49'751 7.0

1980 31'700 4.5 34'169 20.1 65'869 7.5

1990 26'799 3.6 54'885 21.6 81'684 8.3

2000 20'915 2.6 59'824 20.0 80'739 7.2

Source: OFS, recensement 2000.

La proportion de résidents en institution rapportée à l'ensemble de la population âgée n'a pas augmenté durant les quarante dernières années. Deux facteurs peuvent expliquer cette stabilité: premièrement, le succès de la volonté politique de favoriser le maintien à domicile (avec, dans plusieurs cantons, un moratoire concernant la construction de nouveaux EMS); deuxièmement, l'amélioration de l'état de santé à un âge donné, ce qui compense partiellement les effets du vieillissement de la population (Lalive d'Epinay et al., 2000, chap. 4).18 La diminution constante du taux d'institutionnalisation des 65-79 ans doit également être comprise dans ce sens.

18 La baisse observée entre 1990 et 2000 peut également être due, du moins en partie, à un changement de méthode de relevé lors du dernier recensement fédéral (un certain nombre de personnes dont on ne connaît

Dans les représentations courantes, le nombre de personnes âgées vivant en institution est généralement surestimé en raison des préjugés selon lesquels la plupart des vieillards sont malades ou physiquement diminués; préjugés qui participent à la construction d'une image stéréotypée de la vieillesse (cf. Hummel, 2000). Retenons que la vie en ménage collectif ne concerne qu'une minorité de la population âgée, mais une minorité croissante avec l'âge:

moins de 3% entre 65 et 79 ans, mais 20% au-delà.

2.1.4 La tendance actuelle: le maintien à domicile

L'étude des personnes âgées résidant en EMS et des logiques sous-jacentes à la décision d'aller vivre en pension nous amène inévitablement à nous interroger sur les dispositifs qui permettent à certains vieillards de rester chez eux. Dans cette section, je m'intéresserai donc aux conditions qui ont favorisé le développement du maintien à domicile et je réfléchirai à la manière dont les diverses structures d'appui se complètent de nos jours à l'intérieur d'un vaste réseau. Je nomme maintien à domicile une politique dont l'objectif est de permettre à la personne âgée (si elle le désire, ce qui est presque toujours le cas) de garder le plus longtemps possible son lieu de vie habituel, autrement dit de pouvoir préserver son « monde de vie » (Commission fédérale « Vieillir en Suisse », 1995).

Dans le passé, les soins et l'aide à domicile étaient essentiellement accomplis dans le milieu familial, au point d'être reconnus comme un devoir de famille (Bachelard, 2002a).

Toutefois, l'intervention communautaire, en dehors des structures asilaires, comme réponse aux difficultés liées à la vieillesse avait déjà été envisagée en France à la fin du XVIIIe siècle. La politique de maintien à domicile n'est donc pas une invention du XXe siècle, bien que le contexte et les modalités d'application soient différents. L'aide à domicile (extrafamiliale) a longtemps été une activité d'origine caritative financée par les dons des classes aisées avant de connaître, depuis la moitié du XXe siècle, une professionnalisation et une spécialisation des services.

Aujourd'hui, l'originalité de l'aide à domicile réside dans sa forte institutionnalisation que nous retrouvons sous de nombreuses formes: priorité dans les politiques de la vieillesse,

pas de manière précise le type de ménage ont été attribuées à la catégorie des ménages administratifs, qui ne sont pas inclus dans le Tableau 2.1).

mise en place de services particuliers, reconnaissance officielle du rôle des familles pour aider la personne âgée à rester dans son habitation privée.

Les recommandations développées dans les trois rapports des Commissions fédérales chargées d'étudier les problèmes de la vieillesse mettent bien en évidence l'évolution qu'a connue notre pays durant les quarante dernières années. La première Commission fédérale affirme dans les années 1960 que si, d'une part, la vie en commun permanente des jeunes et des vieux reste la solution idéale, d'autre part « lorsque les infirmités de l'âge commencent à se manifester, l'admission dans un home peut être (…) plus indiquée, même si l'intéressé peut encore tenir son ménage pour le moment » (Commission fédérale d'étude des problèmes de la vieillesse, 1966, p. 220). Une politique de maintien à domicile n'est alors pas envisagée et cette situation va perdurer jusque dans les années 1970. Dès cette époque, l'AVS encourage par des subventions la construction, l'agrandissement et la rénovation de homes destinés à l'accueil collectif de personnes âgées (Commission fédérale d'étude des problèmes de la vieillesse, 1979).

Avec le rapport de la troisième Commission fédérale « Vieillir en Suisse » (1995), l'accent se déplace clairement vers l'extension de la politique de maintien à domicile. Désormais,

« vieillir chez soi c'est possible » (Hagmann, 2008) et il ne faudrait recourir à l'hébergement en long séjour qu'après avoir épuisé toutes les autres possibilités d'aide. Le placement en EMS doit devenir un recours ultime; dans les limites du possible, on devrait permettre à la personne âgée de mourir dans son environnement habituel.19

Il convient néanmoins de ne pas envisager une concurrence entre une politique de soins à domicile et le placement en ménage collectif; il vaut mieux refuser la dichotomie entre l'enfermement institutionnel et le maintien à domicile idéalisé (qui ne doit pas être vu comme la panacée à tous les maux de la vieillesse ni recherché à tout prix), mais concevoir les deux formes de prise en charge comme complémentaires et interchangeables, en posant

19 Un argument économique vient étayer cette solution: un certain nombre d'études a en effet montré que le maintien à domicile est avantageux, entre autres car il profite de l'appui de l'entourage familial qui n'engendre pas de coûts à la collectivité (Commission fédérale « Vieillir en Suisse », 1995, pp. 463-465). Cependant, le débat sur l'enjeu économique du maintien à domicile reste ouvert et la comparaison des coûts effectifs n'est pas toujours aisée. Si les coûts directs de l'aide à domicile sont incontestablement inférieurs à ceux du placement en institution, le « coût social total » est selon certains plus élevé (cf. Du Pasquier, 1997, p. 48).

cependant l'institution comme un soutien et un complément à l'assistance à domicile (Hagmann et Fragnière, 1997).